
Revue de l'Arche de mai 1957
En 1957, Vladimir Jankélévitch intervenait devant la 8e Assemblée générale du F.S.J.U.
Dans cette allocution, publiée dans l'Arche, le philosophe arpentait l'ambivalence juive qui oscille entre une intégration diasporique et un attachement à Israël.
Il montrait la fécondité de cette apparente contradiction non pas dans une résolution unilatérale mais dans le maintien d'une tension dialectique proprement juive qui voit comme nécessaire l'émergence d'un "État de plus sur les registres de l'O.N.U" et continue d'incarner ailleurs "le principe cosmopolite de l'inquiétude".
J’éprouve une certaine appréhension à aborder dans ces colonnes, en professeur de philosophie que je suis, un problème aussi intime et aussi abstrait que celui de la mobilité essentielle d'Israël. L’esprit de mouvement fait d’Israël le porteur privilégié de la contradiction humaine, et il s’est exprimé de nos jours aussi bien dans le relativisme de Georg Simmel, dans le mobilisme de Bergson et dans l’irrationalisme de Léon Chestov que dans le relativisme d’Einstein. Un je ne sais quoi de défini et d’indéfinissable s’exprime dans ce problème irritant, sans cesse résolu, sans cesse renaissant et, pour tout dire, essentiellement équivoque. On peut évidemment faire comme sil n'existait pas, le tenir pour négligeable et, par exemple, n'en pas parler ; mais la réticence ne favorise-t-elle pas tous les malentendus ? Dès qu'on approfondit un peu, on retrouve ce problème impalpable qu'il n'était, après tout, pas tellement nécessaire de poser ! Ce problème, on ne peut dire qu'il soit absolument inexistant, car il est, au contraire, tout à fait objectif et n'a pas été fabriqué exclusivement par la suggestion des bourreaux et la crédulité des victimes ; c'est donc tout le contraire d'un pseudo-problème ou d'une fabrication antisémite. Et pourtant, s'il n'est pas l'invention de la méchanceté, on ne peut dire non plus que ce problème soit un simple problème séculier de nationalité ; aussi n'hésiterai-je pas à dire que c'est un problème un peu mystique. Non pas un problème politique, historique et linguistique, comme l'unité italienne et l'émancipation des Serbes au dix-neuvième siècle... Non : c'est un problème inévident et en quelque sorte "pneumatique", et nous éprouvons, par rapport à lui, des sentiments ambivalents : le désir de nous assimiler au milieu ambiant au point d'en être indiscernables, le désir contradictoire de nous en différencier, les deux ensemble... Et ces deux désirs-là font dire beaucoup de mal e nous. Décrivons l'insaisissable problème intérieur avant d'expliquer comment il est à la source de l'esprit de mobilité.
Le problème apparait d'abord comme une mystérieuse complication et un certain obstacle interne, comme une difficulté, par surcroît ; en plus des difficultés que rencontrent, sur le chemin de la vie, les hommes majoritaires ou autochtones, nous en connaissons une autre, qui est inexplicable, impalpable et inavouable, du fait que nous sommes Juifs. C'est une difficulté supplémentaire. Lorsqu'un candidat à un emploi remplit toutes les conditions, réunit tous les titres, possède tous les droits qui le qualifieraient pour cet emploi, il doit encore tenir compte du fait qu'il est Juif ; il ne sait pas lui-même pourquoi, et personne ne saurait le lui dire - car il arrive que la conversion elle-même ne résolve pas le problème et n'efface pas la "tare" originelle. Le Juif sait d'instinct qu'il doit, toutes conditions étant égales par ailleurs, avoir plus de talent que les autres - car rien ne lui sera passé. Vous vous rappelez notre long cauchemar de quatre ans et le surcroît d'épreuves que nous avons vécues ; en plus des bons et braves cataclysmes avouables qui s'abattaient sur tous les hommes du fait de la guerre et qui fabriquaient les pillés, les sinistres et toutes les honorables victimes d'une guerre digne de ce nom, outre les famines, difficultés de ravitaillement et dangers aériens, il y avait encore des dangers spéciaux et des difficultés réservées à une catégories d'êtres innommables. Cette fatalité inexplicable, cette malédiction irrationnelle, on peut la traiter par des circonlocutions et par des euphémismes pudiques, comme on substitue, par exemple, "amour" à "tambour", ou comme on évite un mot obscène; on préférera, par exemple, des objections motivées à une objection immotivée, on reprochera au candidat son origine étrangère - car les étrangers forment une corporation relativement honorable et recommandable, sont les ressortissants d'un pays et d'un État qui groupent leurs compatriotes ; l'étranger est majoritaire quelque part et, du moins, dans son propre pays, où ce sont les autres qui deviennent minoritaires. Les Juifs, avant la Libération, n'étaient pas les ressortissants d'un État temporel et représentaient pour les nations quelque chose comme un mauvaise conscience diffuse. Il y a donc là une espèce de difficulté métaphysique irritante qui est peut-être notre dignité; ce problème aggrave les autres, se multiplie par les autres, majore les choses déjà difficiles d'un coefficient de difficulté supplémentaire ; à moins que ce ne soit l'inverse : ce sont les difficultés ordinaires qui viennent se greffer sur une difficulté d'être fondamentale, sur un mauvais état général ; elles en deviennent plus graves et plus malignes, comme il arrive à quelqu'un qui a une santé précaire et qui attrape une maladie par là-dessus. Par exemple, un Juif russe a un terrain "ontologique" deux fois hypothéqué, et il doit expier deux fois non pas le péché d'avoir fait ou commis ceci et cela, mais le péché paradoxal d'être.
Et non seulement notre situation est ambiguë et compliquée, mais nous éprouvons, par rapport à elle, des sentiments complexes ; nous éprouvons des sentiments compliqués par rapport à notre complication. Nous éprouvons d'abord un sentiment naturel et primaire qui est le plus direct, le plus naïf et le plus simple : nous avons le désir de supprimer l'obstacle différentiel, d'effacer les marques distinctives, de ressembler à tout le monde. Mais à ce premier désir, se même, pour le rendre ambivalent, un autre désir plus profond et plus central, qui cultive et préserve la différence, il y a la secrète fierté de porter en soi la difficulté qui nous différencie. Et c'est en quoi ce sentiment est un complexe ; le complexe d'infériorité est un complexe, parce qu'il recèle un secret sentiment de supériorité, d'une supériorité dangereuse et coûteuse qui rend nos tâches plus difficiles et nos succès plus méritoires ; et, vice versa, le complexe de supériorité n'est un complexe que parce qu'il recèle un imperceptible sentiment d'infériorité. Notre complexe minoritaire et le complexe des majoritaires se reflètent l'un dans l'autre comme la force spirituelle des faibles et la faiblesses des forts ; notre tare est le privilège d'un élite, leur supériorité est celle du vulgaire et de la quantité. L'ambivalence majoritaire est donc l'image inverse et symétrique de l'ambivalence minoritaire. La multitude majoritaire nous entoure de toutes parts comme un océan, et nous sommes, presque en toute circonstance, les seuls de notre espèce. Aussi la brutale multitude, à son tour, est-elle secrètement amoureuse de l'existence précaire et contestée que l'homme juif incarne pour elle : il y a, chez les conformistes les mieux installés dans l'ordre bourgeois, un secret désir de paraître révolutionnaires, chez les aborigènes les plus profondément enracinés une nostalgie de la condition allogène, et surtout à notre époque où tout le monde veut avoir l'air d'être à l'avant-garde du progrès... L'antisémitisme, à son tour, ne recèle-t-il pas comme un imperceptible milligramme de judéophilie ? Réciproquement, il y a peut-être dans notre cas une secrète complaisance au malheur. La tentation doloriste des Juifs à méditer sur leur cas rappelle l'inclination des Russes à méditer inlassablement sur le problème de la Russie, cette Russie qui est pour un Russe le premier des problèmes, qui est un problème pour soi, cette Russie problématique qui à la fois le sphinx et l'énigme.
Cette situation ambivalente explique certains traits contradictoires et oscillants de notre nature : un amour très fervent de la vie et une inaptitude incurable à s'en servir ; un grand besoin d'affirmation vitale et de plénitude vitale et une profonde difficulté d'être. Il en résulte une grande maladresse, un déséquilibre, un déchirement qui contrarie la quiétude de la bonne conscience et qui est le commencement de la métaphysique. Aisance exagérée, humilité exagérée. Fausse assurance ! Le Juif n'a pas le maniement naturel de l'existence qui est propre à l'homme majoritaire. Cette dualité se retrouve chez les grands penseurs d'Israël : d'un côté la phobie de la mort et du néant, la positivité spinoziste et la joie bergsonienne ; de l'autre, l'angoisse tragique du grand penseur russe Chestov et l'inquiétude relativiste de Simmel, l'optimisme d'un côté, le pessimisme de l'autre ; le tragique et aussi la confiance... "Ne désespère point parce que ton peuple est en exil", chante le premier "Poème juif" de Darius Milhaud. Et ailleurs : "Mon espérance n'est pas encore perdue, ô patrie douce aimée, de trouver sur ton sol un coin pour m'y établir." Israël n'est-il pas, selon le mot admirable d'Edmond Fleg, le peuple de l'espérance ?
De là vient peut-être l'esprit de mobilité dont Israël est porteur. Le mouvement est la seule solution à la tension intérieure, comme le devenir, qui est notre vocation, résout la contradiction de l'être et du non-être : dans le temps et successivement, l'homme devient ces contradictoires qu'il peut être ensemble et au même moment ; il est, par altération, tour à tour le même et un autre...
Le mouvement représente la manière d'exister d'une conscience qui porte en elle-même des éléments contradictoires, la façon d'être d'un homme qui est étranger et indigène, qui veut à la fois ressembler et "dissembler". L'errance, contrariant la tendance à l'implantation, fut toujours considérée comme un des traits fondamentaux d'Israël. Liszt a écrit sur les Bohémiens et leur musique en Hongrie, un livre qui oppose aux peuples bourgeoisement sédentaires le grand exemple du vagabondage romantique et qui début par un chapitre assez malveillant pour Israël. Ce génie magnanime, si lucide et si généreux, s'est laissé aveugler ici par certains préjugés de sa race. À l'errance juive il préfère l'errance tzigane, l'errance du peuple nomade professionnellement installé dans le vagabondage comme les peuples agriculteurs et sédentaires sont installés sur leur terre ; il n'a pas d'yeux pour la mobilité profonde, pneumatique du peuple qui partout tend vers la domiciliation et l'enracinement et partout retombe dans la fatalité du départ ; qui a la nostalgie de la condition résidentielle et semble condamné à l'éternelle migration. Cet esprit d'au-delà qu'Israël incarne ne tient même pas dans les formes eschatologiques de la cité planifiée et rationalisée : la patrie socialiste, pour peu qu'elle devienne à son tour chauvine, exclusiviste et nationaliste, jalousement circonscrite dans ses frontières, la cité socialiste elle-même apparaît aux Juifs comme une cité close. Le besoin de justice sociale n'est pas encore assez eschatologique pour cette conscience que rien de fixé ne peut assouvir ! "L'apothéose du dépaysement", ce sous-titre que Léon Chestov avait choisi pour son livre d'aphorisme Sur les confins de la vie, est toujours valable pour une conscience jamais stabilisée qui a connu la déportation d'Égypte, la captivité de Babylone, la Grande Diaspora, l'exclusion d'Espagne et les monstrueuses déportations du vingtième siècle. Liszt, vivant à une époque où les révolutions fabriquaient en Europe les premières générations d'émigrés et de proscrits, Liszt méditant avec Lamennais et Victor Hugo sur la métaphysique de l'exil a profondément commenté le Psaume 137, qu'il avait choisi entre tous et qui parlait à son cœur, car c'est le Psaume de l'Exil : "Que ma langue s'attache à ma gorge, que ma main droite me refuse mes services si je t'oublie Jérusalem".
Mais il s'agit d'un exil métaphysique et d'une patrie mystique, d'une patrie lointaine que l'exilé n'a jamais vue : ce n'est pas lui a eu à la quitter, ni lui ni ses parents : il s'agit d'une cité de partout et de nulle part ; et d'une Jérusalem chimérique promise à l'espoir des homme. L'homme déraciné (ce qui complique encore l'alibi) a parfois aussi une patrie intermédiaire, la Russie pour beaucoup d'entre nous, qui s'interpose entre la patrie empirique et la patrie métaphysique. Das cette expérience immémoriale de l'exil, le peuple instable a puisé une vocation particulière - à moins qu'une vocation intérieure soit elle-même, indépendamment de la méchanceté des hommes qui nous entourent, la cause métaphysique de l'exil : appelons cette vocation la vocation de l'alibi ; c'est un certain sentiment de la précarité de l'existence et de la transparence du destin : il y a toujours un moment où le Juif le mieux enraciné prend conscience de cette fragilité : c'est Einstein obligé par l'hitlérisme de 'expatrier ; Simmel contesté par son milieu ; Chestov chassé par la révolution : Chaplin fuyant le conformisme américain ; Bergson lui-même, comblé d'honneurs, attiré finalement par la mystique, puis rejeté vers ses frères par la persécution.
Le Juif est ailleurs, a les yeux tournés vers autre chose, s'intéresse à autre chose que le milieu qui l'entoure ; en France, regarde vers l'étrangers, vers la Russie, vers Israël ; à l'étranger, regarde vers la France, qui sait ? En Israël même où les Juifs sont maintenant groupés et s'intéressent si passionnément à leur patrie, peut-être sont-ils plus spontanément tournés que les autres nationaux des autres nations vers ce qui e passe hors de leurs frontières. C'est un talent que l'on peut pas nous refuser ! Et ce n'est pas seulement un talent que nous possédons pour nous-mêmes, c'est encore un talent dont le peuple mobilisateur fait profiter les nations. Le Juif force les nations, qu'il inquiète, à s'intéresser les unes aux autres ; les nations qui possèdent ce ferment en elles-mêmes commencent à se regarder entre elles : leurs Juifs les préservent de la décrépitude ; plus que toute autre la nation allemande, qui leur a fait tant de mal, leur doit le mousseux et le pétillant dont elle était, par nature, si désespérément privée ; ce sont les Juifs, c'est l'humour de Henri Heine et ce sont les scherzos de Mendelssohn qui ont sauvé du gâtisme et du crétinisme provincial ce peuple si pesant... Les Juifs transforment les sous-préfectures en capitales... Ces habitants des grandes villes apportent avec eux l'activité féconde des métropoles : partout où sont les Juifs souffle l'esprit de la capitale : leur indésirable et si indispensable présence, qui les a toujours fait accuser de cosmopolitisme, réveille et relationne les nations endormies : ils sont la fluidité, l'abstraction impondérable, le principe de la circulation activité entre les pays les plus éloignés. Source de perplexité inépuisable, ils électrisent et embarrassent leur entourage. Aussi peut-on les comparer à Socrate, dont l'ironie créait chez les jeunes bourgeois trop contents d'eux-mêmes, et trop confortablement installés dans leur bonne conscience, l'état d'"Aporia", et la crainte de ne rien savoir. Comment cet allogène à la fois abhorré et recherché passionnément désiré, passionnément détesté ne serait-il pas un besoin vital pour les aborigènes menacés de décrépitude et de dégénérescence sénile * La phobie des métissages et des croisements, chez les aborigènes, exprime bien ce mélange d'horreur et d'envie que le Même ressent pour son Autre. L'homme de l'Alibi incarne l'"Autre" pour le Même : ami des causes perdues ou contestées, venu d'ailleurs, regardant ailleurs, il représente le principe de l'ouverture vitale dont homme a faim et soif.
Mais ce serait trop simple si Israël était uniquement ce principe mobilisateur qui remet en marche les nations menacées de stérilité et de paralysie. Aujourd'hui Israël est lui-même un peuple dans les frontières d'un État. Tant que le lieu terrestre de ce peuple était une terre mystique, une lointaine Jérusalem des temps futurs, une Sion de l'espérance inapaisable, on pouvait penser que le Judaïsme, entité diffuse et diffluente, était comme une âme en peine, une âme sans corps, ou même une âme dans le corps, sil est vrai que l'âme est partout et nulle part dans le corps et n'est jamais localisable ici ou là : relation infatigable sans termes et de référence - tel était cet Israël en peine, ce judaïsme désincarné dont la partie est Ubique-et-Nonquam. Or, depuis quelques années, le Juif errant réside quelque part, occupe quelques arpents à la surface des terres émergées... Oh ! pas beaucoup d'arpents.... Et l'on a bien de la peine à montrer Israël sur la carte ; pour peu que l'on déplace le doigt d'un millimètre, l'on est déjà en dehors du minuscule territoire. Trois arpents suffisent pourtant à donner à l'âme en peine une existence temporelle, comme la cité du Vatican, royaume symbolique, suffit à rendre l'Église invisible. Oui, il suffit que l'âme en peine soit repérable dans l'espace selon les coordonnées géographiques de latitude et de longitude : ce n'est pas une question de superficie, c'est une question de déterminations séculières. Tant qu'il s'agissait d'une cité pneumatique, tant que le peuple errant vivait dans la nostalgie d'un havre intangible, les grandes options, pouvaient être ajournées aux calandes : l'an prochain à Jérusalem ! Toujours l'année prochaine, jamais aujourd'hui ! Jérusalem était remise à avenir indéterminé. C'est ainsi que les révolutionnaires livresques s'installent dans l'idée que le Grand Soir n'est jamais pour ce soir, mais toujours pour demain, mais toujours pour plus tard. Quel désarroi parmi ces professionnels de la Révolution s'ils apprenaient que le Grand Soir est vraiment pour ce soir, à 18 heures... C'est ce qui arrive aujourd'hui à la conscience juive. Eretz-Israël n'est plus un mythe de tout repos : il s'agit désormais d'une option urgente déterminée par un fait historique qui exige de grands dévouements et des sacrifices constants et ne permet plus les répondes dilatoires. La sécularisation d'Israël pneumatique n'a pas mis fin pour autant à la fonction mobilisatrice du peuple déraciné, mais elle a rendu plus aiguë encore l'équivoque dialectique ; elle a seulement porté cette tension sur un autre plan... Car il est dit qu'Israël ne sera jamais rien de simple et d'univoque : ni peuple fonctionnement vagabond, ni État national en acte ; ni exclusivement l'un, ni exclusivement l'autre. Maintenant que l'irréalisable s'est réalisé, le conflit entre particularité nationale et vocation d'universalité atteint l'acuité critique d'un cas de conscience. Mais la tension nouvelle est féconde et productrice de grandes initiatives héroïques. D'un côté un État comme tous les États qui se respectent, un État de plus sur les registres de l'O.N.U., un État avec son drapeau, sa langue nationale, Dieu merci ! et même sa monnaie nationale ; un État, en somme, des plus honorables. D'autre part une vaste Dispersion, dix fois plus nombreuse que l'État d'Israël lui-même, une Diaspora qui maintient et entretien en tous lieux le principe cosmopolite de l'inquiétude, une Dissémination qui reste pour elle-même le témoin d'Israël désincarné ou incorporel, pour les théologiques chrétiens le peuple maudit. Décidément non, cet État n'est pas un État comme les autres. Internationaliste et relativiste par rapports aux nationalismes des Gentils, Israël devient à son tour national rapport à l'internationale du genre humain. D'un côté le désir d'honorabilité et de respectabilité satisfait tous les complexes dénoués, psychanalysés ; une jeunesse nouvelle délivrée des vieux cauchemars nées de l'angoisse, de l'humiliation, du pogrom, de la honte d'être soi ; cela vaut bien quelque chose, n'est-ce pas ? D'autre part, une inquiétude qui subsiste en dehors de l'État juif, inhérente à l'âme diffuse d'Israël œcuménique. Entre ces deux vérités également vraies la conscience juive est écartelée, déchirée. Mais peut-être l'image du déchirement fait-elle un peu trop pensée à une situation stationnaire et stérile. La conscience est, au contraire, énergiquement secouée par de désaccord entre deux vérités qui, toutes les deux, réclament leur droit, exigent toutes deux d'être reconnues, mais sont chacune respectivement insuffisante et incomplète, chacune renvoyant à son contradictoire. Le propre du Juif n'a jamais été de chercher la solution dans la synthèse conciliatrice : nous laissons ce soin à Hegel et à ses amis. Nous croyons plutôt à la fécondité d'une oscillation vibratoire infinie entre ces deux pôles : la dissémination avec son inquiétude, la Diaspora qui est principe d'"Aporia" ; d'autre part l'État tempore, assurément banal comme tous les États, mais qui représente la chance intra-mondaine d'Israël, que dis-je ? sa certitude ici-bas, l'affirmation même de sa plénitude vitale. Dans une certaine mesure l'État socialiste a éprouvé ce dilemme désespéré et presque insoluble qui le met en demeure de choisir soit la révolution permanente en renonçant aux structures de l'État, soit les nécessités de l'État en dégénérant et devenant État totalitaire, État policier, État bureaucratique. Comment concilier ces deux exigences ?
La contradiction n'a donc pas été résolue, mais aiguisée au contraire par la renaissance d'Israël ; cependant cette tension surtendue est devenue excitante et féconde grâce à l'énergie indomptable de l'État nouveau, grâce à ses réussites miraculeuses, grâce à la bravoure de sa jeunesse ; certes, ce ne sont pas là des causes de paralysie ! Le dualisme d'Israël et de la Diaspora n'est pas une contradiction tragique ni une impasse désespérante, mais c'est une polarité vivifiante qui électrise la conscience juive. On reproche volontiers aux Juifs qui veulent ensemble l'assimilation et l'État national israélien de courir deux lièvres à la fois, de jouer sur deux tableaux, de prétendre cumuler des avantages contradictoires ; ou plus simplement on les accuse de ne pas savoir ce qu'ils veulent - car l'inquiétude et les volontés frénétiquement contradictoires nous sont propres ; on nous reproche de n'accepte sans arrière-pensée ni l'assimilation totale, ni le rôle théologique de témoins dispersés parmi les nations. Nous pourrions répondre : ce n'est pas nous qui ne savons pas ce que nous voulons, c'est la vérité qui est déchirée et décousue, ce sont les vérités qui sont sporadiques et incompatibles, et ne peuvent être honorées toutes ensemble. Pourquoi, après tout, ne serait-on pas à la fois Français, pleinement Français, et attaché à l'État d'Israël ? Pourquoi le sionisme ferait-il du sioniste un étranger dans son pays natal ? C'est le sporadisme irrationnel des vérités qui nous oblige, dans l'empirie politique, à des options déchirantes. Le déchirement juif, en cela, est une forme privilégiée du déchirement humain en général. Mais, en réalité, il y a une solution au drame de la contradiction, et cette solution est le Temps. C'est temporellement que nous construisons cette cette solution : c'est à l'horizon d'un labeur et d'un devenir infinis que se réalise l'ajustement des deux exigences contradictoire ; car ce travail est un grand travail, un travail réjouissant qui est nôtre tâche d'hommes, un travail infini pour tout récupérer, ne rien laisser perdre, ne rien renier. L'humaine contradiction est particulièrement aiguë dans la conscience juive ; cette conscience ne peut consentir à la situation dispersée et contestée des parias du ghetto, des souffre-douleur de la douleur humaine humaine, même pour nous faire plaisir à ceux qui ne nous aiment que malheureux ; elle ne se résigne pas à la vocation tragique que lui assignent volontiers les théologiens ; elle se réjouit d'avoir trouvé la Terre Sainte où un peuple homogène est devenu enfin, comme tous les peuples, majoritaire à l'intérieur de ses propres frontières. Et pourtant, sans cette âme dispersée et tourmentée qui est restée en dehors de la Palestine, il manquerait peut-être quelque chose à Israël, quelque chose qui le préserve de l'étroitesse et qui donne à cet État une place unique dans le monde.
Un autre moyen que le Temps est resté à Israël dispersé et rassemblé pour s'évader de l'équivoque infinie. L'humour aussi, n'est-ce pas ? est une espèce de mouvement ; l'humour qui est la super-conscience ironisant sur la contradiction, sachant la contradiction contradictoire, dominant la contradiction ; cela aussi est une de nos spécialités. Deux qui vivent un tel problème le jouent, mais le jeu qu'ils jouent est un jeu sérieux. L'humour est l'évasion de la mauvaise conscience par la mobilité ; c'est lui qui pacifie l'insoluble contradiction ; il nous préservait du désespoir quand nous souffrions, et maintenant nous entretien dans cette alacrité qui est, elle aussi après tout, un des traits aussi distinctifs de l'âme juive.
C'est pourquoi nous nous passerons assez bien des consolations de ceux qui ont pitié de notre sort déchiré et tragique et nous leur dirions volontiers : Épargnez-nous votre pitié, nous ne sommes pas à plaindre, notre part est la bonne. J'ai choisi la meilleure part et je n'en veux point d'autre.
(Allocution de M. Vladimir Jankelevitch à la 8e Assemblée générale du F.S.J.U.)