Revue de l'Arche d'octobre/novembre 1968
Répondant aux questions de l'Arche, Elie Wiesel, citoyen américain et romancier d'expression française, trace ici le portrait d'une communauté de 6 millions d'âmes qui assume librement son destin juif et ses responsabilités nationales.
Rarement les élections présidentielle n'auront été si peu passionnante et passionnées. À la veille
du 5 novembre, au moment où les
candidats à la Maison Blanche, au
terme d'une campagne laborieuse
et sans imprévu abattent leurs derniers atouts, l'opinion publique se
contente de compter les points sans
se soucier de la mise. La mêlée
électorale n'aura revêtu par rapport au passé que son allure traditionnelle d'immense kermesse politique. Mais une compétition sans
enjeu ni portée mesurable. Cela
tient sans doute à la personnalité
de candidat.
D'ordinaire, nous dit Elie Wiesel,
la confrontation se situe au niveau,
non des personnages mais des
idées, d'où son intensité et sa
dimension. Tout un fossé séparait
Stevenson et Eisenhower, Johnson
et Goldwater étaient en désaccord
total sur tous les grands problèmes de l'heure. Aujourd'hui, la
plate-forme démocrate recoupe
celle de Républicains. La guerre
au Vietnam, le Proche-Orient, la
coexistence pacifique : Nixon et
Humphrey en parlent de la même
manière. Leurs vues sur la politique étrangère se ressemblent ou se
font écho. Quant aux problèmes
raciaux, aucun candidat ne saura
les résoudre facilement : ils semblent même insolubles.
- Humphrey est plus libéral que
Nixon ...
E. WIESEL : II l'était. Pendant des
années. Au Sénat. Les libéraux
voyaient en lui leur porte-parole.
Plus maintenant. Ils lui reprochent
le fautes commises par Jonhson au
Vietnam. Sur le plan racial, son
comportement est demeuré irréprochable. Il n'est pas raciste.
- Et Nixon ? Est-ce à dire qu'il
l'est, lui ?
E. WIESEL : Je ne le crois pas. Certes, il n'a pu être élu, lors de la
convention républicaine, que grâce
à l'appui des Sudistes. Mais il est
inconcevable que les Américains,
aujourd'hui, se donnent un raciste
déclaré comme président.
- Comment expliquer alors le
phénomène Wallace ?
E. WIESEL : Son succès (20 % selon
les sondages) est symptomatique
du malaise qui règne dans le pays.
Jamais un outsider n'avait entraîné tant d'adhésions. Répugnant
à l'idée de devoir voter pour des
candidats qu'ils n'ont pas choisi,
certains libéraux iraient jusqu'à
donner leurs votes à leur pire
adversaire. Plus profondément,
c'est aussi une réaction des conservateurs contre l'agitation qui
secoue les Etats-Unis : réaction
violente, irrationnelle contre le
désordre provoqué par le mouvement de contestation qui semble
avoir gagné toutes les couche de
la jeunesse américaine. Celle-ci
conteste tout : la guerre absurde
au loin, la société de consommation
et les valeurs fausses qu'elle représente. Contre-coup : l'élection de
Ronald Reagan - vedette de
l'écran et leader de la droite
comme gouverneur de Californie.
Et George Wallace. L'un et l'autre
sont des produits de la peur.
- ... Qui, à leur tour, inspirent la
peur, j'imagine ?
E. WIESEL : La peur et la honte.
- Pensez-vous que des Juifs voteraient pour Wallace ?
- Parce qu'il est antisémite ?
E. WIESEL : Parce qu'il est raciste.
- Y a-t-il un électorat juif aux
Etats-Unis ?
E. WIESEL : Je ne le crois pas. On trouve des Juifs notoires à la fois
chez les Républicains et les Démocrates. Cependant, l'opinion américaine s'obstine à répandre le mythe
du «vote juif ». Résultat : les deux
partis, à la veille des élections se
font concurrence pour plaire aux
Juifs. La caution israélienne, par
exemple, fait partie de la routine
pré-électorale. Pour l'obtenir les
candidats se croient obligés de tout
promettre : garanties politiques,
aide économique et envois d'armes.
Sitôt les joute terminées et le scrutin clos, les promesses deviennent
fumée. Exemple célèbre : l'engagement pris par John F. Kennedy,
en 1960, de réunir Israéliens et Arabes à la Maison Blanche pour négocier la paix au Moyen-Orient.
Cette réunion n'a jamais eu lieu.
Kennedy jugea utile de la promettre car lui aussi croyait en l'existence du « vote juif ». Comme
Eisenhower avant lui. En 1956, la
guerre du Sinaï était déclenchée en
pleine campagne présidentielle. Eisenhower convoqua l'Ambassadeur
d'Israël, M. Abba Eban, pour lui
tenir ce langage : « Dites à vos
Juifs ici de ne pas compter sur les
élections pour me faire changer de
politique à l'égard de votre pays. »
Eisenhower aussi était persuadé
qu'il y avait un vote juif et qu'Israël le contrôlait. Rien ne me semble plus faux. Il est vrai que les
Juifs votent traditionnellement démocrate, mais ce n'est pas une
règle. L'électorat juif s'il existe, est
divisé.
- N'y a-t-il pas une polarisation
électorale sur Israël ?
E. WIESEL : Oui, bien sûr. Les
masses juives sont attachées à Israël. Mais cette année, c'est le Viet-Nam qui les préoccupe davantage.
Cette guerre d'Asie mal engagée et
dont on ne sait comment sortir,
est d'ailleurs l'obsession majeure
de tous les Américains. C'est là-
dessus qu'ils s'interrogent, qu'ils
mesurent le poids d'un candidat au
poste « le plus solitaire » du monde.
Le Moyen-Orient ne présente pas
de fait nouveau : le futur président
suivra la ligne actuelle qui demeure
favorable à Israël.
Edgar Wallace, Richard Nixon, Herbert Humphrey : les trois candidats au poste le plus solitaire du monde
-Le soutien américain lui restera acquis ?
E. WIESEL : Je n'ai pas dit cela.
Il est possible que Moscou et Washington décident un jour de
résoudre globalement tous les
contentieux de la guerre froide :
désarmement, Berlin et Vietnam.
Il serait alors concevable que les
grandes puissances tentent d'imposer une solution au problème israélo-arabe - solution peu satisfaisante pour Israël. Mais ce n'est pas
pour demain.
Il est donc hors de doute que le futur président demeurera ferme dans son soutien à l'Etat Juif. Depuis 1948, c'est un postulat. Les Etats-Unis mettront tout en œuvre pour empêcher l'anéantissement
d'Israël. Au besoin, ils interviendront directement.
Les raisons politiques ne sont pas
seules en cause. Il y a quelque
chose de plus profond qui tient aux
racines mêmes de ce grand pays,
à ses bases religieuses et philosophiques. L'Amérique dans ses commencements, on l'ignore en Europe,
était un pays plus biblique que
chrétien. Dans sa constitution et
dans tous ses écrits, on retrouve
Dieu et la Bible. Pas Jésus, ni le
Nouveau Testament. A un certain
moment, on a même voulu adopter
l'hébreu comme langue officielle.
La Nation américaine a longtemps
eu une conception messianique de
son destin. Peuple choisi, nation
élue, elle aspirait à répandre le bonheur. On peut expliquer ainsi l'attitude actuelle de l'Amérique qui
se veut « policier » du monde entier. C'est cette volonté d'être une
nation biblique qui l'apparente au
peuple juif. C'est un pays où l'on
parle toujours de la Bible. On la
cite sans cesse. Quand Johnson a
reçu Eshkol, lors de la première
visite officielle rendue par un homme d'Etat israélien à la Maison Blanche, il a cité la Bible. Pour les Américains, Israël n'est pas seulement une entité politique, c'est aussi un état prophétique situé dans un contexte intemporel.
- Le rapprochement entre le Vietnam et Israël, c'est gênant ?
E. WIESEL : C'est plus que gênant. Du moins, ce l'était. A la fois pour Israël et pour les Juifs américains. Johnson a fait pression à plusieurs reprise sur le gouvernement de Jérusalem pour qu'il épouse la cause de Saïgon. Eshkol, tenace et courageux, savait résister sans provoquer trop d'amertume. Johnson, on pourrait à la rigueur le comprendre : dans son esprit il ne voit aucune différence entre Israël et le Vietnam, deux pays qui ont besoin de l'aide américaine pour se défendre. Pourquoi l'un et pas l'autre ? demande-t-il à ses amis juifs. Il aurait posé la même question à Eshkol et au président Zalman Shazar. Bien sûr, ses interlocuteurs niaient la validité de la comparaison. Israël n'a jamais demandé aux Américains de venir se battre pour eux. N'empêche que le problème existe dans l'esprit de Johnson. Ce qui met certains leaders juifs dans une position embarrassante. On craint de nuire à Israël en protestant trop fort contre l'aventure au Vietnam. Ajoutons que les Juifs étaient les premiers à alerter l'opinion publique sur l'immoralité de la guerre au Vietnam. Aujourd'hui tout le monde est d'accord qu'il faut l'arrêter au plus vite. Qui, des deux candidats, saura y arriver ? Humphrey libéré de la tutelle johnsonienne ou bien Nixon, parce qu'il est homme de droite ? C'est un fait historique que les hommes de droite savent mieux que les autres terminer les guerres coloniales. Eisenhower a arrêté les hostilités en Corée, De Gaulle en Algérie. Mais il est difficile de prévoir l'action des deux candidats. L'homme change à la minute même où il devient président. Ses amis les plus proches ne l'appelleront plus autrement que Mister President. C'est que la présidence, en Amérique, a plus de prestige — et de pouvoirs que partout au monde. Il est donc presque impossible de prévoir comment un Nixon ou un Humphrey agiraient au moment où le sort de leur pays — donc aussi du monde — se trouverait entre leurs mains. On les juge sur des déclarations et des discours souvent fabriqués par des « nègres ». Demain ils auront tout remanié, et personne ne leur en fera le moindre reproche : c'est dans les mœurs. Le candidat peut dire des choses qui n'engagent pas le président. Johnson est aujourd'hui plus extrémiste que Goldwater n'avait jamais menacé d'être.
- Le Juif américain me semble
plus politisé que le Juif européen.
E. WIESEL : Cela tient au fait que l'Amérique est un pays de minorités, d'associations. Chaque individu doit appartenir à une organisation. Et chaque organisation aime à se prendre au sérieux, d'où son besoin de prendre position sur tous les problèmes et les événements sous le soleil. Il n'est pas de réunion qui ne se termine par une motion. Chaque citoyen se sent l'arbitre du monde entier. Les Juifs ne font pas exception à cette règle, qu'ils soient du B'nai Brith ou du Joint. Si mille Juifs se réunissent pour élire un Rabbin, ils en profiteront pour discuter de la révolution en Grèce. Avant les motions portaient toujours sur Israël, en ce moment c'est le Vietnam.
Les Juifs se sentent plus libres en Amérique qu'en France. Il serait inconcevable qu'un président américain fasse, lors d'une conférence de presse, une déclaration qualifiant les Juifs de « peuple d'élite, sûr de lui et dominateur ». Les Juifs ne craignent pas l'antisémitisme. Ils sont libérés du complexe de la double allégeance. Ils n'ont pas peur qu'on les accuse de penser d'abord au peuple juif et ensuite à l'Amérique. A mon sens, cela vient de ce qu'ils se sentent encore coupables à l'égard de l'holocauste. Ils se souviennent de Roosevelt leur recommandant de se taire en 1940, parce qu'il ne voulait pas qu'on le soupçonne de mener une guerre juive. Ils se sont tus et c'était criminel. Ils ne veulent plus que ce passé se répète.
L'apogée de ce mouvement a eu lieu en mai 1967. Les Juifs des Etats-Unis ont manifesté une solidarité avec Israël digne de celle qui s'est montrée en France. Tous les Juifs, même assimilés, se sont jetés dans la campagne ; les leaders ont été dépassés. L'UJA, le fonds social américain, n'avait plus à se déplacer pour collecter de l'argent, on faisait la queue pour lui en apporter. J'ai vu des étudiants dans la rue qui avaient tendu un drap de lit blanc devant l'entrée du métro. Ils le tenaient aux quatre coins et les passants ont jeté dedans des milliers de dollars. Les Juifs se sont rendus compte qu'Israël pouvait tomber et ils ont fait obstacle.
Même l'Américan Council for Judaïsm, un groupuscule pro-arabe, s'est vu abandonner par ses donateurs et a publié une déclaration défendant l'existence d'Israël. Des convertis se sont reconvertis. On pourrait citer des cas pendant des heures et des heures. Des gens qui, jusque là, ignoraient leur judaïsme ont senti qu'ils étaient juifs et ne pouvaient pas ne pas se sentir concernés.
- Y a-t-il des organismes représentatifs de l'ensemble des associations, militant spécialement en faveur d'Israël ?
E. WIESEL: Il y a la « Presidents' Conference » et l'« UJA ». La « Presidents' Conference », la conférence des Présidents, a été fondée en 1956, afin d'opposer un groupe représentatif du judaïsme tout entier à la politique anti-israélienne d'Eisenhower. Il réunit les présidents de toutes les grandes organisations. Mais ce club ne joue pas un rôle significatif. L'« UJA» - le Fonds Social Juif américain — est plus utile et plus efficace. C'est un organisme de collecte mais il a une portée politique parce qu'il est partout. D'ailleurs, quelqu'un qui donne à Israël s'intéresse automatiquement à la réalité israélienne. L'UJA non plus n'est pas sans défaut. Cet organisme, à la mesure des U.S.A., a tendance à donner un crédit excessif à l'argent. C'est là une tendance contraire à la tradition juive. Il suffit de payer pour être considéré comme un bon Juif. Cela marque une décadence juive. On exploite le peuple juif en faveur d'Israël. Le peuple juif est aussi important et il faut assurer son existence. Eduquer la jeunesse, lui faire prendre conscience de son passé et de la dimension de son héritage, c'est aussi important. Certes, Israël ne pourrait pas vivre sans la collecte, mais on a tort de la sublimer comme une fin en soi.
- Le Judaïsme américain a-t-il conscience de ses responsabilités historiques à l'égard de ses frères menacés dans le monde ?
E. WIESEL : Le judaïsme américain assume ses responsabilités à l'égard d'Israël mais il semble négliger les autres communautés juives. Il se rend pourtant compte de son importance dans le monde. Son nombre a un côté symbolique : six millions... La communauté juive américaine est hantée par l'holocauste. C'est pour cela qu'elle a répondu avec tant de ferveur en mai 1967. L'angoisse est ancienne. On ne veut plus que tout recommence. On voudrait créer quelque chose de neuf, une base nouvelle qui nourrirait le peuple de sa sève dans les générations à venir. Lentement, la prise de conscience a lieu. D'abord, parmi la jeunesse. Les écrivains sont marqués par ce phénomène, ils en parlent. Les étudiants le reflètent. Ils sont tourmentés de ne pas avoir eu le privilège immense de vivre l'holocauste et la résurrection. Désormais, tout ce qu'ils peuvent faire, c'est répondre présent à l'écho de quelque chose qu'ils n'ont pas connu. Cela explique l'importance qu'Israël prend à leurs yeux. C'est sinon une réponse à l'holocauste, du moins la possibilité d'y chercher une réponse.
Il n'y a pas encore de prise de conscience générale en ce qui concerne les Juifs d'Europe de l'Est. Ni la situation des Juifs de Pologne, ni celle des Juifs russes ne provoquent de mouvement comme celui qui a secoué les U.S.A. l'an dernier. Pourtant tous les Juifs se valent. Un Juif de Kiev n'est pas moins important qu'un Juif de Tel-Aviv. Tout est question de priorité. Aujourd'hui, cette priorité oscille vers la Pologne, la Tchécoslovaquie et la Russie. L'an dernier, j'ai fondé un comité à New York afin de collecter des fonds destinés à venir en aide aux Juifs russes. Fin mai, quand la menace pesait sur Israël, tous mes amis et moi-même avons décidé de prendre cet argent qui n'avait pas été facile à rassembler et de le donner à Israël. A ce moment-là, il avait la priorité. L'Amérique pourrait faire beaucoup plus qu'elle ne fait. Six millions de Juifs, riches et influents, pourraient faire l'impossible. Supposons qu'une fois par an, la Maison Blanche reçoive un million de télégrammes exigeant d'éviter telle ou telle tragédie. Supposons qu'une fois par an, l'Ambassade soviétique reçoive un million de télégrammes rappelant l'existence des Juifs en Russie. On ne fait pas encore cela.
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Pourtant, n'aider qu'Israël, cela va à l'encontre de la tradition juive. Elle ne fait pas de ces distinctions. Elle ne connait que l'idée du Juif. Les Juifs américains doivent être prêts à se sentir liés avec les autres Juifs, n'importe où ailleurs. L'élite de la communauté américaine a déjà la conscience historique de cette mission. Elle s'efforce de ramener les intellectuels au sein de la communauté. Ils assureront la relève, la continuité.