Revue de l'Arche de novembre 1976
La dernière phase électorale aura été marquée par une âpre lutte pour le vote juif. À cela une raison : la victoire de Carter dans le camp démocrate.
De notre correspondant à New-York
Longtemps inconnu, les Juifs n'avaient
pas donné leurs suffrages à Jimmy Carter, lors des élections primaires qui décident du choix du candidat présidentiel
de chaque parti. Les favoris de cet électorat, le sénateur Henri Jackson ou
l'ancien vice-président Hubert Humphrey, ont disparu de la scène politique.
Depuis des décennies, les Juifs votent démocrate ». Car les démocrates représentent, depuis le début de ce siècle, du
moins dans les grandes villes, le parti
des minorités : Italiens, Irlandais, Juifs,
voire Noirs. De là à voter pour ce Carter
dont on ne savait rien, qui plus est un
Sudiste, membre d'une secte protestante
- deux symboles des préjugés religieux
et raciaux, surtout pour le Nord des
U.S.A.; deux symboles aussi qui fleuraient l'antisémitisme.
C'est pourquoi les stratèges républicains
de la campagne du président Ford affirmaient, avec une certaine confiance, que,
pour la première fois, il existait une
chance sérieuse de voir les Juifs voter
« républicain ». Même si Jerry Ford et,
curieusement, Henry Kissinger ne semblent pas très populaires au sein de cette
partie de la population, du fait de leurs
pressions constantes sur Israël.
Cette analyse a été étayée par les considérations suivantes : la victoire du 2 novembre reviendra à celui qui l'emportera
dans plusieurs grands États industriels.
Dont New-York, la Pennsylvanie, l'Illinois, le Michigan, la Californie. Cette
opinion, déjà très répandue en juillet et
en août, a pris la force d'un dogme vers
la fin de la campagne électorale.
On considère comme acquis que Jimmy
Carter domine le Sud et Gerald Ford
certains pays du Middle-West. La décision se fera, de ce fait, à New-York et en
Californie, en Pennsylvanie et à Chicago. Or, tous les sondages sont formels
sur ce point, dans toutes ces circonscriptions majeures, la victoire ne tiendra
qu'à très peu, et la majorité y sera
«mince». Dans tous ces États, comme
on sait, la démographie juive a un poids
important. Même si à Los Angeles, Philadelphie et Chicago ils ne sont pas aussi
nombreux qu'à New-York, une élection « serrée » - et tous les sondages désignent ce scrutin comme tel - accroît
l'importance de leurs voix. De surcroît,
on estime que la moitié des Américains
ne se rendent pas aux urnes, alors que les Juifs passent pour prendre particulièrement au sérieux leurs devoirs de
citoyens.
Dans ces conditions, il n'y a rien d'étonnant à ce que Ford et Carter se soient
lancés dans une offensive généralisée, au
cours de ces dernières semaines de campagne, pour la conquête de l'électorat
juif. Jimmy Carter a pris les devants :
d'emblée, il promet de veiller à l'intégrité
d'Israël, en lui fournissant toute l'aide
économique et militaire nécessaire; il
renonce à exercer toute pression sur
l'État juif, lui laissant la latitude de
négocier, tôt ou tard, un compromis
avec ses voisins. Allant plus loin encore,
il s'engage formellement à ne pas demeurer passif au cas où les Arabes renouvelleraient leur embargo. Contrairement à
Nixon et Kissinger, en 1973 il déclencherait un contre-embargo : sur les
armes, les vivres et autres produits. Les
effets de ces déclarations n'ont pas tardé
à se faire sentir. Nombre d'électeurs juifs
qui, il y a quelques mois encore, se sentaient orphelins après le retrait de leurs
candidats, se sont convertis en partisans
de Carter. Comme eux, un grand nombre d'Américains non-juifs ont été
confortés par les mots de Carter sur le
boycottage arabe. Ils voyaient dans les
pressions arabes non seulement une
arme contre Israël et ses supporters,
mais surtout comme une intolérable ~
atteinte étrangère à un principe élémentaire de la république américaine : l'égalité de tous les citoyens sans distinction
de race ou de religion. Certes, l'antisémitisme n'est certainement pas un phénomène inconnu aux États-Unis, mais
l'immense majorité des citoyens y est
réellement attachée au « Bill of Rights ».
L'offensive réussie de Carter a bien sûr
provoqué une contre-offensive de Ford,
à qui ses experts en relations publiques
ont affirmé que son seul espoir de rattraper son retard et de battre son rival résidait dans une victoire à New-York, à
Chicago, en Pennsylvanie et en Californie. Dans cette perspective, le président
en exercice a fait quelques démarches
qui lui assureront des votes dans les quartiers juifs de Brooklyn ou de Fairfax, un
quartier commercial de Los Angelès.
Devant les micros de la radio et les spots
de la télévision, les photographes de presse et de cinéma, le président Ford a lu
une déclaration promettant la livraison à
l'État juif de plusieurs catégories
d'armes (quatre, disent les journalistes)
qui attendaient depuis longtemps sur les
listes du «panier d'achat» israélien,
armes nécessaires à sa sécurité, pour
contrebalancer les achats massifs des
Arabes, payés par les pétro-dollars. Jusqu'alors, aux multiples requêtes israéliennes les fonctionnaires du State
Department et du Pentagone avaient toujours
opposé la même réponse :
« Nous ne vendons jamais ces armes à
des pays étrangers. »
Il est, en tout cas, trop tard pour risquer
un pronostic sur l'efficacité de ces deux
tactiques : de l'offensive de Carter et de
la réaction de Ford. Ce qui, par contre,
ressort de cet enjeu électoral, même si les
déclarations de l'un ou de l'autre ne
devaient pas tout à fait être prises à la
lettre, c'est qu'elles auraient contribuer à
convaincre l'opinion américaine, et, par-
delà, l'opinion mondiale, qu'un revers
sérieux d'Israël est considéré par les dirigeants américains comme une défaite de leur propre pays et qu'ils sont donc obligés de le prévenir par tous les moyens en
leur pouvoirs.
En somme, pour ceux qui considèrent la
politique comme une œuvre esthétique,
la meilleure réponse aura été fournie par
Golda Meir lorsque, à ceux qui se plaignaient de la démagogie électorale qgi
détermine l'attitude pro-israélienne des
États-Unis, elle répliquait : «Je voudrais
voir le jour où le gouvernement soviétique fera quelque chose parce que c'est là
le désir des Juifs soviétiques». Car, finalement, qu'est-ce qu'une démocratie si ce
n'est un régime dont la politique intérieure, étrangère et économique correspond aux désirs de la population?