L'Arche
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Article - L'Arche
Sartre : Israël, la gauche et les Arabes
Par Jean-Paul Sartre | 10 janvier 1969
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Journaliste, militant de la gauche italienne, Arturo Schwarz a publié cette interview dans le « Quaderni del Medio Oriente », revue paraissant à Milan et qu'il dirige. Nous reproduisons ici le texte dans sa version originale telle que nous l'a communiqué notre confrère milanais.

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Revue de l'Arche d'octobre-novembre 1998
Dans cet entretien accordé en 1969 à un journaliste italien, et repris par l'Arche, Jean-Paul Sartre analyse le rapport de la gauche au sionisme. Il y éclaire les impasses idéologiques déjà à l'œuvre et renforcées avec le temps. Nous vous proposons cette archive en regard de celle de Marguerite Duras, publiée en 1988.
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A. SCHWARZ. - On a tendance aujourd'hui à porter sur l'histoire un jugement manichéiste : d'un côté les anti-impérialistes, de l'autre les impérialistes. À l'opposé le marxisme nous enseigne qu'il y a seulement des classes qui peuvent être pro ou anti-impérialistes. Une bonne partie de la gauche a pourtant condamné Israël en tant qu'État pro-impérialiste, l'a désigné comme fer de lance de l'impérialisme américain au Moyen-Orient. Que pensez-vous de cette façon de simplifier les données du problème ?
J.-P. SARTRE. - Je considère le manichéisme comme un des plus graves dangers de la pensée de notre époque. C'est précisément notre affaire à nous, intellectuels, de le dénoncer. Dans le conflit israélo-arabe, précisément, il n'y a de vérité totale ni d'un côté ni de l'autre et l'on doit pouvoir comprendre parfaitement et les uns et les autres. Que les Arabes désignent Israël comme le fer de lance de l'impérialisme américain ne signifie pas grand-chose pour moi. L'économie israélienne me paraît beaucoup plus significative. Elle devrait être entièrement axée sur le Moyen-Orient. En fait, nous nous trouvons face à une économie qui est à moitié celle d'un pays sous-développé, à moitié celle d'un pays développé. Elle exporte vers les pays capitalistes et industrialisés des fruits, des diamants ou des fleurs ; ce type de production ne peut suffire à l'alimenter pas plus que la taille des diamants. Il lui faudrait au contraire compléter et diversifier son économie. Dans le passé, Israël a vécu longtemps des dommages de guerre que payaient les Allemands et une crise terrible a suivi l'arrêt des paiements. Aujourd'hui les Israéliens ont besoin de l'argent que leur donnent les Juifs des USA. C'est évidemment un appoint, ce n'est pas l'essentiel : mais un appoint sans lequel il y aurait catastrophe. Certes, il est absurde de considérer Israël comme un fer de lance de l'impérialisme américain mais il est un fait certain : Israël, pour l'instant, a besoin de l'apport de ces Juifs américains. Ce sont eux qui lui fournissent aussi des armes, eux qui l'aident de diverses manières. La situation ainsi créée est telle qu'Israël doit souvent approuver, ses journaux doivent approuver, des mesures prises par les Américains et que les intellectuels et la Gauche ne sauraient approuver. Par exemple, peu de temps après la guerre des Six Jours, certains de mes amis israéliens appartenant au Mouvement de la Paix ont manifesté contre la guerre au Viet-Nam. Ils ont été hués par une partie du public. Il y a donc bien une certaine sympathie pour les Américains et plus particulièrement pour la population israélite des USA. En diverses circonstances pour l'affaire grecque par exemple, la presse israélienne - sauf celle minime de l'extrême gauche - s'est rangée sur les positions impérialistes. Cela dit je ne considère pas du tout qu'Israël soit le fer de lance de l'impérialisme américain ; simplement, aujourd'hui, les Arabes ont rendu la situation telle qu'Israël est condamné militairement et économiquement à dépendre non pas de gouvernements des États impérialistes mais des minorités israélites de ces États qui elles mêmes appuient en grande partie la politique de leur pays (...). De l'autre côté et de la même façon, ceux qui prétendent que les Arabes ont déclenché la guerre, que ce sont des criminels, oublient de considérer la situation absolument insupportable des Palestiniens. Ils oublient aussi que, dès le début, les manœuvres britannique ont amené les Arabes à adopter une altitude négative vis-à-vis d'Israël. En 1948, cela a provoqué une guerre imbécile : elle n'avait pas grand sens tant au point de vue politique que militaire. On a poussé les Arabes à se battre et ils n'ont jamais digéré cette première défaite. En même temps s'est créé cet immense peuple de réfugiés, les Palestiniens, que j'ai pu voir à Gaza (...). De la même manière, on oublie toujours lorsqu'on veut condamner le Arabes, la guerre de 1956, c'est-à-dire Suez. En 1956, malgré tout Israël s'est allié aux puissances impérialistes. Par conséquent, comme vous voyez, mon jugement est extrêmement modéré des deux côtés. Je comprends admirablement bien l'Israël d'aujourd'hui avec ce sentiment de mort qu'on trouve chez beaucoup de jeunes et même de vieux : si nous perdons une seule bataille, c'est l'État qui disparait, c'est pourquoi nous nous battrons jusqu'au dernier. Je comprends jusqu'aux excès de la droite israélienne. Je les déplore profondément mais je comprends du dedans comment le désespoir a pu pousser ces gens à en arriver là. Je comprends également comment les Arabes qui ont été humiliés plusieurs fois par les victoires israéliennes, qui ont été, en 1956, victimes d'une réelle agression, ont confondu l'impérialisme et la présence d'Israël. Actuellement et de deux côtés, nous sommes en pleine période passionnelle. Il faudra énormément de temps pour changer les mentalités.
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MANIFESTATION DU « MATZPEN »
C'est une idée vraiment grossière que de dire que les Israéliens sont des impérialistes et que les États arabes parmi lesquels on trouve des pays entièrement féodaux sont des pays socialistes. Pourtant, dans les pays arabes, une gauche tente de faire quelque chose d'un peu plus progressiste et un peu plus social. Tandis qu'Israël a été amené par le cours des événements à donner une part de plus en plus large au secteur capitaliste, et à l'économie de marché, dans un pays qui a commencé par être socialiste. Les deux tendances sont opposées bien que la gauche arabe ne soit pas près de prendre consistance. Pour moi, il est donc impossible pour l'instant de faire autre chose que de dire sans cesse aux uns : « Ce ne sont pas des impérialistes, ce sont des victimes de l'impérialisme. », et aux autres : « Ce ne sont pas simplement des militaristes, ce n'est pas pour des raisons militaristes ou religieuses que cette affaire a lieu, c'est vraiment pour des raisons profondes. » Actuellement, il est impossible de réaliser l'unité du monde arabe. Elle serait pourtant souhaitable. Si elle existait, elle aurait pour effet de rendre les rapports moins tendus entre Israël et les pays arabes car pour l'instant, le seul moyen qu'ont les Arabes de se relier entre eux tant leurs sociétés sont de structure diverse, c'est de dire : « Nous voulons la mort d'Israël ». Si ces sociétés se trouvaient à un niveau plus homogène, il y aurait des raisons positives d'union (économique, sociale). La nécessité d'un ennemi commun se ferait moins sentir. (... ) Nous sommes aujourd'hui dans la passion et je ne vois pas la possibilité, sinon à longue échéance, d'arriver à désamorcer ces bombes passionnelles.
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LEADERS DELA GAUCHE ISRAELIENNE : TEMFIK TOUBI (RAKAH)
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LEADERS DELA GAUCHE ISRAELIENNE : MOSHE SHNEH (MAKI)
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LEADERS DELA GAUCHE ISRAELIENNE : MEIR WILNER (RAKA)
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LEADERS DELA GAUCHE ISRAELIENNE : RAZAN (MAPAM)
A. SCHWARZ. - Vous venez de dire une chose qui semble oubliée de beaucoup. L'État d'Israël est né comme un État, ne disons pas socialiste ce ne serait pas tout à fait exact, mais en somme comme un des États les plus progressistes du Moyen-Orient. Ne pensez-vous pas que la position d'une certaine gauche a contribué à rendre de plus en plus difficile la tâche des hommes de gauche israéliens ? Ne pensez-vous pas que les exclusions prononcées contre eux dans les congrès des Comités de la Paix, des femmes démocratiques ont contribué à « ghettifier » la gauche israélienne et à favoriser les forces réactionnaires de ce pays ? On ne peut inviter à la fois des Israéliens et des Arabes.
J.-P. SARTRE. - Vous avez peut-être vu dans « Les Temps Modernes » une très belle lettre d'Amos Kenan à laquelle je n'ai pas répondu étant d'accord avec lui. Il dit que si nous nous rencontrions, nous serions obligés de tirer l'un sur l'autre, mais nous nous sommes rencontrés : très paisiblement. Je considère qu'il est absurde d'exclure les gens de gauche israéliens, par exemple ceux qui ont adhéré au Mouvement de la Paix et qui ont une vie beaucoup plus difficile que la nôtre. Il est bien plus facile d'adhérer à un mouvement de gauche en France ou en Italie. Lorsque nous avions constitué le tribunal Russel, nous avons invité une femme remarquable qui a dirigé l'insurrection du ghetto de Byalistock, qui a échappé par miracle à la mort et qui donne toutes les garanties de gauche. Nous l'avons invitée à être l'un des juges du Tribunal. Mais voyez comme les choses se sont passées : cette femme appartenait au parti socialiste israélien, le Mapam, qui lui a interdit de siéger parmi nous et par discipline, elle n'est pas venue. Six mois après, lors de la seconde session la deuxième réaction est venue du Tribunal et je l'ai beaucoup regretté. En effet, le Mapam s'était ravisé entre temps et avait accepté qu'elle vienne. Alors, certains membres qui n'étaient pas présents la première fois ont mis un veto en disant : « Il faut d'abord savoir si elle a signé une motion en 1956 désapprouvant la guerre du Sinaï ». En vérité, elle l'avait fait. Mais ils ont ajouté : « Nous ne voulons pas d'Israélien si nous n'avons pas un Arabe ». À quoi on leur répondait : « Si vous voulez un Arabe, vous n'aurez pas d'Israélien car les Arabes s'en iront si un Israélien est présent ». Je vous fais remarquer la complexité d'une pareille chose (...). Quant à moi, je suis partisan d'inviter des militants de gauche israéliens, étant bien entendu qu'ils sont des vrais militants de gauche, c'est-à-dire des membres du Mapam et non pas du Mapaï.
A. SCHWARZ. - Ou du Maki, du Rakah, de l'Organisation Socialiste Israélienne.
J.-P. SARTRE. - Oui. Ils ne sont pas compromis par les action du gouvernement. Mais il n'en reste pas moins vrai, et nous n'y pouvons rien, qu'on ne peut pas inviter ensemble à une conférence internationale des Arabes et des Israéliens. On ne le peut pas car les Arabes ne le veulent pas. Alors, à ce moment-là, quoi que vous fassiez ce serait injuste.
A. SCHWARZ. - Mais pourquoi toujours céder au chantage arabe ?
J.-P. SARTRE. - Parce qu'il est certain que la gauche se trouve avoir plus de sympathie pour certains mouvements de libération - pensez à l'Algérie pour nous - que pour un pays pour lequel on n'a pas d'antipathie mais qui, jusqu'à ces dernières années, ne se trouvait pas menacé comme il l'est devenu. Pour nous, le vrai problème, c'était : qu'est-ce qui se passe en Algérie, dans la gauche marocaine. Que représente le barrage d'Assouan ? Nasser prend-il en Egypte des mesures objectivement socialistes ? etc. Alors que la gauche israélienne est minime. Cependant, je connais en Israël des gens à qui personne n'a le droit de donner de leçons. Ils sont vraiment des gens de gauche, dans un sens entier, absolu, admirable. Je pense, par exemple, à Simha Flapan, c'est un homme que j'estime profondément. C'est un travailleur, un kibboutznik, un socialiste, un intellectuel. Je l'ai toujours trouvé d'accord avec moi pour la guerre du Vietnam comme pour tout le reste. Mais malheureusement, à mon avis, il représente l'impuissance. Par rapport à l'ensemble, la gauche du Mapam a du poids mais reste quand même une minorité. C'est pour cela que je vous donne raison. Si cette gauche était constamment invitée dans les conférences et les congrès, etc., ça lui donnerait un poids plus grand à l'intérieur du pays. Les Israéliens s'apercevraient que ces hommes peuvent aider à sortir le pays de l'isolement. Mais il ne faut pas être hypocrite, on ne peut inviter en même temps des Arabes et des Israéliens. Le problème est donc provisoirement insoluble.
A. SCHWARZ. - Vous avez parlé de la minorité et j'aimerais reprendre cette question d'un autre point de vue. La gauche du Mapam est une minorité dans le parti, comme Israël lui-même est une minorité dans le Moyen -Orient. Le mépris des droits de l'individu s'exprime aujourd'hui par l'autoritarisme contre lequel les étudiants ont donné d'admirables exemples de contestations globale. Il peut être comparé au mépris que l'on a pour les droit à la survivance des minorités ethniques et nationales. J'ai rencontré il y a quelques mois Loutfallah Soliman, un ami, un camarade et un honnête homme, avec qui j'ai été en camp de concentration et en prison en Egypte, il y a plus de 20 ans. Nous étions tous deux alors membres de la Quatrième Internationale. Parlant de la nécessité de réaliser l'unité du monde arabe, cet internationaliste de gauche m'a déclaré et ce n'était pas une boutade : « Je suis pour le génocide des minorités ". L'histoire des minorités au Moyen-Orient n'est guère édifiante ; persécution des Arméniens par les Turcs, des Kurdes par les Irakiens, des Druzes par les Syriens, des Nubiens par les Egyptiens, des Noirs du Sud par les Soudanais... Pensez-vous que nous ayons le droit de sacrifier les minorités, l'individu, à des buts stratégiques à longue portée ? La fin justifie-t-elle les moyens ? Toujours ? Un fellah est-il un citoyen à part entière?
J.-P. SARTRE. - Non évidemment. Le but change dès que l'on use de ces moyens que sont les massacres des minorités ou la suppression de la liberté des individus. Il est impossible d'atteindre le socialisme à partir du stalinisme car on n'arrivera jamais qu'à quelque chose dont l'instrument a été le stalinisme. De même, il est impossible de parvenir à l'universel à partir de la suppression des minorités. L'universel ne peut se faire que par accord et non en supprimant les dissidents. Cela dit, le problème d'Israël et du monde arabe n'est pas tout à fait un problème de minorités et de majorités. Selon moi, c'est un problème de souveraineté. Les Arabes ne voient pas Israël comme une minorité puisque pour eux, c'est le fer de lance de l'impérialisme américain. On ne peut comparer cela avec les mauvais traitements subis par les minorités juives dans un État arabe.
A. SCHWARZ. - Oui, mais pour les Arabes, le but avoué de la guerre en 1948 comme en 1967, était l'extermination de la population juive en Israël.
J.-P. SARTRE. - Oui, mais en tant qu'État, n'est-ce pas. Je connais beaucoup d'Arabes, évidemment, ce sont des Arabes de gauche, et tous s'en prenaient à Israël-État et non pas à Israël-minorité juive, au contraire. Faire un État qui soit arabe ou palestinien et juif, voilà notre affaire. Je ne sais pas si ces propos étaient politiques ou pas, mais je les ai entendus partout, y compris dans la bouche de Nasser. C'est dire que l'idée n'était pas de supprimer les Juifs. Il est certain que Choukeyri y pensait, lui. Mais certains hommes politiques responsables songeaient à supprimer l'État et non pas les Juifs en tant que minorité. Et cela, parce que cet État leur faisait peur. Pour eux, c'était le fer de lance. Et surtout après 1956, on comprend, n'est-ce pas, qu'ils l'aient vu ainsi.
A. SCHWARZ. - Ayant vécu pendant 25 ans au Moyen-Orient - je suis né en Égypte, à Alexandrie - et connaissant la situation des minorités, et pas seulement juives, en Égypte, je peux vous dire qu'elles sont constituées de citoyens de deuxième classe. Là-dessus je pourrais vous donner d'innombrables exemples. En fait, dans les États arabes, les seuls citoyens à part entières sont les Arabes musulmans, comme aux États-Unis les seuls citoyens à part entière sont les blancs protestants.
J.-P. SARTRE. - Je suis d'accord, mais trouvez-vous qu'un fellah est un citoyen à part entière ?
A. SCHWARZ. - Non, évidemment.
J.-P. SARTRE. - Dans ces pays-là, il n'y a pas de citoyens à part entière, à l'exception de certains groupes puissants contre lesquels, il faut le reconnaître, le gouvernement égyptien a essayé de lutter. On se demandait s'il y avait une nouvelle classe et Nasser craignait qu'elle ne prenne de plus en plus d'importance. Il luttait contre la classe féodale qui subsistait encore, mais combattre la nouvelle classe montante était bien plus difficile...
 Je ne vois pas de différence entre le fellah des village qui se nourrit d'une tasse de thé par jour et un copte, probablement un peu plus riche, mais privé de droits politiques. Sauf qu'au Moyen-Orient, le cas de minorité se résout souvent par un massacre... Quant aux droits, il y a si peu de gens qui en ont et pas seulement des droits politiques. Pour moi, le droit commence...
A. SCHWARZ. - Avec le droit au bonheur.
J.-P. SARTRE. - Avec les possibilités économiques et puis de culture. Un fellah ne sait pas lire, donc il n'est pas citoyen.
A. SCHWARZ. - Nous avons parlé au début du manichéisme qui se manifeste aujourd'hui dans la philosophie politique de beaucoup d'États. Une autre tendance se généralise de plus en plus, la falsification systématique de l'histoire, liée d'ailleurs au renversement total des valeurs et à la manipulation de l'opinion publique. Hitler en a donné l'exemple qui envahissait la Pologne en prétendant que celle-ci nourrissait de projet d'agression à l'égard da Grand Reich. Plus tard ça a été Kennedy à Cuba et la Great Society. Hier c'était Jonhson au Vietnam et la défense de la démocratie. Aujourd'hui, c'est la Tchécoslovaquie, menaçant les Soviétiques, qui viennent à Prague apporter une aide fraternelle à la défense du socialisme. Cette falsification systématique de l'histoire ne se manifeste-t-elle pas également dans une certaine presse qui présente l'agression perpétrée par les États Arabes contre Israël en 1948 comme une agression d'Israël contre les Arabes ? Nous avons tous lu dans « Trybuna Ludu »  et dans bien d'autres journaux de partis communistes au pouvoir, des articles faisant d'Israël l'agresseur de 1948. Pourtant, nous savons fort bien que, d'une part, Israël doit son existence à une décision de l'ONU cautionnée par l'URSS et les démocraties populaires - et que d'autre part, à cette occasion, les États de la Ligue Arabe, se sont prêtés au jeu de l'impérialisme britannique qui a provoqué l'agression de 48 afin de revenir par la fenêtre alors qu'on l'avait chassé par la porte. Sans équivoque, en 48, les forces impérialistes ont joué la carte arabe cléricale et fascisante contre un Israël laïque et anti-impérialiste.
J.-P. SARTRE.- Il y a tout un travail à faire qui est de lutter contre les mensonges et remettre les choses au point. C'est notre travail et c'est pour cela que les intellectuels ont en danger partout ; aujourd'hui un peu moins en France, je dois le dire, que partout ailleurs. En ce qui concerne le Moyen-Orient, il est absolument délirant d'attribuer à Israël le rôle d'agresseur en 1948. Je voudrais simplement faire remarquer, toujours par refus du manichéisme, qu'en Israël même, sauf à l'extrême-gauche, on présente les événements de 56 comme une juste réaction aux attentats qui, effectivement, avaient lieu à cette époque. En vérité, il s'agissait pourtant bel et bien d'une attaque concertée avec les puissances impérialistes qui cherchaient, elles, à occuper le canal de Suez. On trouve donc cette tendance en Israël aussi. De fait, je ne connais de démocratie nulle part. Peut-être aurait-elle pu naître en Tchécoslovaquie mais aujourd'hui, on essaie de l'étouffer. Avec ses partis et la Histadrouth très stratifiés, Israël ne donne pas l'exemple d'une démocratie. Certes, l'expérience du Kibboutz est une chose admirable. Je ne considère cependant pas qu'un citoyen israélien a plus que dans notre pays la possibilité de choisir et d'être informé. Sur d'autres plans, en Israël, on trouve beaucoup de choses positives : la condition de femmes, la puissance de travail des gens, leur volonté de savoir et de connaître... Et puis vous me parlez de minorités et de citoyens de seconde classe : n'oubliez pas qu'en Israël, les Arabes sont aussi des citoyens de seconde classe. Ils ne sont pas maltraités, ou plutôt, ils ne l'étaient pas car maintenant la situation est devenue plus tendue mais, quand je les ai vus, ils n'étaient pas maltraités. Il y avait des spoliations de terre, des évictions, des difficultés de travail. Il était impossible pour eux d'aller plus haut que l'État de maçon et comme précisément, il y avait à cette époque une crise dans le bâtiment, les Arabes refluaient vers leurs villages où ils n'avaient plus de terres à cultiver. De plus, pour beaucoup d'entre eux, il y avait le livret : ils ne pouvaient pas circuler sans autorisation. Enfin, de toutes façons, une minorité est une minorité. Elle peut bien voter tant qu'elle veut, si elle est minorité elle restera minorité et ce n'est pas la faute des Israéliens. En vérité, le problème se pose ainsi : doit-on exiger qu'Israël soit un État à part ou faut-il le considérer comme un État parmi les autres ? Cela veut dire : ce sont des Juifs, ils ont été persécutés, ils possèdent donc une espèce d'héritage de persécution permanente qui fait leur grande valeur. S'il en est ainsi, l'État d'Israël doit être exemplaire et on doit lui demander plus qu'aux autres. Au contraire, si on affirme qu'Israël ressemble à n'importe quel État, il ne s'agit plus alors des Juifs en Israël mais d'Israël et dès lors, on le considère comme ce qu'il est et, il faut le reconnaître, il a les mêmes défauts que les autres États. En 1967, Israël n'avait d'autre choix que la guerre.
A. SCHWARZ. - Nous avons parlé de 48 et de 56 mais venons-en à juin 67. Là aussi, la gauche s'est trouvée partagée. Certains disaient qu'Israël était l'agresseur et d'autres, qu'il s'agissait d'un cas de légitime défense, Israël ayant effectivement été menacé d'anéantissement. Toutes les mesures prises durant les semaines précédant la guerre tendent à le démontrer. Il y a eu un réflexe d'auto-défense qui a poussé toute la population israélienne à combattre avec le courage du désespoir et à appuyer unanimement le gouvernement. C'est ce qui s'est passé aussi en Tchécoslovaquie lorsque la population s'est solidarisée avec ses dirigeants et a repoussé unanimement l'agression soviétique. Quel est votre point de vue là-dessus ? Pensez-vous qu'en 67 Israël s'est battu pour assurer sa survie ou bien qu'il était l'agresseur ?
J.-P. SARTRE. - Avez-vous lu dans « New Outlook » la traduction d'un article d'Heykal ? Huit jours avant le 6 juin, il écrivait qu'Israël était contraint d'attaquer ; au moment où le golfe d'Akaba était bloqué, Heykal écrivait dans « Al Abram » qu'Israël avait été placé dans une situation telle qu'il était obligé de passer à l'attaque.
A. SCHWARZ. - En d'autres termes, Nasser a affirmé la même chose. Il a déclaré après avoir bloqué le golfe d'Akaba : « Maintenant nous laissons à Israël le choix entre mourir asphyxié lentement, ou mourir rapidement massacré par nous ».
J.-P. SARTRE. -  Cela signifie qu'à mon avis, Nasser ne voulait pas de ce conflit. Cette déclaration revient à dire aux Syriens : on va le plus loin possible, mais vous savez il y aura la guerre. Je ne peux pas admettre que le Nasser que j'ai vu et celui qui a attaqué soient la même personne. Nasser, quand il a agi et parlé à ce moment-là, a été victime de sa grande idée de panarabisme, de panislamisme. Il a été probablement manœuvré par les Syriens. En même temps, il en était conscient je suppose. Sa condition de leader, sa volonté d'être le chef du monde arabe l'oblige toujours à coiffer la violence. Il l'a fait pendant des années avec beaucoup d'habileté. En somme, la politique de Nasser a toujours consisté à être violent en paroles puis à se détourner vers la négociation. Cette fois-là, ça a conduit à la guerre parce c'était trop fort. En tous cas, pour moi, Israël n'a pas été l'agresseur. A ce moment-là, Israël n'avait pas d'autre choix que se battre. La preuve en est que les Égyptiens l'avaient prévu et dit en toutes lettres.
A. SCHWARZ. - Je suis parfaitement d'accord avec votre analyse et j'ajouterais une autre considération. J'irais un peu plus loin : il est probable que les Israéliens et les Arabes ont tous les deux été pris dans un piège. L'impérialisme américain avait intérêt à ce qu'un conflit au Moyen-Orient vienne détourner l'attention du Vietnam, et l'impérialisme soviétique avait intérêt à une défaite des États arabes qu'ils savaient certaine et qui leur permettrait de réaliser le vieux rêve des tsars : l'accès à la mer chaude. Ne pensez-vous donc pas que le conflit du Moyen-Orient a été provoqué surtout par la rivalité de ces deux impérialismes ? La complicité objective des Russes et des Américains.
J.-P. SARTRE.- Je suis d'autant plus d'accord que nous retrouvons dans un conflit analogue, au Nigéria et au Biafra, les Soviétiques et les Anglais servant les mêmes intérêts et dans une même complicité, je veux dire objective. En ce qui concerne Israël, la complicité objective des Russes et des Américains n'est pas douteuse. Le rôle des Soviétiques au Moyen-Orient et particulièrement dans le monde arabe me paraît assez affreux : ils ont excité les Arabes en leur fournissant des armes, non pas pour qu'ils gagnent, mais pour qu'ils perdent. Et par conséquent, maintenant qu'ils ont perdu, ils sont entre leurs mains. Sans cette défaite, il n'y aurait pas aujourd'hui des techniciens soviétiques le long du canal de Suez, dans l'artillerie égyptienne, etc. Les Arabes et les Israéliens se sont laissés prendre à ce jeu. De cette même stratégie procède la volonté de maintenir des points chauds un peu partout sur le globe. Dans cette affaire, le rôle des deux grands impérialiste m'apparaît absolument criminel.
A. SCHWARZ. - À la lumière des derniers événements tchécoslovaques qui ont démasqué même aux yeux des masses progressistes le véritable visage de la bureaucratie soviétique et de l'impérialisme soviétique, pensez-vous possible que certains partis communistes révisent leur position à l'égard d'Israël et adoptent un nouveau point de vue contenant davantage d'imagination, et plus de souci de la vérité ?
J.-P. SARTRE. - C'est ce qui s'est passé en Roumanie et commençait à se passer en Tchécoslovaquie. Quant aux P.C. occidentaux, ce ne serait pas une conséquence immédiate. Il s'agit beaucoup plus d'une révision globale. Ils doivent garder l'indépendance dans l'unité ce qui est très difficile. Le parti italien se conduit très bien en ce moment. Quoique toute une presse de droite l'attaque en prétextant qu'il n'est pas assez net, il dit des choses très bien. Une révision de l'ensemble des positions à prendre par le P.C. doit s'ensuivre non seulement à propos d'Israël mais sur l'ensemble des problèmes puisqu'il s'agit de garder l'unité dans la diversité. Il n'y aura plus désormais cet alignement rigoureux sur une politique. Mais il n'est pas sûr que cela arrive demain, au contraire. Pour garder l'unité ils devront peut-être donner des gages et se montrer encore plus fermes sur des positions anti-israéliennes pour pouvoir être plus libres sur d'autres points. Il est certain qu'il y a actuellement un processus de libération des pays communistes occidentaux, qui se paye de l'esclavage de Prague.
A. SCHWARZ. - Certains pays arabes sont gouvernés par des groupes militaires qui, aujourd'hui, sont objectivement anti- impérialistes. Mais ne pensez-vous pas que cet anti-impérialisme soit purement opportuniste. Au moment voulu, ils s'allieront de nouveau à la bourgeoisie et aux cercles impérialistes américains. Le Che nous avait averti que l'on ne doit pas s'attendre à une politique révolutionnaire de la part de militaires puisqu'en dernière analyse, les intérêts de la caste militaire s'identifient à ceux de la bourgeoisie autochtone. Et 40 cette bourgeoisie voit dans les États-Unis le plus sûr rempart contre la révolution socialiste.
J.-P. SARTRE. - Je ne le crois pas mais je ne connais pas assez le monde arabe pour parler en général. Je connais un peu l'Egypte. Je n'ai pas l'impression que les gens honnêtes rencontrés à tous les échelons veulent se ré-allier maintenant avec les Américains. Ils sont parvenus à une certaine conscience. La construction du barrage d'Assouan a appris aux responsables de gauche, du moins aux progressistes, le prix de l'alliance avec les U.S.A. Le plus grave, c'est que dans aucun de ces pays, les forces contre-révolutionnaires n'ont été vraiment jugulées. Elles sont présentes jusqu'au sein du gouvernement et un renversement de la situation pourrait faire revenir une bourgeoisie qui ne demandera qu'une chose : l'alliance avec les États-Unis. Cela peut arriver du jour au lendemain. Pourtant, aussi paradoxal que cela puisse paraître, en Égypte, même les éléments dictatoriaux sont profondément anti-impérialistes, même si dans l'armée et les ministères, il y a des gens qui préfèreraient la défaite pour pouvoir s'allier ensuite aux Américains.
A. SCHWARZ. - Pour en revenir à l'Égypte, je suis effrayé d'y voir les cadres de la police politique entièrement noyautés par d'ex-fonctionnaires de la Gestapo, une idéologie officielle, la charte de Nasser d'un cléricalisme effréné et surtout de voir nos raisons d'être, à nous humanistes, foulées aux pieds, les syndicats inexistants, et enfin le pouvoir détenu par une caste bureaucratique militaire et cléricale. Dans ces conditions, peut-on parler encore d'une évolution vers le socialisme. Une structure fondamentalement anti-socialiste peut-elle déterminer une évolution vers le socialisme ?
J.-P. SARTRE.- Sans ironiser, plus ça se bureaucratise et plus ça évolue vers le socialisme, étant donné qu'actuellement le socialisme est représenté par l'U.R.S.S. qui est le pays où la bureaucratie est la plus forte.
A. SCHWARZ. - Mais le socialisme, c'est également Cuba.
J.-P. SARTRE. - C'est également Cuba, mais ne pensez-vous pas que la bureaucratie manque à Cuba, que j'admire ?
A. SCHWARZ. - À Cuba, la bureaucratie n'a pas le pouvoir.
J.-P. SARTRE. -Elle peut s'y développer, Castro est obligé de la contenir. La révolution socialiste a été favorisée par tout ce qui s'est passé ces cinquante dernières années tragiques. Elle doit commencer maintenant mais elle ne pourra commander qu'en renversant la bureaucratie, produit du premier socialisme.
A. SCHWARZ. - Peut-être du second. Car le premier socialisme, c'est Lénine et Trotsky, la révolution permanente qui n'aurait pas admis la dégénérescence stalinienne, qui n'aurait pas permis Thermidor et la bureaucratisation de la révolution, qui a suivi.
J.-P. SARTRE. - Lénine ne se serait pas prêté à cela mais je ne sais pas ce qui se serait passé s'il avait survécu à ses blessures. Cette bureaucratie ne dépendait pas de lui et quant à Trotsky, il avait, lui aussi, des traits bureaucratiques. C'était un magnifique organisateur et tout en étant contre la bureaucratie, la façon dont il concevait le passage au socialisme impliquait la même bureaucratie que Staline. La bureaucratie ne dépendait pas des hommes mais des structures. Il s'agissait de rattraper cinquante ans de retard ce qui supposait des individus polyvalents qui soient à la fois des politiques et capables de faire marcher des usines. C'est ainsi qu'est née cette terrible bureaucratie. Maintenant s'amorce une troisième période : la lutte contre la bureaucratie, je ne sais pas ce qu'elle donnera.
A. SCHWARZ. - Quelles sont, selon vous les conditions qui pourraient assurer la paix dans le Moyen-Orient. Certes, si je désire la paix dans cette région, c'est pour que la guerre civile puisse mieux se préparer, pour que les peuples arabe et juif de cette région puissent s'unir dans la lutte contre l'impérialisme américain, qui est l'ennemi mortel de l'humanité. Dans cette perspective, quel processus pourra finalement apporter la paix dans cette région, afin que ses habitants puissent défier leurs efforts à la lutte contre le véritable ennemi qui est l'impérialisme et ses laquais - les bourgeois autochtones - au lieu de se déchirer dans une lutte fratricide ?
J.P. SARTRE. - Il n'y a actuellement aucune perspective pratique d'un dégel. Ce que l'on peut se demander aujourd'hui, c'est à quelles conditions peut-on envisager dans un autre climat, une paix qui permettrait qu'une lutte des classes réelle puisse s'établir ? Pour moi, ces conditions sont les suivantes : la reconnaissance de la souveraineté israélienne, les pleins droits de la société palestinienne à recouvrir elle-même une souveraineté reconnue par les Israéliens, l'évacuation des territoires occupés, à ceci près que certaines rectifications de frontières devront être faites. Il n'est pas possible par exemple d'abandonner les hauteurs du Golan au-dessus du lac Kinereth. C'est trop dangereux. Mais on ne doit pas faire intervenir de raisons patriotiques et religieuses. Pourquoi les Israéliens conserveraient-ils Jérusalem, par exemple ? On pourrait en faire une zone totalement neutre et remise aux quatre ou cinq plus éminents représentants religieux, sous la protection de l'ONU. En même temps, mais c'est un autre problème, il faut l'égalité des citoyens arabes et israéliens. Naturellement, cela doit s'accompagner de la reconnaissance absolue de la souveraineté d'Israël. Pour l'instant, tout cela est utopique : la situation évolue chaque jour dans le sens du pire.
A. SCHWARZ. - En ce qui con cerne Jérusalem et pour rester sur le plan de l'utopie, le problème ne serait-il pas plus facile à résoudre si on commençait par le démythifier par exemple en rasant le Mur des Lamentations, en démolissant la mosquée d'Omar et en faisant sauter l'Église de la Nativité ?
J.P. SARTRE. - Oui, mais qui le ferait ?
A. SCHWARZ. - Retournons à la réalité et à la perspective d'une véritable révolution socialiste au Moyen-Orient. Elle doit nécessairement passer par l'union révolutionnaire des exploités, arabes et israéliens.
J.P. SARTRE. - On peut concevoir que cette guerre, comme beaucoup d'autres, engendre la Révolution. Les révolutions naissent plus souvent de la guerre que de la paix. On peut très bien concevoir des deux côtés, une série de défaites et de catastrophes économiques, amenant, et des deux côtés, une révolte véritablement révolutionnaire. Pour l'instant, nous n'en sommes pas là et, comme vous, je préférerais une paix qui créerait ensuite les conditions d'une vraie lutte des classes et une vraie révolution (...). En ce qui concerne la paix et toujours sur le plan de l'utopie, il faudrait qu'en plus de cette reconnaissance d'Israël, des démarches soient entreprises des deux côtés afin d'intégrer l'économie israélienne dans le Moyen-Orient. Elle ferait ainsi partie du Moyen-Orient et cesserait d'être une économie centrifuge, trouvant ses ressources à l'étranger, ce qui est une des principales raisons de la méfiance arabe. On devrait pouvoir concevoir une économie où le capital technique viendrait, pour un temps au moins, des ingénieurs israéliens qui essaieraient de fournir des éléments aux pays voisins. Mais cela suppose tout un changement. C'est pourtant sur cette seule base que pourrait s'établir une paix véritable qui découvrirait le véritable fond du conflit : la lutte des classes.
A. SCHWARZ. - Dans vos « Réflexions sur la Question Juive », vous dites que ce serait une solution paresseuse que de laisser à la révolution future le soin de liquider la question juive. Quelle autre solution envisagiez-vous à l'époque ? Le sionisme ?
J.P. SAHTHE. - Les questions se sont brouillées. Rien ne fait plus peur aux Arabes que le sionisme. Ils y voient la nécessité pour Israël de s'agrandir et donc de prendre des territoires. Certes, ce n'est pas ce qu'Israël déclare vouloir faire mais l'idéal du sionisme, c'est tout de même de faire revenir tous les Juifs en Israël et pour l'instant, le plus grand nombre se trouve encore en Diaspora. Et il n'y aura pas de quoi nourrir tout le monde, à moins, justement, de faire des annexions territoriales. Je conçois, d'autre part, la méfiance des pays socialistes, vis-à-vis d'Israël. Ils sont jaloux de leur souveraineté et on veut constituer leurs communautés juives en communautés de double appartenance, c'est-à-dire appartenant à leur pays mais pouvant choisir d'aller vivre en Israël et différant donc ainsi des citoyens ordinaires. C'est maladroit et favorise l'antisémitisme. Un citoyen soviétique ou roumain n'est déjà que trop tenté par l'antisémitisme et s'il pense que lui n'a pas le droit de quitter son pays alors qu'un Juif peut se dire Roumain et Israélien, il ne pourra que considérer que d'abord ces gens sont plus favorisés que lui et, ensuite, que ce sont des apatrides. Quant au gouvernement, il les considérera avec méfiance puisque, s'ils peuvent choisir Israël, ce ne sont pas des socialistes. Ce type de réaction au sionisme est une chose grave. En tant qu'État souverain, Israël devrait reconnaître à tous les Juifs le droit de venir s'y installer mais s'abstenir de toute propagande militante sioniste à l'extérieur. (...) À mon avis, le sionisme a vécu. Une bonne raison à cela, c'est que, bien que les gens ne se soient pas guéris de leur antisémitisme, il n'y a pas actuellement de crise d'antisémitisme et il n'y en aura pas dans un avenir prévisible. Les Juifs de la Diaspora préfèrent rester là où ils sont. (...) Je vois au contraire naître une nouvelle génération. Les gens de gauche, les Juifs de gauche qui ont mon âge, un peu au-dessous de cinquante ans, hésitaient ou donnaient raison à Israël. Par contre, ceux qui ont autour de vingt ans, communistes, trotskystes ou socialistes - leur âge importe plus que la position de leur parti - sont radicalement anti-israéliens non pas parce qu'ils le considèrent comme un État impérialiste mais parce qu'ils préfèrent s'intégrer à leur pays et lutter pour qu'un jour la révolution ait lieu là où ils e trouvent. Donc, pour moi, le sionisme est mort. Dans ces conditions je me demande pourquoi Israël se bat sur des positions sionistes, je demande souvent à Simha Flapan pourquoi il est sioniste.
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SARTRE ET SIMONE DE BEAUVOIR DANS UN CAMP DE REFUGIES DE GAZA
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A ASSOUAN
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CHEZ ZALMAN SHAZAR PRESIDENT DE L'ETAT D'ISRAEL
A. SCHWARZ. - Le sionisme a eu pendant un certain temps un rôle progressiste puisqu'il était un mouvement de libération nationale luttant pour la renaissance du peuple juif et il a, aujourd'hui, un rôle réactionnaire. L'histoire nous donne ainsi de nombreux exemples de mouvements progressistes à leurs débuts et réactionnaires par la suite. En 89, la bourgeoisie était une classe révolutionnaire. La raison d'être du sionisme ne se justifie plus et, en se survivant à lui-même il emprunte tous les défauts des choses qui veulent se survivre en dépit des événements. Il se développe aujourd'hui comme un chauvinisme dangereux puisque son intransigeance menace l'existence même de l'État qu'il a contribué à créer.
J.-P. SARTRE. - Le sionisme était une conception avancée à l'époque où tout le monde était colonialiste. Au départ, il est imprégné de colonialisme. Je ne considère pourtant pas du tout Israël comme un pays colonisateur. Le sionisme a été progressiste dans une atmosphère où l'on trouvait naturel d'aller prendre une portion de terrain et de s'installer dans un immense pays peu développé. À cette époque-là, ce que l'on a fait était parfaitement normal. Le drame a été le réveil de la conscience arabe. C'est bien à tort que l'on traite de colons ces hommes, qui, depuis le début, ont travaillé de leur mains. La meilleure réponse serait de déclarer que, précisément, le sionisme n'existe plus. II a contribué à créer l'État, nous reconnaissons son commencement, mais désormais nous n'approuvons plus certains éléments de son idéologie. Le sionisme a perdu son efficacité. II ne sert plus qu'à faire dire que du moment qu'on est sioniste, on n'est pas de gauche. C'est l'argument arabe : un sioniste ne peut être de gauche puisqu'il veut un État fondé sur la race, argumentation qui d'ailleurs pourrait se retourner contre eux. Mais je constate que ce serait une réponse. C'est aussi utopique parce qu'il y a chez les Israéliens un attachement très grand à la pratique sioniste même si elle n'a plus de portée. Ils ne veulent pas se résigner à la liquider. Les Israéliens parlent d'une drôle de façon aux Juifs qui ne sont pas en Israël, avec un peu de réserve et de méfiance. « Pourquoi ne pas rester ici ? ». Par exemple, il aiment beaucoup Claude Lanzmann qui a vécu avec eux là-bas et ils finissent toujours par lui demander : « Pourquoi ne restez-vous pas ici ? ». Je comprends très bien le point de vue de certains d'entre eux. Ainsi, j'ai en Israël un jeune ami de trente ans au plus, un type remarquable, français, qui vit dans un kibboutz. II est arrivé très éprouvé. Ses grands-parents avaient été tués par les nazis et lorsqu'il revint ce fut pour s'apercevoir que les antisémites avaient assisté au massacre des Juifs et étaient restés antisémites. Il était très jeune, il éprouva une haine farouche pour tous ces gens. II partit donc afin de ne plus avoir affaire à eux. Lorsqu'il pense aux Juifs de France, il admet ceux de soixante ans parce qu'ils sont comme ses parents, ils sont vieux. Mais les autres, pense-t-il, ils n'ont rien compris. Comment un Juif de trente ans peut-il encore vivre en France après ce qu'il a vu ? Son lourd passé émotionnel repose sur des structures réelles. C'est à cause de cela qu'on peut espérer voir un jour le sionisme disparaître. Mais tout cela ne nous empêche pas d'avoir le courage de dire que la souveraineté d'Israël, c'est aussi le droit pour tous les Juifs d'aller en Israël, s'ils le désirent, et de devenir citoyens israéliens. En même temps, cela implique qu'on ne doit pas faire de propagande visant à faire venir en Israël les citoyens des autres pays.
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MANIFESTATION DE MEMBRES DE KIBBOUTZ EN FAVEUR DE LA PAIX: UN HÉRITAGE OE PERSÉCUTION
(copyright Arturo Schwarz et « Quaderni del Medio Oriente »).
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