Revue de l'Arche de novembre 1976
Le citoyen israélien, indifférent à la politique intérieure des autres
nations, se passionne pour l'Amérique. Ce n'est pas toujours pour
de bonnes raisons...
De notre correspondant à Tel Aviv.
Si la campagne électorale et le duel
Ford-Carter qui l'a couronnée ont été suivis avec tant d'attention par le public
israélien, ce n'est pas seulement du fait
de la dépendance militaire, financière et
politique de l'État juif envers son grand
allié. C'est aussi, et peut-être surtout,
parce que les Israéliens ont le sentiment
que leur avenir est lié à celui d'un monde
dont les États-Unis sont l'élément le plus
puissant et le plus représentatif. Non pas
qu'ils s'identifient absolument au système social et économique, au « mode de
vie » américains; mais ils considèrent
qu'un certain équilibre international,
garanti par la puissance des Etats-Unis,
est indispensable à la survie d'Israël. Ils
manifestent donc pour l'évolution de la
démocratie américaine un intérêt d'autant plus profond qu'ils se sentent directement concernés par ses perspectives.
Cette solidarité n'est pourtant pas
dénuée d'ambiguïté. On se souvient en
Israël que les États-Unis n'accordèrent
qu'un soutien incertain au projet de partage de la Palestine, dont devait naître en
1948 l'État juif. On sait aussi rappeler
l'embargo général décrété par Washington lors de l'offensive arabe contre le
jeune État, qui revenait en fait à livrer
celui-ci aux armées arabes, équipées par
les Britanniques. Chacun se souvient de
l'avertissement américain qui, bien plus
que les menaces soviétiques, priva Israël
des fruits de sa victoire de 1956. Et si,
lors de la guerre de Kippour, c'est un
pont aérien américain qui fournit - non
sans quelques retards, dont les causes
sont encore un sujet de polémiques - les
moyens de la contre-offensive israélienne, c'est précisément cette dépendance logistique de l'armée juive qui
l'empêcha de pousser jusqu'au bout son
avantage et transforma la victoire militaire en coup nul. Voire en défaite politique.
Tout cela est présent à la mémoire de
chaque Israélien. Aussi peut-on dire qu'à l'arrière plan de la solidarité indéfectible,
évoquée par les discours et les communiqués officiels, demeure un sentiment de
méfiance profondément ancré. Les initiatives américaines au Proche-Orient sont accueillies par l'opinion israélienne dans un climat de suspicion systématique. Les hauts fonctionnaires du State Départment sont vus - non sans raison, parfois - comme des adversaires plus ou moins avoués. On leur attribue l'intention de contraindre Jérusalem à des concessions sans contrepartie, dans le seul dessein de renforcer la position des Américains dans la région.
Il y a quelque fondement à ces craintes.
Contrairement aux propagandes hostiles
qui présentent Israël comme « une pièce
maîtresse de l'impérialisme au Proche-
Orient », il est plus raisonnable
d'affirmer que si Israël n'existait pas les
États-Unis ne seraient guère désireux de
l'inventer. La présence de cet État est
plutôt une source de gêne pour la diplomatie américaine, comme le soulignaient
les conseillers du président Truman à la
veille de la reconnaissance d'Israël. La
capacité de manœuvre politique des
États-Unis se trouve limitée, à l'intérieur
du monde arabe, par l'obligation où ils
sont de soutenir l'« entité sioniste ».
Quant aux avantages stratégiques
qu'Israël offrirait en échange, leur valeur
n'est pas fermement établie.
Le fait est néanmoins qu'Israël et que
son droit à l'existence jouissent d'un soutien très puissant au sein de la population américaine. Il ne s'agit pas seulement des Juifs, bien que ceux ci soient
évidemment les plus actifs dans ce sens.
Israël, jeune État pionnier et démocratique, constitue la projection d'un certain
nombre d'idéaux qui sont essentiels à la
nation américaine, dans ce qu'elle a de
plus authentique. Toute atteinte à l'existence d'Israël apparaîtrait à la masse des
Américains comme une trahison de leurs
propres principes. Cet engagement fondamental est devenu une donnée dont les
responsables américains doivent tenir
compte.
D'autre part, l'État d'Israël est un fait,
indépendant du regard que l'on peut porter sur lui. Il appartient à la réalité du
Proche-Orient, et il est naturel que les
occupants de la Maison Blanche cherchent à l'utiliser au mieux de leurs intérêts. Israël se trouve ainsi intégré à la
stratégie américaine, avec les avantages
et les inconvénients que cela implique.
Les avantages : devenu un élément non négligeable de l'équilibre mondial tel que
le conçoivent les États-Unis, Israël se voit
garanti, du moins à court terme, contre
les aventures militaires inspirées par une
puissance adverse. Les inconvénients : le
soutien américain est subordonné à une
conception plus vaste, et on attend
d'Israël des actes qui, même s'ils ne
répondent pas clairement à ses propres
intérêts, sont conformes à un « intérêt
suprême » défini à Washington. Aussi
longtemps que les avantages l'emportent
sur les inconvénients, le gouvernement
israélien doit jouer le jeu, avec l'approbation résignée de son opinion publique.
Les bénéfices sont évidents dans l'immédiat. L'armée israélienne est heureuse de
recevoir des matériels perfectionnés qu'il
serait très difficile ou très coûteux de
produire localement (bien que la négociation des listes d'achats entre le ministère israélien de la Défense et le Pentagone soit la cause de multiples conflits).
Le ministère des Finances est soulagé de
se voir attribuer les deux milliards de
dollars nécessaires chaque année pour
financer ces achats d'armes, partie sous
forme de dons, partie sous forme de
prêts à long terme (une bonne partie de
cet argent reste en fait aux États-Unis,
où il passe du Trésor américain aux
fabricants d'armes). Et le ministère des
Affaires étrangères a au moins la satisfaction de savoir qu'aux moments les
plus difficiles il pourra compter, au
Conseil de sécurité, sur la compréhension du représentant américain. Mais, de
même que nul n'oublie les revirements
du passé proche ou lointain, nul ne se
fait d'illusion sur la pérennité du soutien
actuel.
Aussi les spéculations sur l'attachement à Israël de l'un ou l'autre des candidats, qui n'ont pas manqué vers la fin de la campagne électorale américaine, relèvent-elles plus de l'exercice de style que de l'analyse politique. L'essentiel, du point de vue d'Israël, n'est pas le lien sentimental du président des États-Unis avec le petit État Juif; c'est la conception que l'occupant de la Maison Blanche et ses principaux conseillers ont de l'équilibre mondial dans lequel Israël doit s'insérer. Cette donnée fondamentale étant connue, il reste à Israël à tirer avantage de la situation, à insister autant que possible pour faire prévaloir son point de vue, à définir les limites des concessions que lui permet sa sécurité - en un mot, à jouer le rôle auquel, malgré les apparences, il n'a jamais renoncé : celui d'un État souverain.