L'Arche
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Article - L'Arche
Israël vivra, par Manès Sperber
Par Manès Sperber | 15 mai 2025
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Israël vivra, par Manès Sperber
Par Manès Sperber | 15 mai 2025
L'Arche
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Revue de l'Arche de juin 196
« Que la victoire soit à ceux qui auront le plus haï la guerre. »
Le 5 juin 1967, la guerre des Six Jours éclate. En pleine rédaction d'un article sur la légitimité d'Israël, fondée ni sur l'histoire ou sur la religion mais sur le travail de la terre, Manès Sperber interrompt son analyse : le débat doit céder la place à l’urgence.
Le droit à l’existence passe par un combat que l’État hébreu n’a pas choisi, mais qu’il doit mener pour survivre.
J'écris ces lignes aujourd'hui, le 4 juin 1967, à l'ombre des menaces d'extermination définitive proférées chaque jour davantage contre les Israéliens et leur état.
La douleur des déceptions et l'amertume nous inspireraient le désir de nous enfuir vers un silence intransigeant, mais comment oublier que nul n'a le droit de se taire devant l'injustice ?
Quelle que soit la suite des événements que nul ne saurait prévoir, ce qu'il faut dire à présent aux Juifs autant qu'aux Gentils restera vrai de toute façon.
Depuis deux mille ans les chemins de la Diaspora ne pouvaient être, aux yeux du peuple dispersé, que de longs, trop longs détours sur la voie qui le ramènerait à Eretz Yisrael. J'ai appris le nom hébreu de Jérusalem avant celui de ma famille ou de notre bourgade. Ces cinq syllabes - Yerouchalayim, refrain obsédant des premières prières que l'enfant balbutiait, résumaient le passé lointain tout en promettant l'avenir messianique.
À cause de cet attachement amoureux, à la fois mystique et quotidien, et de la certitude de la Guéoulah, de la rédemption à venir, les Juifs croyants n'ont jamais douté de leur droit de recouvrer un jour la Terre promise. Agnostique, je me refuse le privilège rassurant de croire à un droit garanti par Dieu à mes ancêtres, et je ne pense guère qu'un peuple ou un particulier puisse réellement se réclamer des droits exercés dans un passé si lointain.
Les sionistes, les croyants comme les agnostiques parmi eux, proclamèrent que seule la rédemption de la terre d'Israël par le Quibbouch-avodah, le travail conquérant, rendrait possible la création d'un Etat juif et que seule l'existence de celui-ci permettrait de résoudre enfin cette question juive dont les Juifs ne sont pas les seuls à souffrir et dont l'urgence s'atténue parfois sans jamais disparaître définitivement. Car ce problème est posé à tous les peuples parmi lesquels les nôtres ont jamais vécu ou vivent à présent.
Évidemment, les sionistes aussi se réclamaient de l'Histoire et de la promesse messianique, car ils étaient convaincus que l'appel au Retour à Sion devait déclencher l'enthousiasme et toutes les énergies des Juifs, notamment là où, vivant en masse, ils formaient un groupe ethnique puissant, bien que matériellement pauvre à l'extrême. Sous le signe d'une identité retrouvée et d'une fierté réaffirmée les hommes de la Galouth se mettraient en marche vers la Palestine. Je ne partageais pas la conviction des sionistes qu'un Etat établi dans ce pays résoudrait totalement, définitivement la question juive. Aujourd'hui, 19 ans après la naissance d'Israël, cet espoir ne me semble pas mieux fondé qu'auparavant.
LA TERRE A CELUI QUI LA DÉFRICHE
Sur quoi peut-on donc baser les droits des Juifs d'être chez eux en Palestine, leur droit à l'indépendance et à l'intégrité territoriale du nouvel Etat ? Et pourquoi un homme qui n'est ni croyant, ni sioniste (et qui, en plus, se méfie de tout nationalisme) - pourquoi proclame-t-il aujourd'hui que toute atteinte à l'Etat d'Israël serait aussi intolérable que la remise en marche des fours crématoires et des chambres à gaz d'Auschwitz sur le parvis de Notre-Dame de Paris ? Depuis l'âge de dix ans, lorsque la première guerre mondiale m'a réveillé prématurément à l'effrayante réalité des violences organisées et glorifiées et à la misère déshumanisante du peuple - depuis cinquante ans je demeure incapable de considérer n'importe quelle donnée politique ou sociale sous un autre point de vue que celui d'un socialisme universaliste et radicalement pacifiste. Ainsi la question de savoir si, oui ou non, les Juifs sont légitimement chez eux en Palestine se décide pour moi selon le principe fondamental du socialisme : il est celui des droits imprescriptibles des hommes qui travaillent et qui créent. Les Israéliens vivent sur une terre qu'ils ont en très grande partie défrichée par leur dur labeur après l'avoir achetée aux effendis hoberaux à des prix souvent fantaisistes, avec un argent offert par le peuple juif de partout, et plus particulièrement, sou par sou, par les chtettls, ces pauvres bourgades de la Pologne et de la Russie.
Il n'est pas inutile d'insister sur un fait connu et pourtant systématiquement obscurci, à savoir : la Palestine, sans cesse proclamée Terre Sainte, aura été depuis le début de la diaspora la terre la plus mal aimée, la plus négligée de toutes celles qui bordent la Méditerranée. Dévastée par les invasions et occupations militaires et abandonnée aux pierres et au sable par ceux qui l'habitaient - tel fut son sort jusqu'au retour des Juifs. On a dit des Arabes qu'ils n'étaient pas seulement les fils du désert, mais ses pères. Ceci est vrai pour la Palestine. Or, la terre de Canaan est telle qu'il faut la saoûler sans cesse d'eau fraîche pour qu'elle oublie d'être ingrate. Seuls les haloutzim, après les colons sionistes à la fin du siècle dernier, se sont donnés à cette terre et l'ont soignée avec une ferveur que nulle considération économique ne pouvait et ne saurait justifier. Avec un tel dévouement dans le travail, avec tant d'énergie farouche on aurait réellement pu mouvoir des montagnes. Ils ont délivré ce pays de la dévastation millénaire, fait surgir un sol nouveau sous leurs charrues, ils ont asséché les marécages, délogé la pierraille, ils ont reboisé les collines et les vallées, chassé des moustiques et combattu avec succès le paludisme. Pareils aux Hollandais, les Israéliens peuvent affirmer que les champs neufs, les jardins et les bois - ils ne les doivent pas à Dieu, mais à leur peine incessante et à leur résolution d'ignorer le découragement et la fatigue.
L'UNITÉ PAR LA HAINE
Un autre fait d'importance : la Palestine arabe a été beaucoup moins peuplée et incomparablement plus pauvre avant le début de la colonisation juive, car celle-ci a apporté aux autochtones du travail et des améliorations constantes dans tous les domaines, entre autres sanitaires et éducatifs. Il y avait en 1922 600 000 Arabes en Palestine, 20 ans plus tard, ils étaient 1 200 000. Cette augmentation ne s'explique pas seulement par la natalité, mais aussi par la diminution extraordinairement rapide de la mortalité infantile et, enfin, par le fait que la Palestine attirait des Arabes semi-nomades des pays hachémites. En dépit de cette amélioration continue de leur niveau de vie, les Arabes palestiniens commençaient tôt à appréhender l'établissement d'une majorité juive dans leur pays. Leur attitude ne laissait pas d'être contradictoire : ils vinrent s'installer à côté des agglomérations des immigrés parce qu'ils en tiraient des avantages considérables. En même temps, ils en voulaient aux Juifs d'acheter les terres, mais suivaient docilement les mots d'ordre donnés par les effendis qui, tout en s'enrichissant grâce à ces ventes, ameutaient infatigablement le peuple contre leurs voisins juifs. Ces féodaux, survivants parasites du Moyen Âge, les clans des Khalidis, des Nashastribis et des Husseinis avec leur Mufti, l'ami de Himmler, furent les instigateurs du nationalisme palestinien. C'est sur eux, comme ailleurs sur les Hachémites et les Séoudites, bien plus que sur la mince intelligentsia des villes de la Syrie et du Liban, que misaient les promoteurs britanniques de l'arabisme, tous sans exception au service de l'empire. Leur Bureau arabe devait plus tard créer la Ligue arabe.
En suscitant un nationalisme panarabe dans la guerre contre l'Empire Ottoman, les Britanniques savaient à quoi ce mouvement leur servirait, mais ils ignoraient ce qu'il signifiait réellement : il n'existait pas une nation arabe. Et depuis les quelque 70 ans environ que la volonté d'unir les Arabes en une seule grande nation s'est faite jour, l'échec a été constant, même après que la victoire des alliés dans les deux guerres mondiales et la décolonisation eussent permis la création d'États arabes indépendants, qui s'étendent à présent des rives de l'Atlantique jusqu'au Golfe Persique. L'avènement de la nation arabe unie annoncée notamment par les Britanniques à la fois impérialistes et arabomanes, se fait attendre parce que les conditions préalables, essentiellement socioéconomiques et technologiques, n'ont pas encore été réalisées. Proclamer l'unité des peuples arabes au-delà des frontières de leurs États respectifs, n'est nullement déraisonnable dans une perspective d'avenir. Elle ne correspond pas à une réalité alors que les Arabes n'ont même pas encore réussi à créer une communauté réelle entre les « have and have not », entre ceux qui ont le pétrole et les autres et alors qu'ils se battent férocement au Yémen.
C'est l'échec de l'arabisme, ses défaites dans les luttes intestines, et c'est finalement la misère réelle des masses arabes qui incitent leurs chefs à chercher dans l'existence d'Israël une raison négative à leur concorde, le chiboleth d'un nationalisme que n'a pas produit jusqu'ici une seule nouvelle force créatrice, capable de vaincre la discorde. Les démagogues ont trouvé dans l'existence d'Israël un prétexte pour une haine dans laquelle peuvent enfin communier ceux que nulle entente sincère n'unit encore.
NOTRE FARDEAU
Ici une remarque s'impose : elle concerne la croyance de certains Juifs que notre peuple est sur cette terre pour expier les péchés des autres, pour faire ainsi fonction de bouc-émissaire universel devant Dieu et les hommes. Cette croyance fâcheusement complaisante et larmoyante est à mes yeux aussi stupide que méprisable. Nous avons été persécutés non parce que tel était notre destin, mais parce que telle était la volonté des autres qui, pour affirmer leur christianisme du dimanche ou leur prétention de dominer le monde ou de paraître tels qu'ils ne sont pas, ont trouvé dans l'avilissement d'une minorité sans défense des prétextes qui semblaient les hausser moralement. Israël non plus n'a pas la « mission » de servir de bouc-émissaire ou de prétexte unifiant à un nationalisme arabe. Israël existe en tant que résultat d'efforts inlassables, de travaux productifs incessants, d'une énergie constructive appliquée sans répit par un peuple de petits commerçants et leurs fils, d'employés et d'intellectuels qui se sont transformés en défricheurs de terre, en terrassiers, en bâtisseurs dans le désert et, puisqu'il le fallait, en soldats à qui l'ennemi, en 1967 comme en 1948, ne laisse que l'alternative de vaincre ou de mourir. L'hallucinant anti-israélisme des Arabes ne tient pas à ce qu'Israël signifie réellement, mais à la difficulté, pour ne pas dire à l'impossibilité, sans doute passagère, des peuples arabes de réaliser enfin les conditions préliminaires sans lesquelles leur nationalisme restera bruit et fureur au lieu de devenir cette source d'énergie qui fait surgir une nation moderne.
Mais la question des réfugiés ? Avant d'essayer de mesurer le poids de ce grave problème, il y a lieu de répéter ce que mes pareils ne cessent d'affirmer depuis 1949 : Nous sommes nombreux à sentir comme un fardeau très lourd la misère des réfugiés palestiniens. Nous proclamons que nous avons une dette envers eux - ceci en dépit des conditions dans lesquelles ils se sont expatriés. Il y a des millions de Juifs dans le monde entier qui désirent contribuer à leur installation dans les conditions les plus favorables. Nul sacrifice matériel ne serait trop élevé pour assurer à ces réfugiés une vie matérielle très supérieure à celle qu'ils avaient abandonnée il y a 19 ans. Nous leur devons cette vaste compensation selon notre morale et certainement pas selon la morale de leurs chefs.
La transplantation des populations, une entreprise qui entraîne d'immenses difficultés psychologiques, est chose courante dans ce siècle. Les Grecs établis depuis des temps immémoriaux en Asie Mineure ont été rapatriés en Grèce ; les Polonais originaires des territoires annexés par les Russes sont venus en Silésie-Poméranie dont les habitants se sont installés en Allemagne Occidentale comme tant de millions d'Allemands expatriés. Hormis tant d'autres exemples, tel celui des Français d'Algérie, les Juifs qui habitaient depuis des millénaires dans le Proche et Moyen-Orient ont dû abandonner leurs foyers et souvent tous leurs biens pour se réfugier en Israël. Leur nombre atteint 450 000, c'est-à-dire les trois-quarts de celui des Palestiniens qui ont quitté Israël en 1948.
POURQUOI LES RÉFUGIÉS ?
Il n'est pas vrai que les Arabes doivent nous en vouloir à cause du triste sort de ces réfugiés qu'ils ont enfermés dans des camps, se gardant bien de leur assurer une existence normale. Ces réfugiés qui ont fui leur pays sur l'ordre des chefs des armées qui se ruèrent sur Israël naissant, agissaient alors selon la même idée qui détermine aujourd'hui encore l'attitude des chefs arabes. Ceux-ci pensaient pouvoir exterminer tous les Juifs et hériter de leurs dépouilles. Fidèles à cette même intention, les chefs arabes ont empêché l'installation définitive des réfugiés, car ils entendent exploiter leur misère comme argument inusable : pour refuser la reconnaissance de l'Etat d'Israël et toute négociation basée sur elle qui permettrait de résoudre ce problème. Israël sert en quelque sorte d'excuse à tous les conflits qui désunissent les Arabes, à leur incapacité de surmonter définitivement ce curieux état de stagnation dont ils semblent incapables de se sortir.
QUEL SOCIALISME ?
Il y a lieu d'insister sur ce fait aussi pour la raison suivante : la Gauche est, notamment depuis la deuxième guerre mondiale, très justement dominée par les grands élans de l'anti-impérialisme, par la volonté de voir naître des nations indépendantes partout où des peuples opprimés, exploités par des envahisseurs européens avaient auparavant végété dans des conditions dégradantes. Cet engagement de la Gauche en faveur des peuples du Tiers-Monde et de leur indépendance totale est raisonnable en dépit de l'aveuglement qui accompagne et égare tout nationalisme exaspéré parce que tard venu.
5 juin 1967 : J'allais continuer aujourd'hui, démontrer pourquoi le nationalisme nassérien devait aboutir au fascisme ; je voulais expliquer l'aveuglement d'une jeunesse de gauche gâtée par les conditions d'une prospère société industrielle - aveuglement qui leur fait chercher des modèles du socialisme réalisé dans des dictatures nationalistes, fascistes ou demi-fascistes. J'allais analyser ce gauchisme égaré et démontrer ensuite qu'Israël pouvait avoir pour ses voisins une importance réelle si ceux-ci acceptaient d'imiter l'exemple qu'il donne dans l'agriculture, l'organisation sociale, dans les villages coopératifs et dans les kibboutzim, ce phénomène extraordinaire. Ils sont jusqu'ici la seule institution dans laquelle le communisme pratiqué réellement et la liberté de la personne s'unissent et se complètent au lieu de s'exclure, comme c'est le cas dans les différentes « patries du socialisme ».
J'allais aussi parler de la chance unique qu'Israël offre aujourd'hui aux peuples, notamment à ceux qui se sont maintenus dans une indifférence complice lors de l'extermination des Juifs d'Europe.
Israël, il est vrai, n'est pas un judaïsme sans défense comme l'étaient les victimes d'Hitler. Israël, c'est l'affirmation la plus évidente et, en dépit de son caractère national, la plus universelle d'un humanisme d'au-delà de l'enfer. La chance est offerte au monde de montrer sa solidarité agissante envers ce phénomène et de se racheter par là-même de l'indifférence meurtrière.
LE DROIT DE VIVRE
J'entendais développer tous ces thèmes et d'autres encore. Il n'en sera rien. J'écris avec un transistor sur mon bureau qui mélange les nouvelles de la guerre qu'Israël doit gagner pour avoir le droit de vivre, avec les chansons les plus stupides.
Ces jours-ci et dans ces heures du 5 juin on sent partout un énorme mouvement : le peuple juif s'identifie comme il ne l'avait jamais fait auparavant, au petit État encerclé, menacé de toutes parts et qui risque de rester seul, seul, seul...
Je pense à un mot chinois cité par André Malraux pendant la guerre contre Hitler : « Que la victoire soit à ceux qui auront le plus haï la guerre. »
MANÈS SPERBER
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