Revue de l'Arche d'août-septembre 1963
Avec Ben Gourion c'est d'emblée le tutoiement hébraïque, impératif et débonnaire
à la fois :
- Et tes parents, et les parents de tes
parents ?
Je remonte à l'Empire Austro-Hongrois. Je lui parle de mon père, galicien de l'Empire des Habsbourg et militant SFIO de Lille (Nord), qui fut sergent-major dans l'infanterie impériale, et garde sur le buffet de sa salle à manger, côte à côte, dieux lares de son autel familial, les favoris arrogants de François-Joseph et la mélancolique moustache de Léon Blum...
- Des bons Juifs ces Galiciens, de bons
sionistes... « gutte yddn ». L'œil du Président se fait rêveur. Il m'énumère quelques-uns de ses compagnons de lutte : natifs de Lwow, Cracovie et autres lieux
de cette Macédoine karpathique, déchirée
entre Slaves et Germains, Ukrainiens et
Polonais, un de ces lieux impossibles où
ces pauvres Juifs devaient toujours se
fourrer... Puis brutalement :
- Je suis sûr que vous n'êtes pas un aussi
bon Juif que votre père.
- Je ne sais pas, non, je ne crois pas.
Ben Gourion se lève brusquement, me
fixe de ses yeux aigus, pétillants d'humour
contenu :
- Venez chez nous, venez ici. « Kan
Amha Veadmatha » (Ici est ton peuple
et ta terre).
Que répondre ? Je dis bêtement, comme
dans le salon d'un sous-préfet :
- Mes respects, Monsieur le Président.
Les vrais « grands hommes » sont toujours d'un accueil simple et courtois. C'est presque un test d'authenticité. En quinze ans de journalisme je n'ai guère vu d'exceptions à la règle. Certes, il n'est pas si aisé de rencontrer un chef d'Etat, surtout si l'on débarque dans son pays en pleine période de crise intérieure et de tension internationale. Mais une fois le rendez-vous accordé, le « timing » précisé avec l'un de ces jeunes gens redoutablement efficaces qui assurent son secrétariat de presse, Ben Gourion est l'hôte le plus accueillant et le plus familier qui soit. Bien sûr, B. G. joue admirablement son rôle de pionnier-président comme Kennedy arbore son sourire de play-boy électoral ou comme le Président de Gaulle écrase le visiteur de ce curieux mélange de bonhomie et d 'arrogance étudiée, qui n'appartient qu'à lui. Un chef d'Etat aujourd'hui est un « one-man show » mitraillé par les flashs des photographes et les projecteurs de la télévision. Ben Gourion n'échappe pas à la règle, lui qui de plus est entré dans la saga du peuple Juif, le Moïse socialiste qui amena sa nation à l'indépendance après 3 000 ans d'exil, l'ancien cantonnier de Petah-Tikva qui lit Platon et les sages hindous dans le texte, le berger-Cincinattus de Sdé-Boker. Qu'iI y ait des correctifs sérieux à apporter à ce tableau épique, n'empêche pas que Ben Gourion soit aujourd'hui l'une des plus imposantes figures de la scène mondiale. Me voici devant lui, rodant ma première question dans mon anglais quelque peu rouillé. Le visage de Ben Gourion a la couleur et l'aspect vernissé des terres cuites. Sous sa crinière légendaire de cheveux blancs, les yeux sont étonnamment jeunes et malicieux. Les expressions de son visage sont étonnantes de mobilité. C'est tour à tour, l'un des sept nains de Walt Disney, « Grognon », « Atchoum ». Non, j'exagère ; il faut en exclure en tout cas « Simplet ». Rarement un homme de son âge - il aura 76 ans cet automne - m'aura donné une telle impression d'intelligence et surtout d'énergie. Ses adversaires eux-mêmes en Israël - et Dieu sait s'il en a, et des virulents - n'osent affirmer que les facultés du « Vieux » ont décliné. Dans la galerie des grands vieillards qui font l'histoire de notre temps- de Gaulle, Franco, Adenauer, Salazar - Ben Gourion n'est d'ailleurs au demeurant, ni le plus âgé, ni le moins dynamique.
- M. Le Président, je prends cet interview dans le cadre de la préparation d'un numéro spécial de mon journal que j'appelle « Jeune Israël ». Et vous êtes - selon la rumeur publique en Israël et selon mes impressions personnelles - un homme étonnamment jeune. On dit que vous êtes le chef de file des « Jeunes Turcs » du M.A.P.A.I.
Ben Gourion éclate de rire. Visiblement
il est heureux et flatté de ma question.
- Non, je suis désolé. Je n'appartiens pas
à la nouvelle génération, et il n'y a pas de
groupe de jeunes Turcs que j'aime particulièrement. Tout ce que l'on peut dire
c'est que Ben Gourion aime la jeunesse
d'Israël. (Un temps). Oui, j'aime la jeunesse
de ce pays, elle a tout fait pour lui (il me
plante son regard aigu dans les yeux). Elle a tout fait pour vous, les Juifs de la Gola.
- Précisément, il me semble que c'est
maintenant, pour ma génération précisément, que le fossé risque de se creuser
entre les Israéliens et les Juifs de la diaspora.
La réponse est tranchante :
- C'est de votre faute. Apprenez l'hébreu et vous aurez un langage commun
avec notre jeunesse. Ce n'est pas une
utopie... Tous les idéaux ne sont pas inaccessibles. Ils le sont au début, puis ils se
réalisent... Je ne vois pas pourquoi la jeunesse juive de la Gola n'apprendrait pas
l'hébreu. Est-ce si difficile ? Est-ce plus
difficile en France qu'ailleurs ? Si le fossé
doit être comblé entre les deux jeunesses,
il ne peut l'être que par l'hébreu. Chaque
Juif doit le connaître, pas nécessairement
à fond, pas nécessairement pour le parler
couramment, mais il doit le connaître.
- M. Le Président, il y a tout de même
d'autres obstacles que l'hébreu entre nos
deux jeunesses...
Je n'ai guère le loisir de continuer. Ben
Gourion fronce ses impressionnants sourcils, et le doigt pointé sur ma diasporique
cravate explose :
- Oui, il y a une grande différence entre
les Juifs jeunes d'ici et ceux de la Gola : ici, nous vivons comme des « goïms ». Nous faisons tout ce que font les autres. Dans
la Gola, les Juifs ne vivent pas comme les
« goïms ». Il y a des choses qu'ils ont l'habitude de faire et d'autres pas, ils exercent
toujours par préférence certaines professions. Ici, nous devons faire tout ce que
les « goïms »font ailleurs, tout faire, tout
par nos propres mains. En Israël, les
arbres sont juifs, les routes sont juives,
les trains sont juifs... Vous aurez beau
être assimilés autant que vous le pourrez
dans la Gola, il y a très peu de Juifs, ou
même pas du tout, pour faire ce que les
« goïms » font dans votre pays... Nous,
nous sommes des « yddish-goïms » en
Israël. Dans la Gola, les Juifs vivent en
Juifs, différents des autres habitants de leur pays. Nous, nous vivons une vie nationale entière et saine. Tout ce qui doit
être fait ici, nous le faisons, construire des
routes et des maisons et beaucoup d'autres choses encore.
Il me sourit de toutes les rides de ses yeux
malicieux.
- Vous croyez que je radote, que les routes, les arbres, les maisons construites
par nous n'ont pas tant d'importance.
Mais si, c'est cela LA GRANDE DIFFERENCE entre les Juifs de la Gola et nous.
Ces petites choses qui sont si formidables.
Nous construisons des routes. Les Juifs de
France, pas. Vous ne réalisez pas tout ce
que cela implique au-delà des apparences. Vous n'êtes pas conscients de ce que vous
manquez dans votre vie. Chaque instant de
notre vie à nous, de notre vie juive, naturelle
et libre, s'épanouit ici. Nous sommes juifs
d'un bout à l'autre de l'année et du matin
jusqu'au soir. Et vous, vous l'êtes de temps
en temps, quand cela vous chante... Je vais
vous dire ce que vous êtes : des « shabes-
ydden » (*), rien d'autre...
Il est difficile de tenir tête à cet homme
qui incarne une légende, avec une si désarmante sincérité au demeurant. J'esquisse
une timide résistance :
- M. le Président, vous venez de me décrire l'essence même du destin Israélien.
Mais tous les juifs de ma génération ne
veulent pas émigrer. Doit-on les abandonner pour autant ? Voulez-vous qu'ils
s'éloignent d'Israël, qu'ils lui tournent le
dos sous prétexte qu'ils n'ont pas su où
voulu choisir l'alyah ?
- Bien sûr que non. Et je souhaite les liens
les plus étroits entre nous. Mais je ne
peux m'empêcher de penser qu'une vie
juive ne peut s'épanouir qu'en Israël, je ne
peux m'empêcher de craindre l'avenir
pour vous, les juifs de la Gola... Je me
souviens d'un article de Werner Sombart
dans les années vingt ; Sombart n'était
pas antisémite. Il disait pourtant : pourquoi les meilleurs journaux d'Allemagne
doivent-ils être contrôlés par des Juifs ?
C'était un fait. Puis Hitler est venu. Que
va-t-il se passer en Amérique quand 100 %
de la jeunesse juive ira dans les collèges,
occupera de hautes fonctions ? Que diront
les 97 % de non Juifs ? Faudra-t-il que les
Juifs se cachent, deviennent des marranes
pour y être tolérés ? Alors, à quoi bon
des liens plus étroits entre Israël et eux ?
Ben Gourion secoue se crinière.
(*) Juifs de Sabbath, allusion ironique aux « shabbes-goïms », aux chrétiens du Sabbath, qui, une fois par semaine, dans les familles juives pieuses, accomplissent dans les foyers les petits gestes quotidiens que le maitre du logis ne peut plus faire : allumer l'électricité, le feu, etc...
NE DITES PAS QUE
JE SUIS ANTISEMITE...
- Je vous ai parlé de Sombart. Tous les
« goïms » qui s'inquiètent de voir les
Juifs prendre trop d'influence dans leur
pays, ne sont pas forcément antisémites. J'essaie de me mettre à leur place. Comme
chef de ce petit pays, pensez-vous que je
puisse accepter (un temps d'arrêt) que
le peuple d'Israël accepte, qu'une minorité,
disons de 5 ou de 10% de la population,
refuse certaines tâches ou certaines servitudes de l'Etat, que ces gens ne soient pas de ceux qui plantent les arbres, construisent les routes, etc...
Je feins d'être effrayé par tant de véhémente violence. Le gag est inattendu et
fort drôle : le chef de l'Etat juif me récitant à peine nuancé, un éditorial du « Stümer ». Personne n'est dupe et les yeux
pénétrants, rusés de Ben Gourion, rient
dans son visage impassible.
- Vous ne direz pas dans votre interview
que je suis antisémite, on finirait par le
croire... Mes amis américains ne seront pas
contents.
Le rire s'éteint dans le regard, devenu
grave et tendu :
- Il faut que les juifs de la diaspora
comprennent que c'est ici seulement qu'ils
peuvent s'accomplir, qu'ils sont libres de
choisir leur vie. Quand un Juif, même assimilé, voit notre armée, il sait que c'est
aussi la sienne. Il le sent, au cœur, d'instinct. Nous avons créé un nouveau type
d'homme juif et appris à nous battre aussi
bien que n'importe qui. Nous avons une
armée juive, un pays juif. On ne peut pas
vivre une vie juive ailleurs qu'en Israël...
- J'ai bien peur que votre conception
soit terriblement décourageante pour des
millions de Juifs qu'ils se prétendent
sionistes ou non, qui voudraient faire
quelque chose pour Israël sans pour cela
immigrer, se déraciner, être placés devant
un choix aussi inexorable...
Geste irrité de la main, comme s'il balayait
tous les obstacles :
- Mais nous n'avons pas fait cela pour
servir d'alibi aux Juifs de la Gola ; nous
n'avons pas besoin de Juifs dans la Gola...
Je serais le dernier à nier l'importance
de l'appui moral et matériel que nous
donnent les Juifs de la diaspora. Mais l'avenir de l'Etat d'Israël, comme celui de tout
notre peuple, doit être fondé sur un lien
personnel tissé entre l'homme juif et la
terre d'Israël, source de notre peuple,
berceau de sa mission historique. Ce lien
dépend de deux options : l'étude, la connaissance de la culture juive au sein de
laquelle le « Livre des Livres » occupe la
place centrale, et la volonté de s'attacher
personnellement à la terre d'Israël qui
relie entre elles les deux phases extrêmes
de nos annales historiques : la naissance
de la Nation et son avenir. Seul le renforcement de ce double lien donnera au
peuple juif la volonté et le pouvoir de
faire face au danger de l'assimilation, d'assurer l'unité et l'intégrité du judaïsme
dans le monde et de renforcer l'existence,
le développement et la sécurité de l'Etat d'Israël.
- Ce lien personnel avec Israël, M. le
Président, c'est surtout, c'est essentiellement selon vous par l'alyah, qu'un Juif de
la diaspora doit le forger. Elle demande
une si grande part d'idéalisme que je ne
peux m'empêcher d'être sceptique. Les
juifs ont changé, et le monde aussi. Le
temps n'est plus aux idées, aux idéaux,
aux idéologies, mais à la promotion économique, à l'obsession de l'économique. Je
crois que les juifs, comme tous les hommes,
sont prêts à immigrer pour améliorer leur niveau de vie, pas pour défendre des
idées ou même recouvrer leur dignité ...
ou si peu ; l'idéalisme est mort, dans la
Gola, et peut-être même ici...
Ben Gourion a écouté ma péroraison avec
la patience ironique et quelque peu résignée
de quelqu'un qui a passé sa vie à réfuter le même argument et dont le devoir
est cependant d'écouter et de répondre.
Une certitude de granit. Celles qu'ont, sans
doute, les chefs des Eglises conquérantes,
religieuses ou non, qui ont modelé le monde.
- L'idéalisme n'est pas mort, et il n'y en
avait pas davantage dans le passé qu'aujourd'hui. Des quelques seize millions de
Juifs qui vivaient au XIXe siècle, quelques
centaines seulement sont venus en Eretz-
lsraël pour jeter les bases de l'Etat. Les
pionniers sont toujours une poignée. Sur
la « Mayflower » aussi, ils étaient une poignée, non ? Mais l'idéalisme a la vie dure. Il y en a aujourd'hui beaucoup en Israël, quoique vous pensiez. Allez dans le pays, promenez-vous en ouvrant les yeux. Kyriat-Gad, Arad, Dimona ont été construits par des hommes qui n'étaient pas des fermiers, ni des bâtisseurs de profession, par des Juifs marocains, les plus pauvres, les moins éduqués, les plus défavorisés de nos olim. Allez voir ce qu'ils ont fait dans le désert... Je nie énergiquement qu'il y ait moins d'idéalisme en Israël à l'heure actuelle, qu'au temps de ma jeunesse. Les premiers habitants du yishouv n'était pas tous des idéalistes, loin de là... Les idéalistes ont toujours été une minorité, de mon temps comme aujourd'hui, la minorité agissante, créatrice. Est-ce que vous avez trouvé notre jeunesse fatiguée ? L'avez-vous trouvé molle, repue, décadente, notre jeunesse ? Non, cette jeunesse n'est pas moins bonne que celle que j'ai connue il y a vingt, ou soixante ans. En y réfléchissant, je la trouve même meilleure. Plus lucide que nous l'étions, moins encombrée de romantisme, de chimères, mais tout aussi idéaliste. Dans le monde d'aujourd'hui, avec ses menaces cosmiques, sa peur universelle, il y a une nécessité vitale d'être idéaliste. Et notre jeunesse l'est.
- M. le Président, dans mon pays, en
France, la jeunesse que l'on croit décadente et cynique a aussi une grande faim
d'Idéal. Mais il est difficile d'être idéaliste
dans le cadre d'une société achevée, où
tout a déjà été construit, mis en valeur,
organisée par les aînés. Une société pionnière comme l'était celle des hommes de
votre génération, de la deuxième alyah,
était exaltante, tout était à construire. Mais, même en Israël, il y a de moins en moins de nourriture pour l'esprit pionnier.
- Ce n'est pas vrai. L'esprit pionnier ne
souffle pas seulement dans les kibboutzim. Il doit entraîner toute la nation, stimuler toutes ses activités. La vérité est
que l'esprit pionnier de cette génération a
trouvé de nouveaux champs d'application,
et c'est tant mieux. Il y a aujourd'hui de
nouvelles opportunités, de nouvelles carrières, des travaux vitaux pour l'Etat qui
requièrent des talents et de l'énergie, et
pas seulement l'agriculture comme de
mon temps. Nous construisons un Etat
moderne et pas une gigantesque ferme
modèle. Croyez-moi, l'esprit pionnier
souffle toujours en nous, et dans les sphères
de plus en plus larges de notre société. Quand le premier gouvernement élu d'Israël annonça son programme en trois points - sécurité, immigration de masse et niveau de vie décent pour tous - il savait que c'était, pour la nation, un fardeau énorme, une tâche presque impossible, mais nous avions foi dans l'esprit pionnier des jeunes filles et des jeunes gens d'Israël. Nous avons réussi, mais leur énergie est toujours nécessaire pour atteindre notre but : l'édification d'une société ouvrière s'appuyant sur le travail des mains et de l'esprit, sans exploitation de l'homme par l'homme, sans privation des libertés ou discrimination ; une armée supérieure en qualité à celle de nos adversaires, la conquête du désert, l'accueil aux communautés en exil.
- Vous parliez des nouvelles opportunités, des nouvelles carrières qui s'ouvrent
à la jeunesse d'Israël. Tous les jeunes ont-ils des chances égales d'y accéder ? On ne
fait pas des pionniers avec des hommes aigris et j'ai l'impression qu'une partie de
la jeunesse d'Israël est profondément insatisfaite, que vous avez aussi vos « blousons noirs», vos problèmes avec certains
jeunes immigrants, d'Orient entre autres.
Il y a, sans doute, tout un ensemble de raisons pour expliquer l'insatisfaction d'une
partie de la jeunesse israélienne, mais je
voudrais vous faire part de mon étonnement - et n'y voyez pas un manque d'amitié envers l'Israël - de constater que,
dans ce pays qui se veut égalitaire, épris
de justice, soucieux de mobiliser tous ses
talents, le système des études secondaires
et universitaires, payant et cher ne permet pas à tous l'accès à la culture, partant
aux carrières.
B. G. approuve du chef
que je formule ma question lentement,
tentant de la rendre aussi peu agressive
que possible.
- Il n'y a aucune raison naturelle, héréditaire, économique ou autre, qui doive
empêcher chaque jeune Israélien d'acquérir une éducation universitaire si l'Etat
estime que c'est le minimum culturel que
chacun doit obtenir et s'il a les moyens
de les procurer à tous. Les moyens, tout
est là. Il est évident que nous ne pourrons
y arriver en un jour, en un an ou même en
une décade. Les besoins, les désirs sont
grands et les possibilités limitées. Nous
devons admettre des priorités, faire des
choix. Mais nous devons aussi connaître
nos objectifs avec clarté et faire des efforts
concertés, inlassables pour les atteindre.
Nous avons tout de même fait beaucoup
de progrès depuis quinze ans. Notre prochain objectif doit être l'école secondaire,
pour chaque fille et garçon d'Israël. Si les
parents n'ont pas les moyens de leurs
payer les études, l'Etat, la nation toute
entière, doivent en assumer les frais. C'est
une question de vie ou de mort pour nous.
L'Etat devra ensuite assurer des études
plus complètes à chaque lycéen doué, et
ainsi, d'étape en étape, nous finirons par
garantir les études universitaires les plus
poussées à tous ceux qui le méritent. De
cette façon, et à la fin du processus, il ne
doit pas y avoir un seul ouvrier, un seul
agriculteur, cordonnier, postier ou employé, qui ne puisse obtenir, s'il le désire,
un diplôme universitaire ou son équivalent...
UN MODELE POUR
LES PEUPLES ET
UNE LUMIERE POUR
LES NATIONS...
- Voilà de typiques inquiétudes « juives »
pour cette nation musclée qu'est l'Israël.
Ben Gourion ignore mon interruption :
- Les besoins de notre sécurité rejoignent ici la vocation historique d'Israël :
« Etre un modèle pour les peuples et une
lumière pour les nations».
Tout cela est dit avec cette conviction
têtue, cette simplicité dans la certitude
intérieure qui désarment toute critique,
toute ironie. Il est des Chefs de grands
Etats qui jouent avec plus ou moins de conviction la comédie de la « grandeur »,
de la « vocation historique » de leur pays.
Il faut être Ben Gourion pour parier ainsi
au nom du petit Etat d'Israël et s'appuyer
sur d'inébranlables certitudes historiques
comme d'autres sont adossés à un million
de kilomètres carrés ou à cent divisions...
Ben Gourion me désigne la carte du Moyen-Orient et enchaîne :
LES TURPITUDES LEVANTINES...
- Du point de vue de l'avenir de ce pays,
l'éducation est aussi importante que les
problèmes de la défense. L'avenir d'Israël,
et à mon avis, celui du Judaïsme tout
entier, dépend de la façon dont nous deviendrons une Nation homogène et créatrice, c'est-à-dire une civilisation. La
condition élémentaire pour cela, c'est
que les nouvelles générations soient à la
fois profondément imprégnées des valeurs
éthiques de nos prophètes et se tiennent
à l'avant-garde de la science et de la technique. Si nous ne voulons pas devenir des
Levantins, un Etat levantin... (Ce mot dans
la bouche de Ben Gourion semble résumer
toutes les turpitudes de l'Orient : le roi
David devait ainsi parler des philistins et des sectateurs de Molloch.) Et un Etat
juif levantinisé ne pourrait pas survivre,
serait submergé et annihilé par ses voisins
qui ne songent qu'à le détruire et sont
vingt fois plus nombreux, alors nous devons
admettre que l'éducation des jeunes générations, sans distinction de communautés
d'origine et de classes sociales, doit être
pour nous une tâche aussi impérative que
notre sécurité, sinon une condition de
cette dernière.
J'examine la carte à mon tour :
- Il y a des étudiants aussi chez vos voisins, bien qu'il soit évident que dans la
compétition des cerveaux, Israël a une
bonne longueur d'avance, à défaut de la
quantité, ici encore la qualité...
Ben Gourion s'empare de ce dernier mot
avec la vivacité d'un cocker attrapant une
balle de tennis.
- La qualité... la qualité, tout est là... Il
faut toujours rechercher la qualité comme
une fin en soi, mais ici, pour nous israéliens, elle est vitale... Même si la vision
d'Isaïe et de Malachie selon laquelle les
nations ne lèveront plus le glaive contre
les nations et n'apprendront plus jamais
la guerre, devenait une réalité demain...
Cette vision s'accomplira un jour, plus tôt
peut-être que nous le pensons, j'en suis
convaincu ... Mais nous voulons qu'elle se
réalise pendant qu'Israël vit encore, qu'il
est présent dans la famille des nations, et
non pas sur nos cendres, après que nos
ennemis aient pu réaliser leur dessein de
nous effacer de la terre. Notre disparition,
c'est ce qui nous attend si nous perdons la
qualité, notre prédominance par la qualité.
L'interview « officielle » étant terminée,
nous bavardons un peu à bâtons rompus.
Je fais part à Ben Gourion de ce sentiment
ambigu d'angoisse et de soulagement
qu'éprouvent en Occident les survivants
de l'extermination. Mais ce chaudron des
sorcières qui est en nous, nous le laissons
mijoter. Nous mettons un couvercle
dessus. Pour faire son alyah la jeunesse
d'Occident attendra que le couvercle
saute. Je lui dis que si Israël était en danger,
des milliers de jeunes Juifs de France et
d'Europe se porteraient à son secours, mais qu'à l'heure présente il était chimérique de penser à une prochaine vague
d'immigration des pays libres et prospères.
- Nous avons souvent quand nous visitons
Israël, un double sentiment de culpabilité,
l'un est lié au passé, tout simplement
parce que nous vivons alors que tant de
nos frères sont morts de la plus humiliante des morts, l'autre lié au présent.
Nous vivons dans le confort, l'abondance
et l'insouciance alors que la jeunesse
d'Israël vit dans des conditions économiques difficiles, est constamment sur le
pied de guerre.
Ben Gourion me reproche cette délectation morose, ce pêché des âmes fatiguées,
des nations décadentes. Ce n'est pas un
psychanalyste mondain mais un meneur
d'hommes ; il explose soudain, les sourcils
froncés, écarlate de colère :
- Elle ne vous envie pas la jeunesse
d'Israël, elle n'a pas besoin de votre pitié
et de vos bons sentiments, elle n'est pas jalouse des viandes grasses d'Egypte.
Croyez-moi, elle n'est pas jalouse de vos
automobiles et de vos gadgets.
J'attends que l'orage se passe et je hasarde
une autre question « délicate »... Peu
avant cet entretien, Ben Gourion avait
fait un éclat à la Knesseth (parlement
d'Israël) en prenant à partie une formation
d'opposition, et cela d'une manière que
ses plus fervents admirateurs et amis
trouvèrent excessive et injuste. De tout
temps, l'observateur le plus amical a déploré la politisation excessive, cocasse
parfois de la vie israélienne. Je le lui dis :
- Monsieur le Président, j'ai toujours
déploré qu'Israël soit à ce point déchiré
sur le plan politique et que la politique se
trouve mêlée aux aspects les plus triviaux,
les plus inattendus de la vie de tous les
jours. A cet égard, il me semble que les
nouvelles générations d'Israël sont en
train de changer le cours des choses. Je
peux comprendre l'abîme qui vous sépare
d'un homme comme M. Beigin par exemple. De profondes motivations personnelles
entrent ici en ligne de compte, nous le
savons tous. Je pense ne pas outre passer
les bornes de la bienséance en le disant
car les querelles des grands hommes sont déjà de l'Histoire, donc du matériau pour
nous autres, journalistes. Il me semble
donc que pour les nouvelles générations
responsables, le fait politique importe
moins, qu'entre un jeune cadre du Mapai
et un jeune cadre du Hérouth il ne peut
y avoir cet abîme dont je parlais tout à
l'heure à propos de Beigin et de vous.
LES QUALITES
D'UN HOMME D'ETAT....
Ben Gourion visiblement énervé, pianote
sur son bureau :
- Vous avez raison, il y a un abîme entre
Beigin et moi. Pourquoi ? Parce que c'est
un fasciste, rien d'autre qu'un fasciste. Je
ne crois pas que les jeunes l'aiment plus
que moi. Pourquoi notre jeunesse aimerait-elle un fasciste ?
Je continue d'avancer avec des précautions
d'équilibriste sur un fil mal tendu...
- En comparant ce parti, pour lequel je n'ai pas de sympathie particulière, à ceux
de l'échiquier politique français, je ne vois
qu'une formation que nous placerions au
« centre-droit ». Peut-on la qualifier de
fasciste ?
Ben Gourion écarte l'objection comme
une mouche importune :
- Pour moi, ce sont des fascistes... Il y
avait toutes sortes de fascistes, il y a quarante ans. Pourquoi n'y aurait-il pas eu
des fascistes juifs. Mais, il est vrai, je vous
l'accorde, que la jeunesse est aujourd'hui
assez dépolitisée.
J'abandonne. Le terrain est décidément
miné.
On m'avait prévenu qu'il était un sujet que
Ben Gourion ne voulait voir aborder sous
aucun prétexte : celui de son successeur
politique. Il m'en coutait de repartir sans
avoir rien tenté. J'essayais la manœuvre
tournante :
- Monsieur le Président, quelles-sont
d'après vous les qualités que devrait avoir
le chef d'un petit Etat dont les problèmes
seraient peu ou prou, ceux d'Israël ?
Ben Gourion repart avec bonne grâce.
- Il doit avoir le sens des responsabilités, du devoir etc... Avoir le courage de dire des choses déplaisantes à son peuple. Avoir la vision de l'avenir. Savoir persuader son peuple de le suivre même sur des chemins difficiles etc...
Sur ce sujet, Nestor bienveillant, Ben
Gourion est intarissable.
J'amorce l'attaque en piqué.
- Monsieur le Président, de telles vertus
fleurissent-elles davantage chez les civils
ou chez les militaires, chez les hommes de
votre génération ou chez les hommes plus
jeunes ?
Le malicieux Ben Gourion m'a vu venir
avec mes gros sabots. Il se lève et me serre
la main, mettant fin à notre entretien. Sur
le pas de la porte, il me chuchote :
- Nous en reparlerons une autre fois.
Et je le vois rire silencieusement comme
s'il préparait une mauvaise farce (*).
(*) N.D.L.R. - Quelques jours après l'interview
accordée à notre rédacteur en chef, David Ben
Gourion présentait sa démission à la Knesseth.
Couverture de L'Arche - Août/septembre 1963