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Quand Zayde murmurait aux oreilles du monde
Par Elishéva Gottfarstein | 11 décembre 2024
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Le 20 novembre dernier est sorti au cinéma La plus précieuse des marchandises, un film d’animation de Michel Hazanavicius adapté du conte éponyme de Jean-Claude Grumberg. Il s’agit d’un conte sur le sauvetage d’un petit bébé juif, jeté hors du train de déportation par son père et recueilli par un couple de Justes, probablement polonais. Probablement, car comme le veut le conte dont la portée est universelle, les lieux, les langues, les nationalités ne sont pas précisés et la Shoah n’est présente explicitement qu’en toile de fond.
Comment raconter une histoire singulière en termes universels ? Ce conte a été l’occasion pour Elishéva Gottfarstein de réfléchir à cette problématique. Une réflexion conduite elle-aussi sous forme de conte.
Il était une fois une histoire qui appartenait aux Juifs. Les gens n’aimaient pas beaucoup qu’une histoire leur appartienne. Ils disaient, mais enfin, les histoires appartiennent à tout le monde ? Ils disaient aussi, pourquoi les Juifs seraient-ils si privilégiés qu’ils auraient une histoire à eux ? Ou encore, nous n’avons que faire de cette histoire, elle ne nous intéresse pas. Les gens étaient curieux car ils voulaient que les histoires appartiennent à tout le monde mais ne voulaient pas trop les écouter non plus.
Les Juifs répondaient inlassablement qu’il y avait de la place pour toutes les histoires, de toutes les personnes, à travers tous les siècles, en faisant le tour du monde une fois, deux fois, trois fois mais que celle-là était la leur. Oui, oui, la leur, bien à eux. Ah, ils n’avaient pas le choix, elle leur était tombée dessus. RRRACPAF. Comme ça, tombée sur les Juifs. Et puis, elle n’en avait évité aucun. Elle était tombée sur chacun d’eux : les grands, les petits, les riches, les pauvres, ceux d’ici, de là-bas, les barbus et les lisses, ceux qui priaient trois fois par jour un Dieu contre lequel les autres s’époumonaient tout le reste du temps. Oui, tous. Et quand une histoire tombe sur tous, plus personne ne peut vraiment y échapper. Même ceux qui sont nés bien après sentent encore le poids de cette histoire qui leur est tombée dessus.
Et puis, vous savez comment sont les histoires : elles cherchent continuellement les mots pour être racontées et les oreilles pour être écoutées. Sans arrêt, sans répit, encore des mots, encore des oreilles. A croire, qu’elles ne sont jamais satisfaites, elles veulent toujours qu’on leur prête attention.
Depuis que cette histoire leur était tombée dessus, les Juifs s’astreignaient à la tâche de la raconter. Ah, ils ne pouvaient pas faire autrement, on sait ce que font les histoires quand elles ne sont pas racontées. Elles mordent, elles brûlent, elles pourrissent et finissent par engloutir avec elles tous ceux qui n’ont pas cherché les mots, ni trouvé les oreilles. Alors d’année en année, beaucoup d’entre eux, pour ne pas finir mordus, brûlés ou engloutis cherchaient encore des mots et conviaient toujours plus d’oreilles.
Mais en ces temps sombres (les contes se déroulent bien souvent dans des temps sombres), les mots se dérobaient fréquemment et les oreilles se faisaient de plus en plus rares.
Un jour, un vieux zayde juif, un de ceux sur qui l’histoire était tombée brutalement et qui avait passé sa vie à caresser les mots pour conquérir des oreilles, décida de la raconter autrement. Il se disait, puisque les mots se dérobaient et que les oreilles se faisaient plus rares, trouvons des mots si puissants qu’ils puissent atteindre toutes les oreilles. Oui, vous avez bien entendu, toutes les oreilles. Et ça fait beaucoup d’oreilles quand on ne veut pas que l’histoire rentre dans l’une pour sortir de l’autre.
Le vieux zayde s’est donc mis à l’ouvrage, il a pris sa plume et quelques feuilles blanches (beaucoup de feuilles blanches en vérité, il savait la tâche périlleuse) et s’est mis en quête des mots les plus puissants qui soient. Sur sa route, il a trouvé une pauvre bucheronne qui souffrait d’un trop-plein d’amour à donner sans aucun enfant pour le recevoir. Puis, un pauvre bucheron, avec qui la vie n’était pas tendre et qui allait apprendre à se laisser attendrir. Il cherchait encore quand il s’est approché, et a trouvé, oui... c’est bien cela, là, dans la neige et le froid, une petite marchandise, toute petite qui pourrait soulager la pauvre bucheronne avec son trop-plein d’amour et aider le pauvre bucheron avec son cœur tout rouillé. Le vieux zayde les a pris tous les trois et les a glissés sur ses feuilles blanches, qui étaient de moins en moins blanches à mesure que des mots puissants, capables d’atteindre toutes les oreilles, y prenaient place.
De temps en temps, le vieux zayde posait sa plume et laissait un instant sa pauvre bucheronne, son pauvre bucheron et leur petite marchandise. Il pensait alors à un bébé de 28 jours dont le nom était gravé sur une plaque, il connaissait bien son nom car il connaissait bien cette plaque. Il passait devant son emplacement régulièrement et à chaque fois, il se demandait, que peut-on dire d’un bébé de 28 jours quand il ne reste qu’un nom sur une plaque ? Mais cela, il l’ignorait. Alors, il retournait à sa petite marchandise et veillait à ce que la pauvre bucheronne lui verse son trop-plein d’amour et que le pauvre bucheron apprenne à étirer son cœur tout rouillé.
Plus il pensait à ce bébé de 28 jours dont le nom était gravé sur la plaque, plus il cherchait des mots qui puissent atteindre toutes les oreilles et plus… il les trouvait. Oui, il en trouva même tout un paquet, gros comme ça, des mots tellement puissants qu’ils pouvaient rebondir d’une oreille à l’autre et continuer leur chemin, partout dans le monde en en faisant le tour, une fois, deux fois, trois fois.
Quand il eut enfin terminé son ouvrage, le vieux zayde considéra avec tendresse sa pauvre bucheronne, son pauvre bucheron et leur petite marchandise. Il voulait les remercier pour le si long voyage qu’ils s’apprêtaient à faire en emportant avec eux le bébé de 28 jours.  Oh, bien sûr les gens ne savaient pas tous qu’ils emportaient avec eux le bébé de 28 jours dont le nom était gravé sur la plaque, mais tous pensaient à leur propre bébé. Ils se disaient, voilà une drôle d’histoire, je m’y vois dedans alors que je ne l’ai pas vécue.
Les mots étaient si puissants et rebondissaient tellement d’une oreille à l’autre qu’ils ont fini par atteindre un grand écran, tout blanc lui aussi, mais qui s’animait à mesure que les gens se voyaient vivre dans une histoire qu’ils n’avaient pas vécue. La pauvre bucheronne, le pauvre bucheron et leur petite marchandise les regardaient droit dans le cœur et par moments, le cri d’un train transperçait toutes les oreilles.
Puis, il y eut un silence qui se brisa par de forts applaudissements. Oui, oui, très forts, comme ça, vous savez, comme un tonnerre qui soulevait tous les mots et les faisait retentir dans toutes les oreilles.
Et comme les gens s’étaient vu vivre dans une histoire qu’ils n’avaient pas vécue, ils ne disaient plus que cette histoire ne les intéressait pas. Ils ne disaient plus non que les Juifs étaient privilégiés d’avoir une histoire à eux. Quel drôle de privilège de devoir raconter une histoire qui nous est tombée dessus, RRRACPAF, sous peine d’être mordu, brûlé et englouti. Non, ils ne disaient plus tout cela depuis que des mots puissants avaient traversé leurs oreilles, en entrant dans l’une sans sortir de l’autre.
Enfin, peut-être le disaient-ils encore, parfois, les contes ne disent jamais toute la vérité et hélas, les temps demeurent bien sombres. Tant d’histoires attendent encore d’être racontées partout dans le monde, quand on en fait le tour, une fois, deux fois, tant de fois.
Quant au vieux zayde, il continuait de passer régulièrement devant la plaque du bébé de 28 jours, avec son gros sac de mots très puissants sur le dos. Il le déposait au sol en poussant un long soupir (c’est très lourd un sac de mots comme celui-là) puis s’assurait, à chaque fois, que la plaque restait bien en place et défiait toujours les intempéries. Peut-être qu’un jour, songeait-il, l’histoire semblerait appartenir à tout le monde si toutefois tout le monde s’efforçait d’écouter ceux qui n’ont pas d’autres choix que de la raconter.
Il nettoyait alors doucement la plaque du bébé de 28 jours, y jetait un dernier regard et reprenait son sac plein de mots très puissants, capables d’atteindre toutes les oreilles du monde, puis s’en allait en l’emportant sur le dos.
Elishéva Gottfarstein
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