L'arche
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Article - L'arche
Lettre ouverte à un jeune Palestinien
Par Elie Wiesel | 10 octobre 1989
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Le « Prix Nobel de la paix » a choisi « l'Arche » pour s'adresser à celui qui doit l'accepter comme il l'accepte.
« Allez vous en... Allez là où vos jambes vous porteront... Prenez votre passé, confiez-le aux antiquaires... Votre place n'est pas parmi nous... Allez mourir ailleurs... » C'est un poète palestinien "modéré", Mahmoud Darwich, qui le disait dans un poème qui faisait fureur en Israël, y compris dans les milieux de la gauche pro-palestinienne. Les journaux en ont publié des traductions différentes. Selon l'une d'elles, le poète dit aux Juifs d'Israël : « Allez, prenez vos morts et déguerpissez d'ici. » Ces propos, je n'arrive pas à les effacer de mon esprit.
Si un modéré, dont les amis israéliens sont nombreux et certains jouissent d'une certaine réputation, s'exprime avec tant de violence, tant de haine, que peut-on attendre des autres ? Si ce poème reflète chez vous une conviction majoritaire plutôt que l'humeur d'un poète désabusé, alors nous courons vers la catastrophe. Or, des camarades à lui et à vous ne disent pas autre chose, des journalistes étrangers vous le confirmeront. ll ne s'agit plus de la Cisjordanie, répètent-ils. Il s'agit de ce que fut la Palestine en 1947. Leurs propos extrémistes me désolent. J'appartiens à ceux qui croient que les deux peuples anciens, ceux du Livre, peuvent vivre ensemble sans s'entretuer.
C'est que je ne suis pas votre ennemi, je ne l'ai jamais été. Certes, les Juifs en Israël sont mes frères et un amour passionné et immuable me lie à eux. Mais n'allez pas me dire qu'il m'est impossible de les aimer sans vous haïr. L'amour qui se nourrit de haine finit par dégénérer. Je préfère penser que c'est parce que j'aime Israël que je me sens incapable de vous haïr.
Déjà en 1975 j'avais écrit une lettre à l'un de vos aînés. J'avais essayé de démêler nos rapports complexes, troublants et douloureux. Je lui avais dit :  tout en me déclarant solidaire d'Israel, je me considère responsable de ce qu'il vous arrive, de la souffrance qui vous habite. Mais, ai-je insisté, je refuse d'être tenu responsable de la manière dont vous vous servez de votre souffrance. La violence comme solution politique, la haine comme réponse humaine, j'ai toujours été contre. Votre colère, je la comprends, ou du moins j'essaye de la comprendre. Votre défi aussi, je me l'explique aisément. Frustré, diminué, déçu, laissé pour compte pendant trop d'années, vous vous sentez floué par la société, abandonné, trahi par le monde entier, les pays arabes inclus. L'Etat palestinien auquel vous rêvez, eh bien, il aurait pu naître en 1948 selon le plan de partage des Nations Unies et, un peu plus tard, en Cisjordanie sous occupation jordanienne. Pourquoi tant d'indifférence à votre égard ? Pourquoi ce comporte- ment général, universel, comme si vous n'existiez pas? Or, le moyen le plus efficace d'attirer l'attention c'est la violence, c'est connu. Comment vous le reprocher? Vous vouliez que l'on vous écoute, que l'on vous entende. Là, vous avez atteint votre but. Dans tous les pays de tous les continents l'on vous regarde sur les écrans, on lit vos déclarations, on discute votre combat, on mesure vos aspirations, on analyse vos intentions : vous êtes souvent au centre de toutes les conversations. C'est bien, c'est juste.
Ce qui, en revanche, ne l'est pas, c'est l'attitude de certains de vos amis occidentaux. Vous n'y êtes pour rien. Si je vous le dis, c'est pour que vous le sachiez. Leur fanatisme vous fait du tort. En vous défendant, ils prêchent et propagent la haine autour d'eux. Résultat : un peu partout, dans les milieux intellectuels de gauche, on hait Israël, on hait quiconque ne hait pas Israël, on hait quiconque tient à comprendre Israël comme d'autres veulent vous comprendre, vous.
Je parle d'expérience : je n'ai jamais reçu tant de lettres haineuses. En Europe, aux Etats-Unis, en Israël même, commentateurs et diplomates, agitateurs professionnels et militants naïfs ont répondu à mes déclarations modérés avec malveillance et méchanceté. Un romancier, un universitaire islamisant, l'ambassadeur d'un pays neutre, des lecteurs connus et moins connus ; la virulence de leurs propos ne peut que choquer. Ils ont créé un climat dangereux pour quiconque ne partage pas leurs opinions : dire un mot en faveur d'Israël c'est courir Je risque de se faire éclabousser par leur préjudice, c'est se voir traité de porte-parole démoniaque d'un Etat diabolique. Israël a remplacé la France colonialiste et l'Amérique impérialiste comme cibles. On défend les Palestiniens comme jadis on défendait les Vietnamiens ou les Algériens. Des exaltés ? Sans doute. Leur excès nuit à votre cause, dites-le leur. Dites-leur de ne pas comparer votre épreuve à l'Holocauste. Dites-leur qu'Israël ne correspond point à l'image qu'ils en ramènent. Ses soldats ne sont pas tous des brutes sadiques. Leurs commandants ne raffolent pas des missions oppressives qui leur incombent. Bien sûr, des exceptions existent, mais elles demeurent rares. Les coupables ont été jugés, les responsables réprimandés. Et puis, l'opinion publique, alertée, ne mâche guère ses mots pour dénoncer sévices et châtiments injustes. Dites-le à vos amis. Puisqu'ils vous écoutent, conseillez-leur de dépassionner les débats. Qu'ils ne s'adressent pas seulement aux Juifs qui sont contre Israël Qu'ils dialoguent avec nous aussi, qu'ils respectent notre position comme je respecte la vôtre.
Cela dit, puis-je, à mon tour, vous donner un conseil ? Ayant gagné l'attention du monde, pourquoi ne pas vous exprimer avec des paroles plutôt qu'avec des pierres et des pneus brûlants ? Déclarez un armistice et invitez les Juifs d'Israël à vous écouter. S'ils refusent, vous pourrez toujours revenir à votre tactique violente. Accordez au moins une chance à l'échange par la parole. Dites-nous ce que vous espérez vraiment accomplir par votre soulève- ment. Malgré les déclarations d'Arafat, certains de vos amis nous tiennent un langage inquiétant, je vous le répète, est-ce vrai que certains parmi vous remettent l'existence même d'Israël en question? Et que les frontières de 1967 elles-mêmes ne leur satisferont pas ? Est-ce vrai que vous comptez chasser Israël non seulement de Hebron mais aussi de Jaffa?
Je m'efforce de ne pas perdre l'espoir. Quitte à nier l'évidence des faits, je voudrais croire que mes frères arriveront à vivre avec vous et les vôtres dans un climat de dignité réciproque"que vos aspirations nationales- que tout homme de bonne foi aimerait pouvoir respecter - trouveront leur expression dans la reconnaissance plutôt que dans le reniement de l'autre. Je voudrais croire que sur la terre bénie des prophètes et sanctifiée par Dieu, le sang des hommes cessera de couler.
Je veux croire aux miracles.
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