Revue de l'Arche d'octobre 1975
Faudra-t-il condamner George Steiner* à la ciguë? La thèse qu'il soutint à Jérusalem dans le cadre d'une rencontre israélo-américaine et qui se réclame de l'ironie socratique, a soulevé une violente polémique dont on trouvera les échos dans l'article de Gershon Scholem. Elle fera grincer aussi les dents de bien d'autres. En tous les cas, voici une pièce peu conformiste à verser au dossier de la Diaspora.
* Chercheur à Cambridge, linguiste et esthéticien littéraire, auteur de plusieurs ouvrages traduits au Seuil, George Steiner collabore à de nombreuses revues, dont le« New Yorker ».
Quand on analyse les sentiments et les pensées qu'Israël suscite, le mélange d'espoir et d'angoisse que l'existence d'Israël a apporté et apporte à chaque Juif de la Diaspora, on ne peut que s'étonner devant une certaine naïveté. A-t-on cru parmi nous, réellement, que tout serait si facile, que les Juifs atteindraient un havre de repos, qu'une grande part de notre peuple glisserait ainsi de la sphère du Destin à celle de l'Histoire - l'Histoire étant le privilège des États-nations? Si nous l'avons cru, nous avons été bien peu raisonnables. Et nous le serions encore si nous n'admettions pas que l'existence matérielle d'Israël reste précaire, ou encore que cet État provoque des dilemmes et des débats de conscience ( ... ) La création de l'État d'Israël a en quelque sorte grandi chaque Juif individuellement, en quelque pays qu'il vive. Les victoires militaires et les succès d'Israël ont rejailli sur nous. Et nous avons tiré profit, sans l'avoir voulu, des risques mêmes et des sacrifices assumés par nos frères israéliens. Mais il est chaque jour plus évident que l'État juif constitue aussi, pour les Juifs qui n'y résident pas, la source de nouveaux problèmes : leur identité et leur condition s'altèrent progressivement, sous la pression d'Israël.
Les Juifs de la Diaspora ont toujours été suspects à leurs peuples-hôtes. On connaît trop bien ce mécanisme kafkaien : le Juif est d'abord exclu de la société, puis il est accusé de n'être pas conforme, de refuser l'assimilation. Cette subtile et sinistre dialectique enfonce le Juif dans sa qualité d'étranger. Mais elle le rend également étranger à lui-même, surtout s'il a renoncé aux pratiques religieuses. Et c'est précisément dans ces limbes de l'identité, dans cette zone intermédiaire entre la normalité gentile et la « différence transcendentale » du judaïsme traditionnel, que se produit l'explosion du génie culturel juif, de ce génie artistique, scientifique et philosophique qui a marqué l'Occident de façon radicale, depuis Spinoza jusqu'à Noam Chomsky.
Parallèlement à l'exclusion du Juif, à son confinement dans le ghetto, le venin antisémite se répand. Dans toutes ses formes récurrentes - médiévale et apocalyptique, ou petite - bourgeoise et « raciste » - le pogrome peut être décrit comme un spasme contre « l'autre», comme une tentative d'extirper le « Fremdkörper », le mystérieux corps allogène auquel on attribue une maligne influence : par sa seule présence, le Juif le plus méprisé, le plus marginal, semble remettre en cause les valeurs, les conventions, le rituel de la société gentile. Dans la France du XIVe, on l'accusait d'empoisonner les puits : image combien saisissante de ce «pouvoir d'infection »! Dans un contexte plus tardif, la France du XIXe siècle, le Juif devenait un traître. Ce lien entre judaïsme et trahison me semble tout-à-fait important, et je crois que l'on doit s'attarder quelque peu sur cette question.
Avec l'avènement du nationalisme moderne, la trahison est devenue le péché capital ; gardant tout un relent d'horreur archaïque, la trahison politique et militaire, souvent perpétrée par le biais de l'espionnage, devient l'équivalent laïque du crime de Judas. Il se pourrait d'ailleurs que la contiguïté des notions de judaïsme et de trahison dans l'esprit occidental soit due, en dernière analyse, à la persistance du mythe de l'Iscariote. Membre tardivement accepté et marginal de l'État-nation, dont la présence est artificielle, technique, et non pas héréditaire, le Juif est perçu comme un agent prédestiné de l'ennemi. Son génie financier, sa facilité notoire dans les langues étrangères, ses liens voyants avec ses coreligionnaires de l'autre côté de la frontière - tout cela fait de lui un traître par nature. De l'affaire Dreyfus à l'affaire Rosenberg, c'est la même accusation qui, implicitement ou explicitement, rejaillit.
BROADWAY D'APRÈS UNE CARICATURE ANTISÉMITE DE LA REVUE JUDGE EN 1892 - Les espérances ou les desseins de l'État-nation
De ce point de vue, la vulnérabilité du Juif de Diaspora s'est considérablement accrue depuis la création de l'État d'Israël. Depuis 1948, le Juif de Diaspora semble en effet se rattacher ouvertement à cette autre patrie, à cet « ailleurs » dont les antisémites lui ont toujours fait reproche. Il semble réserver sa suprême loyauté à un État bien éloigné géographiquement, spirituellement et même politiquement de celui dont il est le citoyen. Cette dissociation quasi - schizophrénique entre deux allégeances se produit chaque fois qu'Israël est en péril.
Ainsi dit le Seigneur Tzebaoth, Dieu d'Israël, à tous ceux de l'exil que J'ai exilé de Jérusalem à Babylone : « Bâtissez des maisons et soyez établis, plantez des jardins et mangez leurs fruits. Prenez des femmes et faites naître des fils, et pour vos fils prenez des femmes, et à vos filles donnez des hommes et qu'elles enfantent des fils et des filles, et multipliez-vous là et ne diminuez point. Et cherchez la paix de la ville où Je vous ai exilés et priez Dieu pour elle, car dans sa paix sera votre paix. »
Mon corps est au couchant, mon cœur en Orient...
Un Juif qui a vécu à Paris, New York ou Alexandrie depuis des générations, est soudain métamorphosé dès qu'Israël est menacé, ou qu'Israël triomphe, comme une bête égarée flairant le troupeau. Ceux qui ont séjourné à New York en juin 1967 se souviendront à jamais d'une ville hallucinée, d'une immense foule américaine transportée en esprit à des milliers de kilomètres. Et ce phénomène ne s'est pas déroulé à New York seulement; on assistait à des scènes semblables à Stepney à Marseille, à Prague. Pendant six jours, l'univers des Juifs de Diaspora, c'était Jérusalem, Gaza, le Sinaï, Hébron, et rien d'autre.
On ne peut se dissimuler les conséquences de ce dédoublement des loyautés, de ce fait que le Juif, quel que soit son pays, et si sommaire que soit souvent sa connaissance de la religion juive, reste attaché à Israël par toutes les fibres de son cœur. Le phénomène, en soi assez absurde, de l'antisionisme juif n'est à tout prendre qu'une fuite devant cette situation ambiguë. De même que les anciens combattants juifs s'étaient empressés, en 1933, d'assurer le chancelier Hitler de leur absolue loyauté, de même les Juifs anti-israéliens essaient-ils désespérément de prouver à leur entourage non-juif, et plus encore peut-être à eux-mêmes, qu'ils ne sont que des citoyens normaux, uni-dimensionnels.
Qu'ils ne sont que des gens comme les autres, et que le destin d'Israël ne suscite en eux, comme chez les gentils, qu'une saine indifférence ou même quelque agacement. Cette attitude est compréhensible. Comment un Juif de Galouth peut-il se purifier de l'accusation de trahison, comment peut-il démontrer qu'il n'est pas un parasite, un vagabond - même s'il a perdu ses fils à Verdun ou gagné des étoiles de bronze au Vietnam? Comment, sinon en trahissant et attaquant Israël, le lieu de sa supposée double-allégeance?
En Europe de l'Est et en Russie, les vieilles accusations et les vieilles vexations ont ressurgi en un clin d'œil. De Berlin-Est au Birobidjan, pas un Juif qui ne se soit senti exalté en juin 1967, et à travers lequel le policier de Berlin-Est, lui-même ex-gestapiste, ou celui de Léningrad n'ait perçu comme un intolérable reflet de Jérusalem. Quand le bureaucrate russe dit qu'un Juif ne pourra jamais considérer la Russie comme sa vraie patrie, quand le Politburo polonais, recourant à une abjecte phraséologie de type nazi, dénonce les Juifs comme « d'éternels agents de subversion » et comme des « étrangers dans le sein du pays », que répondre?
Je vois une première possibilité. Le Juif dit à ses concitoyens : « C'est entendu. Vous ne voulez pas de moi, ni moi de vous. Ce pays n'a jamais été pour moi qu'une escale, qu'une salle d'attente entre deux trains. J'appartiens à Israël. Et maintenant j'y retourne. »
Je vois aussi une autre réponse. Ce que je vais dire ici n'engage bien sûr que moi.
Le nationalisme et le tribalisme sont les mauvais génies de notre époque. Pour un chiffon de couleur attaché à un bâton, ou pour la possession de quelques arpents de pierrailles, des hommes apparemment doués de raison se livrent soudain aux pires violences. Il est difficile d'expliquer cette résurgence d'une barbarie que le XVIIIe siècle avait réussi dans une certaine mesure à endiguer ( ... ) Mais peu importent les causes; car les conséquences sont de plus en plus claires : le nationalisme, disposant aujourd'hui de moyens de destruction massive, risque de nous mener à une guerre finale, à une guerre sans après-guerre. Et nous devons dès lors reconsidérer totalement le problème de l'appartenance et de la trahison ( ... )
Si nombreux sont les Juifs qu'un seul pays ne saurait les contenir, c'est pourquoi ils se sont établis dans de nombreuses cités d'Europe et d'Asie, dans des îles et sur la terre ferme. Et, s'ils considèrent la sainte ville de Jérusalem comme leur terre maternelle, les diverses cités où ils habitent depuis le temps de leurs pères et des pères de leurs pères et de leurs arrière-grands-parents et de leurs ancêtres depuis si longtemps, ces cités où ils sont nés et où ils ont été élevés sont leur terre paternelle.
Philon d'Alexandrie, 1er s.
Il se pourrait que, pour le salut de l'humanité, il faille rappeler que, si les arbres ont en effet des racines, les êtres humains sont quant à eux pourvus de jambes avec lesquelles ils se déplacent librement. Il se pourrait que pour sortir du labyrinthe des haines mutuelles, il faille affirmer que les passeports ne sont que des contrats bilatéraux, comportant devoirs et garanties, et non pas des objets sacrés, que la Cité ne peut exiger notre allégeance que dans la stricte mesure où ses idéaux et son action s'accordent avec la morale naturelle, et que sinon nous devons entrer en dissidence.
Il conviendrait peut-être enfin que chacun saisisse qu'il est « l'hôte » des autres, de même que tous les éléments de l'univers son bio-chimiquement imbriqués. Et, loin de se plaindre de son statut d'hôte dans les sociétés gentiles, ou plutôt dans les camps armés de la gentilité, le Juif devrait hardiment l'assumer. Son héritage des époques nomades - sa remarquable faculté d'adaptation linguistique, ses talents d'agent de change, ce mot étant pris au sens propre et au sens figuré, son extraordinaire faculté de construire dans le temps et non seulement dans l'espace - tout cela équipe le Juif admirablement pour une existence en transit.
A ceux qui nous reprochent de n'avoir pas accepté pleinement les espérances ou les desseins de l'État-nation qui nous héberge, nous devrions rappeler qu'aucun État-nation, jusqu'à ce jour, ne s'est jamais donné de but moralement acceptable. Quand on nous reproche une certaine gaucherie linguistique, quand on nous reproche de n'être jamais tout-à-fait à l'aise dans le langage de tous les jours, nous pourrions plaider coupables, et dire qu'avec Heine et Kafka nous contemplons la réalité non pas à travers la lucarne étroite d'un langage, mais par les multiples fenêtres de langues diverses. A ceux qui se prévalent du caveau de leurs ancêtres, nous pourrions avouer que ce n'est pas un destin si ignoble que de mourir en exil, que Marx repose à Highgate, et Freud à Golders Green, et que les cendres d'Einstein ont été dispersées aux quatre vents du New Jersey.
Avez-vous une patrie comme la nôtre, nous dit-on, un patrimoine, une provision de « Blut und Boden »? Hé non, gentils seigneurs, vous ne nous y avez point autorisés, et nous avons donc appris à nous sentir chez nous partout où nous pouvons accomplir quelque ouvrage et compter les étoiles. C'est parce que vous ne nous avez point permis de prendre racine que nous avons développé un don singulier pour l'abstraction, que nous avons été contraints de maîtriser les symboles. De là notre prééminence dans tous les espérantos de la civilisation, dans tous les discours véritablement universels : la musique, les mathématiques, la logique et les sciences exactes. Vous avez voulu nous exclure de votre jargon, et nous avons inventé de nouvelles grammaires : les nombres transcendantaux de Cantor, la gamme dodécaphonique de Schoenberg, la méthode analytique de Wittgenstein.
Oui, nous sommes des vagabonds, des « Luftmenschen » - des fils du vent, libres comme lui. Nous sommes les frères de Trotsky et de Freud, les « Landsmanner » de Kafka et de Roman Jakobson. Nous demandons le même visa que Lévi-Strauss.
La condition diasporique prédispose les Juifs à l'internationalisme, au refus de ces idoles patriotiques auxquelles ils n'ont en fait jamais eu pleinement accès. Mais il y a peut-être aussi pour certains d'entre eux un autre motif, plus ancien. Quelles sont, en effet, les origines du nationalisme et du racisme? Les Athéniens n'avaient pas bonne opinion des «Barbares». Et cela fait des millénaires que les Chinois sont pénétrés de leur supériorité, de la précellence de l'Empire du Milieu sur toutes races et toutes nations. Mais enfin, le judaïsme aussi a sa part de responsabilité. Il est incontestable, quoi que puissent affirmer à ce sujet les apologistes modernes, que les Livres de Moïse, de Josué et des Juges sont traversés par un formidable mouvement d'orgueil ethnique, et que c'est avec eux qu'apparaissent ces concepts dangereux de Peuple élu et d'Histoire sainte. Dieu proclame, au chapitre XXIII de l'Exode, que les Amorites, les Hittites et les Cananéens seront broyés par Israël. Au chapitre XXXIV, il promet des merveilles « comme on n'en a pas encore vu sur la terre, dans aucune nation ». Sans cesse, cette injonction revient, comme un martellement féroce : « Vous détruirez leurs autels, briserez leurs images et abattrez leurs bosquets sacrés ». Le chapitre XII du Deutéronome sonne à nos oreilles comme un funeste présage : « Car l'Éternel ton Dieu déracinera les nations devant toi, et tu les déposséderas et tu t'établiras dans leur pays ... » Et comment pouvons-nous refuser notre sympathie aux Gabaonites, lorsque, dans ce terrible chapitre IX de Josué, ils essaient de justifier leur résistance : « C'est que tes serviteurs avaient été informés de ce que l'Éternel, ton Dieu, a déclaré à Moïse son serviteur qu'il vous donnait tout ce pays et qu'il en ferait disparaître tous les habitants devant vous; alors nous avons tremblé pour notre vie ... »
Ce sont là de vieux textes, bien sûr, aussi conventionnels dans leur formulation que les Proclamations triomphales et sanglantes d'Assourbanipal.
Ils sont pour ainsi dire sans rapport avec la tradition juive ultérieure, celle des Prophètes et du Talmud. Mais ils existent néanmoins. Et leur influence, à l'extérieur du judaïsme, a été immense. Chaque fois qu'une nation se croit placée au-dessus des autres par le fiat de Dieu ou de l'histoire, chaque fois qu'il faut justifier la conquête, la domination, l'esclavage, on recourt à l'Ancien Testament. De nos jours, ce sont les partisans de l'apartheid qui le citent. Et, naguère, la doctrine hitlérienne ne se réduisait-elle pas, pour l'essentiel, à une parodie des lois de Moïse et des prouesses de David? Thème de la pureté aryenne, vision de terres promises dont les habitants de race inférieure seraient balayés, ou bien simplement tolérés, à titre de « fendeurs de bois et de porteurs d'eau » ... C'était pire qu'une parodie, c'était un travestissement satanique. Mais justifié, sinon par l'interprétation que les Juifs eux-mêmes donnaient de ces passages, du moins par celle qui était courante en d'autres milieux.
Ainsi, il se pourrait que les Juifs portent une certaine responsabilité dans ces crimes contre l'humanité que sont le tribalisme, le chauvinisme, le mythe de la supériorité raciale - ces crimes qui, venant comme un boomerang du plus lointain du passé juif, à travers divers travestissements, ont failli anéantir le peuple juif en ce siècle. Et c'est peut-être aujourd'hui notre devoir de réparer en quelque mesure cette folie , par le banal et prosaïque exemple d'une existence sans racines. Et c'est peut-être, au moins pour certains d'entre nous, une obligation morale que de demeurer des errants dispersés parmi les nations.
Comment une telle position (que j'aimerais appeler« l'idéal de la subversion ironique ou socratique ») peut-elle se combiner avec les besoins actuels de l'État d'Israël ? Certainement, ce n'est pas facile. Les ressemblances entre certains aspects du sionisme et le nationalisme européen classique, entre le langage même auquel Herzl recourt dans son « Judenstaat » et le programme politique de Bismarck, sont très nettes, et d'ailleurs tout-à-fait naturelles. Au sein même de la sensibilité juive, les deux courants, nationaliste et internationaliste, étaient également vigoureux au début de ce siècle : c'était le débat de Herzl et de Trotzky, de Herzl et de Rosa Luxembourg. Depuis 1948, Israël n'a pu survivre que par un miracle permanent de cohésion, de conscience nationale aiguë. En Israël, un patriotisme extrême (oserons-nous dire: un « chauvinisme »?) n'est pas un luxe, mais une nécessité. Aucune autre nation de nos jours, sauf peut-être le Vietnam du Nord, n'est davantage resserrée sur elle-même, et davantage consciente de la pression de l'ennemi. Et il ne peut en être qu'ainsi. Cependant, la question demeure.
C'est un cas, je crois, assez comparable à celui des Juifs orthodoxes, pour lesquels l'Etat d'Israël n'est qu'une image trompeuse ou approximative de l'avènement messianique; la Jérusalem de leurs paraboles est bâtie dans le temps plutôt que dans l'espace. L'internationalisme comporte lui aussi une dimension messianique. Lorsqu'on considère ce que le génie juif a réalisé dans la diaspora européenne, ou ce qu'il réalise aujourd'hui en Amérique, lorsqu'on croit sincèrement que l'État-nation est un modèle dépassé d'organisation économique, politique et morale, alors l'État d'Israël peut passer pour une solution assez peu idoine aux critères, aux obligations de l'humanisme juif. En quoi les héritiers de Spinoza et de Heine doivent-ils se soucier d'un drapeau ou d'un hymne national?
Mais, dès que l'on pose une telle question, la réponse fuse - ou plutôt une gerbe d'autres questions : où auraient pu aller les rescapés fantomatiques des judaïsmes d'Europe et du Moyen-Orient? Où mes propres enfants trouveront-ils refuge quand commenceront les nouveaux pogromes, ceux de Rabat, d'Argentine, ou même, qui sait? du Mississipi, où donc, sinon en Israël? Moi qui suis l'hôte de plusieurs cultures et de plusieurs langues, je puis parler d'internationalisme; mais n'est-ce pas une chimère pour ceux qui n'ont point un métier intellectuel ou artistique? Et ma dignité, mon identité spirituelle, pourraient-elles subsister si Israël était menacé de mort? A ces questions, la réponse, tout bonnement, est non ( ... )
Personnellement, je me résous donc à l'inconfortable mais attachante position de l'équilibriste. Position n'est d'ailleurs pas le mot adéquat, puisqu'il faut bouger constamment pour maintenir son équilibre. Je soutiens Israël - financièrement et politiquement. Mais, en même temps, je combats le nationalisme. J'agis à la fois pour et contre Israël - contre tout ce qui peut amener Israël à n'être qu'un État armé, une nation fallacieusement « normale » parmi les nations. J'ai l'orgueil et la naïveté de croire que nous autres Juifs, nous sommes capables de « quelque chose de plus ».
GEORGE STEINER (Traduit de l'Anglais par Michel Gurfinkiel, d'après le Jewish Quarter/y).