
Revue de l'Arche de Juillet-Août 1998
En 1988, Marguerite Duras livrait sa vision du conflit israélo-palestinien et ses craintes pour l'avenir. Nous vous proposons cette archive en regard de celle de Jean-Paul Sartre, publiée en 1969.
Ceux qui la détestent l'appellent La Duras, en insistant bien sur le « La » pour marquer leur hargne, leur colère... Les inconditionnels disent « Marguerite » et le disant ne se trompent jamais. Marguerite : C'est elle et personne d'autre... On peut dire aussi MD si on est branché ; Duras si l'on veut faire croire qu'on ne connaît qu'elle... Bref, Marguerite Duras ne laisse pas indifférente. Loin de là. Elle est... incontournable-irritante-dérangeante-déroutante-omniprésente , géniale forcément géniale. Ce que vous venez de lire, ce sont des clichés : vous pourrez les lire partout, les entendre partout. Ils n'ont aucun intérêt, même pas celui d'être. Ils n'apportent rien, n'expliquent rien.
Ils sont exactement le contraire de la démarche de Luce Perrot, qui, faisant table rase de ces sempiternelles bana- lités nous livre quatre heures durant les vrais visages de Marguerite Duras. Pas de fioritures, pas de décors tapageurs, pas de mise en scène. Simplement Marguerite Duras chez elle ou dans les studios de TF1. La caméra suit le cours de ses pensées, de ses émotions en toute franchise. Une idée en amène une autre, dans l'ordre anarchique de la mémoire. Marguerite Duras nous entraîne et nous fascine. La Choa, Luce Perrot nous le confie, laisse en Marguerite Duras une douleur tenace. Elle-même, lors d'une des émissions le dit, jetant au visage du monde cette vérité terrible : « Les Allemands ont polarisé la peur du siècle. J'ai été longtemps à ne pas supporter l'idée de l'Allemagne. J'y suis allée - beaucoup de fois -j'en suis revenue. Je l'ai dit mais je tiens à le redire.
Là, tout de suite, vous me demanderiez : en reste-t-il quelque chose ? Je crois qu'il en reste quelque chose, contre quoi je ne peux rien; quelque chose d'injuste, sans doute, qui fait que l'Allemagne m'est étrangère. A cause des juifs.
Tout ce qui relève de la guerre, y compris les prisonniers, c'était normal. Mais l'extermination des juifs. C'est là. Ça ne peut pas partir. Ça ne partira pas. »
« Des morts... des morts... 6 millions de juifs »
Les camps, la mort, l'horreur, Marguerite Duras ne peut contenir sa révolte. Ses mots, elle les pèse, les pense avant de les laisser s'échapper. Trop lourds à porter :
« Barbie, ce qu'on aurait dû faire, c'était simple : rééditer ces journaux, ceux de la Libération. Il y a encore les plombs. On aurait dû tirer à nouveau ces journaux à un million d'exemplaires, à deux millions. Il y avait huit pages de photographies grandes comme ça : les camps, la découverte des camps : les camps juifs et des camps... des camps. .. des tombes... des... des... charniers.
Des fosses pleines de morts, des survivants qu'on distinguait à peine des morts... C'est cela qu'il aurait fallu faire. Pourquoi une information distillée alors qu'il s'agit de charognards, de gens qui ont tué comme des charognards. » Marguerite Duras poursuit, son visage est figé, ses mains jusque-là mobiles, elles aussi, semblent en suspension dans l'air :
« Ce n'étaient plus des hommes, mais
des gens qui n'étaient plus des gens. Et
les morts, des morts, des morts :
6 millions de juifs... »
Ce poids écrasant sa poitrine, Marguerite Duras le vit au quotidien, dans la
quotidienneté politique même : « Est-
ce que vous vous rendez compte que
vous vivez dans un pays où l'on appelle
les citoyens français à dénoncer les gens
d'Action directe... C'est très bien de les
chasser. Mais... mais qu'on appelle àles
dénoncer. Je ne peux pas passer outre...
Je crois que c'est 100 millions un mec.
Pendant l'Occupation, c'était 30 000 anciens francs par juif.. Je
continue à trouver inadmissible de
demander qu'on les dénonce et de payer
les Français pour qu'on les dénonce. Je
ne peux pas... je ne peux pas... je ne
pourrai jamais. »
« On ne peut pas
tuer les juifs pour
donner une terre
aux Palestiniens »
Callant parfaitement aux problèmes politiques, - on lui a
assez reproché de se mêler de
ce qui ne la regarde pas - Marguerite
Duras s'interroge, analyse, affirme :
« ... la France ce n'est pas le problème
majeur sur la planète. Le problème
majeur c'est le problème palestinien...
et le problème juif Le monde entier
toume autour de cela... autour d'une
solution que l'on cherche depuis quarante ans. Ce qu'ont subi les juifs, le
martyr juif, ce génocide. Terrible !
Ce moment unique dans l'histoire du monde... l'horreur... absolue... indépassable... cela n'a pas laissé que de la douleur dans le monde, ça a laissé aussi l'antisémitisme.
Si vous brûlez quelqu'un... en l'accusant d'être juif, si vous le répétez six millions de fois et si les gens l'apprennent... rien que le fait de le savoir sème déjà un doute. Mais un doute qu'on ignore dans la conscience de l'individu. La plus grande méfiance de l'homme actuellement c'est ça. C'est le racisme. On a tué six millions de juifs, donc on pouvait le faire. Ils étaient tuables. Et s'ils étaient tuables, ce n'est pas par hasard.
C'est ça le danger, c'est ce raisonnement-là.
Je le dis avec une grande hésitation mais je le dis quand même. C'est ma crainte depuis trente ans... c'est ma crainte qu'il y ait dans chaque Palestinien cet antisémitisme dont il n'est pas responsable et qui vient du martyr juif. C'est ça qui fait qu'ils ne veulent pas vivre avec les juifs. Je le crains. » Concernant l'existence même d'Israël, Marguerite Duras va plus loin encore, osant dire ce qu'elle pense profondément : « J'ai dit que les Palestiniens peuvent faire autre chose, peut-être ; ils peuvent aller ailleurs peut-être, mais pas les juifs. Je suis de l'avis de Sartre là-dessus. Je ne vois pas où ils iraient... Il y a quelque chose d'utopique dans l'attitude palestinienne, parce qu'ils le savent, ils savent que les juifs sont tenus d'être là. Mais il y a une soif-ça c'est autre chose- il y a une colère, oui une colère terrifiante. Ils peuvent hurler qu'on a volé leur terre. On ne peut pas tuer les juifs pour la leur redonner. On ne peut pas recommencer.
« Je crois que, même s'ils ne Je savent pas, c'est ce qu'ils souhaitent. C'est mon avis. »
L'émission de Luce Perrot ne s'est pas tournée « toute d'un bloc ». Ce que vous venez de lire et que vous entendrez en partie, certains extraits ayant été supprimés au montage (contrainte horaire oblige) a été filmé en janvier, février 88. Au mois de mars, Marguerite Duras a voulu revenir sur un certain nombre de sujets, affinant son analyse. Le problème palestinien, était de ceux là :
« Je voudrais aller plus loin. Je voudrais dire ceci : (Marguerite Duras parle des Palestiniens.) Si jamais il leur arrivait d'exterminer les juifs, les Palestiniens se retrouveraient devant leur massacre comme les Allemands devant Auschwitz. Ils ne comprendraient plus rien. Les Allemands tout d'abord ne comprenaient pas de quoi on les accusait. Ensuite, brutalement, ils ne comprenaient pas comment ils avaient obéi aux SS. Ils se retrouvaient être des assassins de six millions d'hommes... Ils ne savaient pas comment ni pourquoi ils en étaient là. C'est impossible... rigoureusement impossible si violente que soit la haine des Palestiniens envers les juifs... qu'ils ne se souviennent pas d'Auschwitz.
Auschwitz fait partie de la patrie de tous les hommes. Tous. De toutes les races. C'est un bien commun à toute l'humanité. C'est une connaissance commune à toute l'humanité. Et si je dis toute ma pensée... j'ai encore plus peur de ce que vont faire les Palestiniens, de ce qu'ils pourraient faire, que de ce qui pourrait arriver aux juifs. Ce que les Palestiniens encourent c'est peut-être pire que la mort. »
Il est difficile dans une émission de quatre heures d'extraire tout ce qui est important, essentiel.
En vérité Marguerite Duras est un témoin de ce temps. Un témoin privilégié, engagé, qui dit « les choses »

Crédits photo : Schames - Sygma