
Revue de l'Arche d'octobre-novembre 197
"Y aura-t-il un seul enfant arabe qui vivra plus longtemps parce qu'un enfant israélien aura péri ?"
En 1971, Golda Meir se livre dans une conversation exceptionnelle avec Elie Wiesel.
Le survivant de la Shoah l'interroge sur sa vision de l'avenir d'Israël et des Juifs. Elle y évoque son premier souvenir, celui d'un pogrom, sa découverte de Jérusalem et sa foi indéfectible en la survie du peuple juif.

GOLDA MEIR À MOSCOU EN 1948
Elie Wiesel : Il y a 26 ans, j'ai vu l'horreur de près. Plus tard, quand on m'a demandé si j'avais cru, à un moment donné, que c'en était fait du peuple juif, j'ai hésité à répondre, je l'avoue. Avez-vous jamais éprouvé le même doute ?
Golda Meir : Jamais. Même dans mon enfance en Europe de l'Est… J'assistais à d'effroyables persécutions, mais je n'ai jamais douté de la continuité du peuple juif. Comme je n'ai jamais douté de ses liens avec la terre d'Israël. Il m'aurait été difficile de dire pourquoi, de donner des raisons. Tous les enfants juifs nés dans les pays d'où je viens sentent cela, et je pense aussi que la plupart des enfants juifs nés dans les pays arabes. Je n'ai jamais vécu de jour qui n'ait porté en lui quelque chose de juif, qui n'ait été lié de quelque manière au destin du peuple juif.
En Europe de l'Est, nous étions harcelés par toutes sortes de discriminations, exposés au pogrom. Voyez, mon premier souvenir, c'est Kiev, la veille d'un pogrom. Il était dirigé contre les Juifs, donc contre moi. Alors, j'ai pris immédiatement conscience du fait que j'étais juive, différente des autres enfants qui n'avaient pas à subir la même effrayante menace. Leurs pères n'avaient pas, comme le mien, à clouer leurs portes contre ce qui se préparait dehors. J'ai simultanément pris conscience de notre différence et de notre rejet. Et aussitôt, j'ai décidé de ne jamais me soumettre. Le second souvenir de ma prime enfance, c'est l'adhésion de ma sœur à un mouvement d'auto-défense du ghetto.
E. W. : Pendant ce que nous appelons « La Nuit », je me souviens qu'encore enfant, voyant tous ces trains de déportés se vider, j'ai eu l'intuition fugitive que c'en était fait. Non seulement du peuple juif, mais aussi de l'homme.
G. M. : Non, je ne peux concevoir l'humanité sans Israël, et si la fin du monde doit venir, nous périrons tous ensemble. Mais même pendant la "nuit", quand Hitler semblait tout-puissant, nous n'avons jamais cessé d'agir. J'étais alors à la Histadrout et nous nous sommes interrogés sur la meilleure façon de faire savoir aux Juifs pris au piège que nous étions au courant de ce qui se tramait contre eux et que nous nous apprêtions à agir pour leur venir en aide. Nous avions décidé que quelqu'un devait se rendre à Ankara et tenter par tous les moyens, même les plus insensés, d'entrer en contact avec eux. Finalement, nous avons envoyé des parachutistes. Pour nous, il n'a jamais été question de s'abandonner au chagrin et à la peur. Bien sûr, nous étions conscients, mais spontanément nous nous disions que même si la situation paraissait désespérée, il importait d'agir.
E. W. : Avez-vous cru ce qu'on racontait sur ce qui se passait « là-bas » ? Moi, j'ai eu des doutes.
G. M. : Nous l'avons cru immédiatement.
E. W. : Qu'il y avait vraiment…
G. M. : Sans hésiter. Je m'en souviens : quand nous avons eu les premiers rapports sur les chambres à gaz, quand nous avons su que l'on fabriquait du savon avec la graisse des victimes, nous avons réagi par une grande manifestation à Tel-Aviv. Je devais rencontrer le lendemain un haut fonctionnaire anglais dans le cadre de mon travail à la Histadrout. C'était quelqu'un de très bien. Nous avons discuté des raisons qui nous avaient poussés à descendre dans la rue. Il m'a regardée et m'a interrogée : « Dites-moi, vous y croyez, vous ? » Il a rappelé la propagande qui faisait rage pendant la Première Guerre mondiale. Mais nous savions que cette fois, il ne s'agissait pas de simple propagande.
E. W. : Il n'en allait pas de même pour moi. Même quand j'y suis arrivé, même quand je me suis trouvé en plein dedans, il m'a encore fallu des jours et des jours pour me persuader que tout cela existait vraiment.
G. M. : Vous étiez encore un enfant. Nous, nous avons pris Hitler au sérieux dès le début. Je me trouvais aux États-Unis quand il a pris le pouvoir, en 1933. On m'y avait envoyée en mission. Il y a eu une grande manifestation parce que nous y croyions déjà. Les Juifs ont appris quelque chose dans leur histoire. Quand un homme, un groupe, une organisation se donne pour programme de tuer les Juifs, aussi absurde que cela puisse paraître, nous lui faisons confiance.
E. W. : Nous avons appris quelque chose. Mais je ne comprends toujours pas.
G. M. : Aux États-Unis aussi, il y avait quelques Juifs qui n'y croyaient pas, mais ce n'était pas le cas de la grande masse.
E. W. : Je suis peut-être naïf, je n'y crois toujours pas. Je ne crois pas que ce soit vraiment arrivé.
G. M. : J'ai lu un grand nombre d'ouvrages sur les camps, j'ai rencontré beaucoup de gens qui sont passés par là. Mais ce n'est pas quelque chose qu'on peut comprendre en écoutant, en lisant ou en étudiant. Il y a toujours un fossé entre ceux qui y sont allés et ceux qui y ont échappé. Si quelqu'un a vécu cela… Le peuple juif existe toujours. Un tiers nous a quittés, mais nous sommes toujours là, bien vivants. Nous n'avons pas le droit d'oublier. Chaque Seder, on lit la Haggada. Une phrase très significative dit que chaque Juif doit se voir comme s'il avait fait partie de ceux qui ont fui l'Égypte pour être libérés. Il a combattu à leurs côtés et a été délivré en même temps.
UN SENTIMENT DE CULPABILITÉ
E. W. : Madame le Premier Ministre, vous m'avez dit un jour que vous ne vous sentiez pas coupable de ce que vous n'aviez pas fait durant l'Holocauste, mais que vous vous sentiez coupable de ne pas avoir été là. Qu'entendiez-vous alors ?
G. M. : Je ne sais pas si on peut l'expliquer. Il y a bien eu un moment ici où Rommel était pratiquement à notre porte, mais, quand même, nous étions plus ou moins en sécurité. De toute façon, je suis persuadée que beaucoup d'entre nous éprouvent un sentiment de culpabilité d'être restés en dehors. Comme si on s'était trouvé à un endroit où l'on n'aurait pas dû être. C'est un sentiment bizarre. Comment vous l'expliquer ? Nous sommes obligés de nous battre et j'en souffre. Je rencontre parfois des pères et des mères qui ont perdu leurs fils et il m'arrive alors de me sentir coupable de n'avoir pas, moi, été victime d'un tel drame. Je ne crois pas qu'eux le pensent, parce que c'est une idée insensée. Ce n'est pas comme si mes enfants n'y participaient pas. Cependant, il existe un tel abîme entre les parents qui ont perdu leur enfant et les autres, que ceux qui ont eu de la chance ont l'impression d'être en dette vis-à-vis d'eux, d'être à blâmer de quelque faute. Certes, cela n'a aucun sens. Je crois bien qu'aucune des personnes avec lesquelles j'ai été en contact ne pense ainsi, mais je ne peux pas m'empêcher d'avoir l'impression de leur devoir quelque chose.
E. W. : C'est ce qui vous fait ce que vous êtes. Êtes-vous retournée à Kiev ?
G. M. : Non, jamais. Je pensais passer deux ans à Moscou quand on m'y a envoyée en 1948. À cette époque, il fallait un permis spécial pour se rendre à Kiev. Nous ne pouvions nous déplacer que dans un rayon d'environ cinquante kilomètres. Je pensais m'installer et voyager ensuite. Et puis, après les premières élections, il a fallu que je rentre pour me joindre au nouveau gouvernement. Je regrette de n'y être pas allée. J'ai quitté Kiev à cinq ans, je ne m'en souviens pas très clairement. Par contre, je me rappelle très bien Pinsk, la ville où nous avons vécu ensuite. J'avais huit ans quand nous en sommes partis. Mais pour les mêmes raisons, je n'ai pas non plus revu Pinsk.
E. W. : Est-ce que vous rêvez de Pinsk ? Ou de Kiev ?
G. M. : Non. Je ne me souviens pas vraiment de Kiev. Mais de Pinsk, oui. Je revois la maison de mon grand-père, presque en face de l'église. Nous n'étions plus là quand, pendant la Première Guerre mondiale, quarante Juifs ont été fusillés contre le mur de cette église. Chaque fois que je pense à ce mur, je pense à ces hommes. Il y a ici beaucoup de gens de Pinsk, notre ministre de l'Agriculture entre autres. Il a eu la chance de ne pas s'être trouvé parmi les quarante, mais quelques-uns de ses meilleurs amis en faisaient partie. Alors, Pinsk, pour moi, c'est le mur de l'église et ses fusillés. Bien sûr, je possède aussi des souvenirs heureux. Mais comme tous ceux de ma génération qui ont grandi en Europe de l'Est, quoiqu'on aborde avec moi, il me revient des choses tristes ou tragiques.
E. W. : Chaque fois que je me trouve à Jérusalem, je me rappelle Sighet, ma petite ville. J'y ai rencontré un vieillard, un homme très beau. C'est un shohet, un sacrificateur rituel. Je lui ai demandé pourquoi il ne montait pas en Israël. Ses enfants y vivent : il a trois fils qui commandent des tanks dans l'Armée. Il a répondu quelque chose de très émouvant : « Israël, c'est pour mes enfants, pas pour moi. » Et il a ajouté : « Peut-être que je ne mérite pas de vivre en Israël. » Pensez-vous qu'il le mérite ?
G. M. : Tout le monde le mérite. Quiconque désire venir le mérite.
E. W. : Et moi, pensez-vous que je le mérite ?
G. M. : Allons, voyons ! Je pense depuis des années que c'est ici que vous devriez vivre. Je suis sûre que vous viendrez. Quiconque désire vivre ici, quiconque choisit Israël mérite d'être ici. Israël n'est pas fait pour quelques élus. Israël est pour le peuple juif. Ce n'est pas la peine d'être un ange. Aucun de nous n'est un ange. Israël est pour les Juifs, tels qu'ils sont. S'ils choisissent Israël, s'ils se rendent compte qu'ici est leur foyer, c'est ici qu'ils doivent être.
E. W. : Pensez-vous que je serais aussi ému chaque fois que je viendrais à Jérusalem si je restais à Jérusalem ?
G. M. : Ça, je ne sais pas. Mais je ne pense pas que Jérusalem soit un endroit où l'on vient à l'occasion et qui vous émeut. Jérusalem est une ville faite de tout ce qu'elle contient déjà et de tout ce qu'elle possédera à l'avenir. Si vous vous rendez au Mur des Lamentations, vous ne pouvez plus voir que le Mur et ce qu'il représente. Il vous ramène des milliers d'années en arrière. Quand on vit ici, tout cela devient moins excitant, moins important aussi. Jérusalem n'appartient pas au passé. Quand je voyageais en Afrique, dans les nouveaux pays, la première question qu'on me posait toujours, c'était « Vous venez de Jérusalem ? ». Oui, répondais-je. Vous voulez dire que Jérusalem existe mais tout le monde sait que Jérusalem est au ciel ? Vous voulez dire qu'il y a là-bas des rues, des maisons, avec des gens dedans ? Je répondrais encore oui. Jérusalem ne se trouve pas au ciel: elle est ici. Ce qui est surnaturel à propos de Jérusalem, c'est justement que ce soit ici, toujours ici. Il y a des maisons, des hommes, des femmes, des enfants, du travail, des problèmes. Nous vivons au présent, nous somme conscients du passé. Nous bâtissons un avenir pour Jérusalem. Il ne s'agit pas d'en faire un monument de sainteté à ne considérer que de loin.
E. W. : Quand êtes-vous venue à Jérusalem pour la première fois ?
G. M. : En juillet 1921. Une ou deux semaines après nous être installés à Tel-Aviv, nous nous sommes rendus à Jérusalem. La ville était différente de ce qu'elle est maintenant, mais de toute façon, ce n'est pas par la ville moderne que nous avons commencé notre visite. Il était normal d'aller directement aux vieux quartiers et au Mur des Lamentations.
UN VŒUR SUR UN MORCEAU DE PAPIER
G. M. : Je savais ce qu'était le Mur, ce qu'il représentait, ce dont il était le dernier vestige. Pourtant, honnêtement, je mentirais en disant que j'étais émue sur le chemin. Je me l'étais représenté comme un monument, le reste d'une période de lutte et de grandeur. Et puis, je suis arrivée devant et tout a changé. Je savais, comme tout le monde, que des gens, surtout des vieillards, venaient ici glisser un morceau de papier porteur d'un vœu entre les vieilles pierres. Avant d'être là, cela n'avait pas de sens pour moi. Tout à coup, j'ai compris la signification de ce geste.
E. W. : Avez-vous fait un vœu aussi ?
G. M. : Oui. Pour moi, le Mur devenait soudain le symbole de notre combat, de notre dispersion. Lui était resté là, comme une garantie de retour. J'ai compris les hommes et les femmes qui étaient là, leur attitude en face du Mur. Ce n'était pas n'importe quel bloc de pierre, et cependant il était constitué d'énormes pierres. C'était quelque chose de différent, de presque vivant. Et si un être vit, alors on peut entrer en contact avec lui, lui parler.
E. W. : Qu'avez-vous écrit ?
G. M. : Que nous devions reconstruire ce pays. La deuxième fois où j'ai inscrit un vœu sur un morceau de papier, c'était en 1967, deux jours après la libération de Jérusalem. Je suis arrivée ici le vendredi, la ville avait été libérée le mercredi. Il était très tôt. Il y avait encore des escarmouches dans les rues. Le groupe de parachutistes qui se battait pour Jérusalem a connu beaucoup de pertes. Les Jordaniens tiraient du toit des églises et nos hommes avaient l'ordre strict de ne pas riposter pour épargner...
Les civils avaient interdiction de pénétrer dans la ville, mais il fallait que je m'envole le jour même pour New York. Alors, le général commandant la place m'a accompagnée au Mur. Cette fois encore, j'ai vu un spectacle indescriptible. Il y avait une table, et dessus, des mitraillettes UZI. Quatre ou cinq parachutistes en uniformes, avec des châles de prière par-dessus, étaient en train de prier. De temps en temps, un autre survenait en courant. C'était leur première chance d'apercevoir le Mur. Alors, ils accouraient dès qu'ils le pouvaient. Tous ces héros - c'étaient des héros - sanglotaient comme des enfants. Ils pleuraient toutes les épreuves qu'ils avaient en eux, leurs camarades tués, leur lutte pour Jérusalem. Pour la plupart, c'était la première fois qu'ils approchaient du Mur. Ils étaient nés après que la ville ait été coupée. Plus le temps passait, plus leur nombre augmentait. J'étais là et je regardais ces hommes si forts et si déterminés, qui avaient vaincu et qui s'effondraient en s'approchant du Mur.
Alors, et cela m'a semblé si normal, j'ai pris un morceau de papier et, cette fois, j'ai écrit « Shalom », paix, et je suis allée le glisser entre les pierres.
E. W. : Et un jeune homme est arrivé…
G. M. : Il s'est mis à sangloter contre le Mur, à s'en briser le cœur. Puis, il s'est retourné, toujours serrant sa mitraillette, et il m'a vue. Je ne crois pas qu'il m'ait reconnue. En tout cas, moi je ne l'avais jamais vu auparavant. Il a regardé autour de lui et il a marché vers moi. Il a mis sa tête contre mon épaule et il a pleuré comme un gosse. J'ai pensé qu'avec tout son héroïsme, à ce moment précis, il avait besoin de l'épaule d'une mère pour y pleurer. C'était... Moi aussi, j'ai un peu pleuré. C'est un privilège d'avoir toujours une épaule prête pour ce garçon qui sanglotait après tout ce qu'il venait de traverser. Quand j'en parle, cela paraît si peu en rapport avec tout ce qui s'est passé ce matin-là. C'est une de mes expériences les plus émouvantes. Parce que ces hommes étaient si merveilleux.
E. W. : L'avez-vous revu ?
G. M. : Non, je ne sais pas du tout qui il est.
G. M. : Je l'espère bien. Il venait de sortir vivant d'une dure bataille. J'espère qu'il ne lui est rien arrivé ensuite. Je possède une photographie de cette scène. D'ordinaire, je n'emmène jamais de photographes avec moi, où que j'aille. Mais un jeune homme, mon secrétaire, m'avait accompagnée ce matin-là. Quand je suis rentrée des États-Unis, il m'a montré la photographie qu'il avait prise. Elle était si extraordinaire que je l'ai faite agrandir. Je suis très contente qu'il ait songé à emporter son appareil. Moi, cela ne me serait jamais venu à l'esprit. Je ne connais pas ce garçon, mais j'aimerais bien lui donner un exemplaire de la photo.
E. W. : Madame le Premier Ministre, quand vous êtes allée pour la première fois à Moscou, vous avez découvert ces milliers de regards qui n'ont jamais cessé de me hanter. Pensiez-vous un jour les retrouver ici ?
DES CHALES DE PRIERE ET DES LIVRES
G. M. : Quand je suis venue à Moscou, je n'avais pas la moindre idée que nous étions en train de vivre notre période de lune de miel avec l'URSS. Les Soviétiques avaient voté pour nous à l'ONU et prononcé de grands discours expliquant comme c'était juste que les Juifs aient enfin un État à eux, etc. Mais j'ignorais qu'en ce qui concerne les Juifs, nous les retrouverions un jour. Nous n'avions plus aucun contact avec eux depuis la Révolution. En partant, j'ai demandé aux personnes de mon équipe d'emporter des châles de prière et des livres pour les offices. Dès le premier samedi qui suivrait la présentation de nos lettres de créance, je tenais à ce que nous nous rendions à la synagogue. Cela se passait au mois d'août, et il y avait une centaine de vieillards juifs présents. Puis sont venues les fêtes et nous ne pouvions pas prévoir ce qui allait se produire. Quelques jours avant Rosh Hashana, Ilya Ehrenbourg avait écrit un grand article dans la « Pravda ». Il y disait naturellement que sans Staline, il n'y aurait pas d'État juif et ainsi de suite. Mais ajoutait-il, qu'on ne s'y trompe pas, l'État d'Israël n'a rien à voir avec les Juifs d'URSS. En Union Soviétique, il n'y a pas de problème juif et les Juifs n'ont pas besoin de l'État d'Israël. L'État d'Israël concerne les Juifs qui vivent dans les pays capitalistes, en butte à de l'antisémitisme. Il n'y a d'ailleurs pas de peuple juif, c'est une notion ridicule. C'est comme si on prétendait que tous ceux qui ont des cheveux noirs appartiennent au même peuple.
Les Juifs de Moscou ont pu lire cet article juste avant les fêtes. Ils ont l'habitude de lire entre les lignes et ils ont bien vu qu'il s'agissait là d'un avertissement : on leur enjoignait de se tenir à l'écart de nous. Et puis, le jour venu, quand nous nous sommes rendus à la synagogue, nous avons eu une énorme surprise. La rue était noire de monde, il y avait là tout un océan humain. Un Juif est venu vers mon conseiller, Namir, qui par la suite devait devenir lui-même ambassadeur, et lui a dit : « Voyez, la réponse du judaïsme moscovite à l'article d'Ehrenbourg. » Il y avait là des hommes, des femmes, des jeunes gens dont certains portaient l'uniforme de l'Armée Rouge. Non, je n'ai pas pensé que vingt ans plus tard, j'en retrouverais certains ici. Sur le moment, j'ai seulement compris que l'URSS n'avait pas réussi à briser ses Juifs. C'était un échec qu'ils se devaient de reconnaître. Seulement, j'ai craint qu'on ne trouve pour eux une autre solution que de les laisser venir ici. C'est ce que j'ai dit à mes collègues en rentrant à l'Ambassade : « Ou on les laisse partir, ou bien ils devront employer un moyen terrible et brutal. » C'est peut-être ce qui se serait passé si Staline avait vécu plus longtemps. Un jour, j'ai rêvé que je lisais dans un journal que des dizaines de milliers de Juifs se portaient volontaires pour le Birobidjan. Pour moi, c'était un cauchemar ! Oui, j'ai su alors que, en dépit de toute sa puissance, l'Union Soviétique avait échoué. Les Juifs étaient restés des Juifs. Vous les connaissez maintenant. Vous êtes allé là-bas et vous avez vu les Juifs du silence. Moi, je ne les trouve pas silencieux.
E. W. : Mme Meir, êtes-vous heureuse ?
E. W. : Heureuse de ce qui est en train d'arriver à notre peuple ?
G. M. : Il s'est passé bien des choses et nous sommes toujours là. Nous entrons dans la vingt-quatrième année de notre État, un État libre et indépendant, peuplé de deux millions et demi de Juifs. Si vous aviez vu les Juifs du Yémen quand ils sont arrivés ! Leurs enfants avaient de superbes yeux noirs, immenses et remplis de crainte. Ils étaient sous-alimentés. Des enfants de quatre ans ne parvenaient pas à se tenir debout. Aujourd'hui, ils sont devenus grands, forts et intrépides. Ils font d'excellents agriculteurs, ils travaillent en usine, ils poursuivent leurs études. Certains sont professeurs à l'Université et tous font de bons soldats quand il est nécessaire de se battre.
E. W. : Comment réussissez-vous à poursuivre votre tâche tout en sachant que les Arabes ne souhaitent pas la paix et espèrent toujours reconquérir Jérusalem ? Avez-vous un secret ?
G. M. : Il n'est pas nécessaire d'expliquer que nous espérons profondément en avoir terminé avec la guerre. Bien sûr, on ne peut pas l'affirmer parce que cela dépend des autres, pas de nous. Pourtant, je suis absolument convaincue que même s'il y avait une autre guerre, nous la gagnerions encore. Ce qui me brise le cœur, c'est de penser que cela signifierait encore des morts des deux côtés. Je ne crois pas qu'une mère égyptienne soit moins attachée à son fils qu'une mère juive. Mais les mères juives savent que leurs enfants défendent leur existence même. Pourquoi donc se battent les Égyptiens ? Pour nous anéantir ? Y aura-t-il un seul enfant arabe qui vivra plus longtemps parce qu'un enfant israélien aura péri ? Tout cela paraît si dépourvu de sens, si cruel quand on se met à leur place. Cela doit s'arrêter. Nous faisons ce que nous pouvons, car envoyer des hommes à la guerre est la chose la plus terrible qui soit. Pourtant, en dépit de toutes ces tragédies, en dépit de la guerre et des combats, regardez, tout pousse. Tout pousse.