
Revue de l'Arche de janvier 1964
Un décret du président américain a ordonné la publication des derniers documents confidentiels relatifs à l'assassinat de John Fitzgerald Kennedy.
Cet épisode avait particulièrement ébranlé la population juive états-unienne en raison des origines de Jack Ruby, l'homme qui avait tué Lee Harvey Oswald, lui même assassin du président.
Notre archive de l'Arche, publié un mois après le meurtre de Dallas, en janvier 1964, nous replonge dans ce climat et analyse l'effroi qui traversait la communauté juive redoutant alors une résurgence d'antisémitisme.
Il n'y avait plus de différences en Amérique, pendant ces quatre jours de novembre. Il n'y avait plus de Chrétiens ni de Juifs, de Blancs ni de Noirs, seulement des gens endeuillés. L'événement était bouleversant et la réaction fut touchante. Dans les minutes qui suivirent les coups de feu, la nouvelle avait fait le tour de l'Amérique. Le jeune, le beau, le vigoureux Président était mort ! Lui qui avait bravé le Pacifique pour échapper aux Japonais, n'avait pas été épargné par la balle du tireur d'élite ; lui qui avait fait vœu d'entraîner la nation vers un brillant nouveau monde d'espoir, n'était plus ; le symbole même de la jeunesse, de l'espérance, de la force, du courage, avait été soudainement effacé - soudainement et sans aucun avertissement. Les étudiants de l'Université de l'auteur de ces lignes, cette jeunesse américaine si souvent qualifiée d'insensible et de dégénérée par les uns, de stupidement réactionnaire par les autres - pleurèrent et le firent ouvertement sans doute. Ils pleurèrent dans les rues, presque avec fierté, à la face du monde. C'était, en fait, les jeunes qui étaient les plus affectés ; ils s'étaient identifiés avec lui, il était le représentant de la génération née avec ce siècle. Ils apprirent la nouvelle et pleurèrent. Ils rentrèrent chez eux, pour ne pratiquement plus en sortir pendant quatre jours. Lorsqu'ils sortaient, c'était pour aller prier dans leurs églises et leurs synagogues. Puis ils retournaient à leurs portes et y restaient accrochés. Vendredi, ils avaient suivi les événements dramatiques du Texas, parmi les fleurs et les poignées de mains, le défilé des voitures, et puis le hiatus. L'activité effrénée à l'hôpital, qui se termina par l'échec. Un nouveau Président assermenté. Le retour à Washington du mort et du vivant. Le lendemain, l'arrivée des dignitaires, dont beaucoup avaient été appelés à Washington par le Président décédé, qui désirait leur demander assistance. Les nouvelles de Dallas, les photos de l'assassin présumé, les preuves recueillies de sa culpabilité. Et parallèlement au passé, l'avenir : des scènes montrant le nouveau Président en action, douloureusement partagé entre le besoin de continuité du gouvernement et son rôle de meneur du deuil national. Dimanche, la procession militaire accompagnant au Capitole le caisson supportant le cercueil. Mais, hélas, après qu'une nation tout entière ait littéralement assisté à un meurtre, celui de l'assassin présumé. Les discours des leaders du Congrès, dont un fort beau et poétique, aussi incroyable que cela puisse paraître. Puis à l'aéroport, l'arrivée du Président de la République Française, l'air solennel ; le Président de la République Fédérale Allemande et son Chancelier ; l'Empereur d'Ethiopie. D'autres nouvelles de Dallas. « Nous vous remettons en communication avec le Capitole ». Les réactions de la famille en deuil, l'épouse affligée, les enfants, tranquilles dans leur innocence. Puis, Lundi ... Dans la matinée, des gens endeuillés, de toutes croyances et de toutes couleurs, dont certains n'avaient pas franchi le seuil d'une église depuis des décades - quittèrent brièvement leur poste de télévision, pour se recueillir dans les édifices de leurs cultes. Les temples et les synagogues arboraient leur air de Yom Kippour. Pas une place disponible. Ils étaient venus dire le Kaddish, et d'autres prières de tristesse. Les Rabbins essayèrent de déterminer l'étendue de l'échec moral, de la honte nationale. Ils ne s'étaient pas concertés, seule les animait la sincère recherche de réponses impossibles à obtenir. Puis, retour au poste. Les dernières scènes du drame inattendu. De nouveau le caisson roule, d'abord vers la Cathédrale, pour la Grande Messe, ensuite vers le Cimetière d'Arligton, le lieu repos dernier. Le cercueil est descendu, les derniers gestes splendides de ceux qui l'aimèrent. Mais la caméra elle-même sait que la vie doit continuer. Du cimetière, elle revient se braquer sur le Gouvernement, sur la réception des personnalités étrangères.
C'est sans doute à cet instant que les Américains de toutes croyances et toutes couleurs se sont séparés de leurs postes. Ils ont poussé un soupir de soulagement. La vie pouvait continuer, elle continuait. Ils quittèrent leurs foyers comme après un siège de quatre jours. Le froid vif de novembre semblait revigorant, après ces heures sombres ... Jusqu'au dimanche suivant l'assassinat de John Kennedy, le comportement des Juifs américains était celui de tous les autres Américains. C'est ce matin-là qu'un quelconque propriétaire de cabaret, vulgaire et émotif, mêla le problème juif à l'assassinat. Devant des millions de spectateurs horrifiés et stupéfaits, Jack Ruby trouva la célébrité en s'introduisant au poste de police de Dallas, - déjà un fait impensable - puis en tirant froidement sur Lee Harvey Oswald, l'assassin présumé du Président. Ruby faisait-il partie d'une conspiration cubaine, marxiste qui réduisait Oswald au silence par crainte de ses révélations ; ou était-il à la solde d'un groupe de droite, également pour faire taire un Oswald dément ? L'air sentait la conspiration. Dans l'heure qui suivit le meurtre d'Oswald, le meneur de jeux de la boîte de Ruby prétendait avoir vu Oswald dans l'établissement, quelques jours plus tôt. On attendait d'autres évolutions imminentes. Mais les jours passèrent et aucune preuve ne vint confirmer qu'il y eut un lien quelconque entre Ruby et l'assassin de Kennedy. Beaucoup de Juifs s'en montrèrent ouvertement soulagés. Théoriquement, ils savaient qu'ils avaient le même droit que d'autres à compter des escrocs et des fous parmi eux ; en pratique ils réalisaient dans leur for intérieur que leur position était différente. Même lorsqu'il devint probable que Ruby n'avait rien à voir avec l'assassinat, beaucoup de braves Juifs se sentirent mal à l'aise à l'idée que l'un des leurs avait eu recours au lynchage et donné un absurde exemple de vengeance pathologique. Bien sûr, il y eut des conséquences prévisibles. Il y eut l'à propos antisémite, la répétition des anciens soupçons et superstitions. Certains néo-fascistes canadiens se sont empressés d'exprimer des accusations assimilant Juifs et Communistes, et qualifiant toute la tragédie de complot Judéo-Communiste pour la liquidation du Président des États-Unis. Les calomnies des fous extrémistes de droite risquent de devenir plus fréquentes et de s'intensifier.
Mais jusqu'ici le problème juif n'a pas été soulevé, et certainement pas dans les milieux sérieux. Dans les heures qui suivirent l'assassinat, tous les leaders juifs ont condamné l'événement et rendu hommage au Président défunt. Pas une agence juive ne manqua de rappeler les efforts humanitaires et les desseins pacifiques du Président. Ils ne faisaient pas mention expressément de l'attitude de Kennedy envers les Juifs. Mais ils gardaient à l'esprit le fait que Kennedy avait été le premier non-protestant à entrer dans la Maison Blanche, ouvrant ainsi la voie à d'autres minorités. Ils avaient d'abord craint le catholique en lui : il pouvait abattre les barrières séparant l'Eglise de l'Etat, un principe de base de l'action juive actuelle. Mais Kennedy le catholique ne les a pas abattues, il les a, au contraire, maintenues plus fermement qu'aucun autre homme d'Etat de l'histoire récente. Il a choisi son entourage sur des bases de capacité, et non d'origine ethnique. Parmi les Juifs, il avait choisi Myer Feldmann, comme conseiller particulier du Président et Jerome B. Wiesner comme assistant spécial pour la Science et la Technologie. Les demi-Juifs Schlesinger et Salinger, officiellement protestants, étaient ses proches collaborateurs. Il y avait des Juifs à de hauts postes dans tous les secteurs du Gouvernement, choisis pour leurs aptitudes, qu'elle que fut leur origine. Parmi les nominations initiales à son cabinet, Kennedy avait inclus deux Juifs : Arthur Goldberg comme Secrétaire d'Etat du Travail et Abraham Ribicoff, un ami personnel, et son défenseur depuis toujours, comme ministre de la Santé, de l'Education et de l'Hygiène. Aucun des deux ne faisait plus partie du cabinet à la mort de Kennedy. Goldberg avait été élevé au haut rang de Juge à la Cour Suprême, et Ribicoff avait préféré la politique âpre et périlleuse du Sénat des E. U. Même au sujet d'Israel, il n'y avait rien à redire. Kennedy s'était montré manifestement plus froid envers Nasser que son prédécesseur ; il avait désespérément cherché, sans y arriver, à une formule de « modus vivendi » dans le Proche-Orient. Enfin, Kennedy avait pris fortement position pour les Droits Civils, reflétant une fois de plus les aspirations sociales des Juifs Américains. En tant qu'Américains et en tant que Juifs, les Juifs Américains se sentaient doublement à l'aise et en sécurité avec ce jeune homme aux cheveux broussailleux à la Maison Blanche.
Mais ils ne sont pas inquiets avec Lyndon Johnson à la Maison Blanche. Johnson a été proche de Franklin Roosevelt comme de Truman ; il s'était spirituellement aligné sur Kennedy. Il est en même temps le mieux préparé et le plus apte des Vice-Présidents à devenir Chef Suprême. Jamais aucun Vice-Président n'a manifesté aussi clairement et aussi dramatiquement son désir de poursuivre les voies de son prédécesseur. Pour renforcer cette impression de continuité, il a non seulement maintenu le Cabinet en entier, mais aussi - et cela est extrêmement significatif - l'ensemble des assistants personnels de Kennedy. Sur ce point il s'est écarté des coutumes de tous les Vice-Présidents ayant précédemment accédé au pouvoir suprême.
Il serait cependant naïf de présumer -que les opinions du Président Johnson sont en tous points identiques à celles de son prédécesseur. Elles ne sont sans doute pas très différentes, mais des différences existent. Le Président Johnson sait qu'il ne peut se permettre d'exprimer publiquement des opinions s'écartant nettement de celles du Président martyr. Il n'a que neuf mois devant lui jusqu'à la Convention, et un an jusqu'aux élections, pour s'affirmer. Bien que le plus connu des Vice-Présidents, il n'était quand même qu'un Vice-Président catapulté au pouvoir par accident.
Le Président Kennedy avait une équipe qui jouissait d'une confiance étendue, il avait promu des mesures qui rencontraient une vaste approbation publique, en dehors du Congrès cependant. Le Président Johnson, l'un des plus habiles tacticiens politiques des temps modernes, sait qu'il peut au mieux affermir sa position en tant qu'héritier de Kennedy - avec une différence, Kennedy n'avait pas réussi à faire accepter l'essentiel de son programme par le Congrès. Johnson va s'évertuer de prouver, dans tous les domaines, que non seulement il adhère au programme de Kennedy, mais aussi qu'il sera capable de le mettre en action. Il est particulièrement qualifié pour faire accepter par le Congrès les projets qu'il n'aurait pas approuvés venant de Kennedy. Publiquement, Johnson s'efforce de s'identifier au programme Kennedy. En tant qu'homme du Sud, il avait la réputation d'être plutôt tiède envers les Droits Civils ; Johnson a vu quotidiennement un des experts des Droits Civils et a donné publiquement la priorité, au Congrès, au projet de loi. En tant qu'homme du Sud, on le croyait également tiède envers d'autres groupes minoritaires. A la mort du sénateur Lehman il a tenu - malgré les craintes exprimées pour sa sécurité - à assister au service funèbre célébré au Temple Emmanuel à New- York. Sachant qu'il doit gagner la confiance des Syndicats, dont Kennedy jouissait, il a souvent et régulièrement conseillé des leaders des Syndicats. Alors qu'il est aussi visiblement occupé à donner l'impression d'une continuité absolue, il emploie aussi tous ses efforts à convaincre ses anciens collègues du Congrès à adopter son programme.
Envers les Juifs, en Amérique comme ailleurs, il n'y aura pas de changements dus au nouvel occupant de la Maison Blanche. Ce n'est qu'au cas où il serait réélu qu'on pourrait s'attendre à de réels changements, en admettant que Johnson les désire. Jusqu'à ce que Dean Rusk arrive au terme de son mandat au département d'État, il n'y aura pas de changements dans la politique au Proche Orient. Mais en 1964 une nouvelle administration Johnson, pourrait amener un nouveau secrétaire d'Etat. Ce pourrait même être le sénateur Fulbright, dont la sympathie notoire pour Nasser et pour les Arabes a été précédemment décrite dans l'Arche. Cependant Johnson pourrait craindre même alors, comme tous les présidents l'ont craint, la colère du peuple de New York, dont l'ensemble prépondérant de votes a été décisif lors de maintes élections - lui, aucun président, et aucun homme du Sud, ne peut l'ignorer. Au contraire, il est probable que le nouveau Président fasse machine arrière pour prouver sa bienveillance envers les Juifs. Mais en tant que président, Johnson ne sera plus un homme du Sud. Déjà, comme Vice -Président avait-il pris des positions notoirement impopulaires dans le Sud. Comme Président il devra être au-delà des provinces et même des partis.
Ainsi, dans la communauté juive comme partout, on déplore la perte d'un Président dont la jeunesse, la vigueur, et l'intelligence permettaient tant d'espoirs pour l'avenir ; cependant on n'éprouve guère d'inquiétudes concernant son successeur, sa bonne volonté, ses intentions ou ses capacités. La politique de Kennedy sera poursuivie au moins jusqu'aux élections, mais alors qu'elle avait été freinée par un Congrès hostile, elle a de meilleures chances à présent d'être appliquée. Il est probable que le nouveau Président se vouera presque exclusivement à cette tâche. A moins qu'il n'y ait des développements inattendus et dangereux dans l'affaire Ruby, les Juifs américains ne seront pas et n'auront pas de raison d'être inquiets. Mais en tant qu'Américains, ils déplorent profondément ces récents événements et se livrent eux aussi à cette auto-analyse qui gagne toute l'Amérique en ce moment.
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