Revue de l'Arche du décembre 1976
«Le Monde » ne passe pas précisément pour un journal sioniste. Un écrit de son rédacteur en chef, récemment publié en librairie montre où penche la balance. Invité à s'expliquer dans nos colonnes A. Fontaine définit son attitude sur le conflit et nous donne ses motivations et ses perspectives.
« Vous me reprochez de faire, dans mon livre, la part belle à la thèse palestinienne! (1). Je pense que si vous étiez palestinien, vous me feriez exactement le reproche inverse. Ce que je crois, en conscience - et qui explique le titre du chapitre que je consacre à ce sujet - c'est qu'il faut qu'Israéliens et Palestiniens s'acceptent mutuellement. A la fin de ce chapitre, j'écris d'ailleurs : que les Israéliens ne croient pas qu'ils pourront continuer à ignorer les Palestiniens et que les Palestiniens n'imaginent pas qu'Israël finira par renoncer au rêve sioniste. Le problème c'est que deux peuples qui ont une égale volonté de vivre sur cette terre qui a été « trop promise » en arrivent chacun à oublier l'autre. C'est là, à mon sens, que réside le drame et je ne vois pas d'autre solution que l'acceptation mutuelle. Celle-ci suppose des concessions des uns et des autres. La liste des griefs faits dans mon livre à Israël n'est assurément pas une mise en cause de son droit à l'existence. On peut craindre cependant qu'à persévérer dans la ligne présente (une ligne dure et qui est constituée, pour l'essentiel, de faits accomplis) Israël ne se trouve dans une situation où son existence elle-même serait en danger.
Il me semble, en tous cas, que la situation actuelle est moins gelée que par le passé. Est-ce fatigue des uns et des autres? Je serais tenté d'être un peu plus optimiste que je ne l'étais jusqu'à présent. Autant, au niveau des principes la situation est toujours bloquée, autant dans la manière dont chacun parle de l'autre, je crois sentir une évolution. Un exemple? L'année dernière, s'était tenu à Londres un colloque avec participation de l'OLP. Au cours de ce colloque, l'existence de l'état d'Israël a pratiquement été acceptée. Naturellement, tout cela est toujours désavoué après, mais le fait est que les commentaires dont les Palestiniens ont assorti le texte adopté lors de cette réunion, montrait chez eux le désir de faire un pas. Ce langage-là, personne ne le tenait en privé, il y a quelques années. Il y a donc un espoir que le langage tenu en public change également.
Depuis 1973, par exemple, il y a une évolution fantastique dans les positions égyptiennes. Je me trouvais en Israël, en 1971, porteur de quelques messages qui indiquent une évolution de la politique égyptienne mais personne alors ne voulait me croire et c'est normal de la part d'un peuple qui a ce complexe d'encerclement. J'avais pris une interview de Mme Golda Meir et je lui avais demandé : « Que feriez-vous si les États arabes reconnaissaient Israël? » et sa réponse a été : « Si Israël reconnaissait les pays arabes, en feriez-vous un titre à la « Une » du « Monde»? Il y avait là me semble-t-il une sous-estimation profonde de la portée psychologique d'un tel geste de la part du monde arabe. Mais je crois que, depuis 1973, les choses sont un peu plus faciles parce que l'amour-propre du monde arabe est désormais moins en cause. Peut-être finalement l'heure du réalisme commence-t-elle à sonner? Ce qui tendrait à montrer que les saignées - et il y en a eu beaucoup - conduisent les uns et les autres à des attitudes plus souples.
Il me semble que - dans cette affaire comme dans tant d'autres - tout point de vue qui consiste à dire : j'ai le bon droit pour moi et j'attends qu'on le reconnaisse, ne peut pas aboutir. Car ce qui est frappant c'est que la conscience du bon droit est aussi répandue chez les Palestiniens que chez les Israéliens. Il y a là un conflit de deux légitimités et c'est la tragédie du Proche-Orient.
RUE DES ITALIENS A PARIS - Je ne pense pas que Le Monde ait changé - © Abbas-Gamma
Les signes d'une évolution
Cela fait plus de vingt ans que j'essaie de comprendre ce problème et je crois bien qu'il n'y en a pas un qui m'attache autant. J'ai une sensibilité qui est attirée par cette affaire. Peut-être est-ce parce que j'ai des amis personnels des deux côtés? Il y a là quelque chose d'insupportable dans cette difficulté qu'ont à s'entendre des gens dont je sens finalement la profonde bonne foi. Il y a, dans ce conflit, une espèce de fascination et de méfiance mutuelle. Et, en même temps, il y a des petits signes, des courants qui passent et qui montrent que les choses évoluent.
J'ai été frappé par l'admiration jalouse que l'on a, dans certains pays arabes, pour Israël. En Égypte, on m'avait fait visiter des zones de reforestation et l'on m'avait dit: « Vous qui avez visité Israël, est-ce qu'ils font vraiment beaucoup mieux que nous? » Et je me souviens d'avoir rencontré, au lendemain de la guerre des six jours, un jeune diplomate égyptien qui m'a dit : « Vous savez, ce qu'il nous faudrait c'est une toute petite victoire ». Un mot comme celui-là est un cri du cœur. Il est incontestable que le sentiment d'humiliation éprouvé par les Arabes, celui du dédain dans lequel ils se sentaient tenus a joué dans cette affaire un très grand rôle.
Avec ce qui vient de se passer au Liban, il me semble qu'il y a une sensation d'épuisement au Proche-Orient. Les Palestiniens et les Libanais ont, les uns et les autres, subi une terrible épreuve. Israël est dans une situation économique difficile. Ni l'Égypte ni la Syrie n'ont envie de refaire la guerre. Donc, il existe,
me semble-t-il, maintenant des circonstances qui peuvent favoriser la recherche d'un accord, au moins partiel. Et après tout, l'accord du Sinaï - qu'on
a tellement critiqué - a décongestionné
la situation sur le front israélo-égyptien.
Il n'est pas impossible d'espérer que
d'autres accords puissent intervenir.
Serait-ce par une nouvelle conférence de
Genève ou par un dialogue soviéto-américain? Je n'ai pas, je l'avoue, la moindre
idée de ce que M. Carter a en tête. Il m'a
l'air d'être un homme décidé, ambitieux,
organisé, avec une équipe qui, en politique étrangère, veut marquer des succès
quand ce ne serait que pour faire oublier
Kissinger.
Il me semble que le Proche-Orient est -
avec l'Afrique australe - le premier secteur sur lequel Carter devrait porter ses efforts. Il trouverait alors en Europe et notamment en France beaucoup de soutiens.
- Vous écrivez dans votre livre que Yasser
Arafat a « fait un pas en avant en proposant
aux Nations Unies la création d'un état
palestinien unique ». Vous considérez vraiment que plaider pour le politicide d'Israël
est un « pas en avant »?
ANDRÉ FONTAINE : C'est un pas en avant
par rapport à l'époque où les Palestiniens
voulaient tout simplement jeter les Juifs à
la mer. Je crois que la proposition de Yasser Arafat a été présentée et ressentie
comme un geste parce que, pour beaucoup
d'Arabes, l'existence d'Israël est « une épine dans leur chair ».
- Pour vous, le problème de Jérusalem ne
peut être résolu que par le partage, le
retour au statu quo d'avant 67. Vous voulez
le « mur de Berlin » à l'intérieur de Jérusalem?
A.F. : Je n'ai pas parlé de « mur de Berlin »
et vous me faites dire ce que je n'ai pas dit.
J'ai parlé d'un retour au statu quo territorial. J'aurais peut-être dû préciser « un statu
quo ouvert » comme était Berlin avant le
mur. Il est évident qu'il faut trouver un statut pour les lieux saints tant juifs que chrétiens et musulmans. Je n'arrive pas à croire
cependant qu'Israël obtiendra aisément
une renonciation des Arabes à la souveraineté - sous une forme ou sous une autre
- sur une ville qui est considérée comme
l'une des quatre villes saintes de l'Islam.
- Il y a quelques années, votre journal, « Le
Monde », passait plutôt pour avoir des sympathies pour le sionisme. Aujourd'hui, aux
yeux de beaucoup et notamment pour une très grande partie de la communauté juive
de France, c'est un journal antisioniste.
Qu'est-ce qui a changé, le sionisme ou les
rédacteurs du « Monde »?
A.F. : Je ne pense pas que « Le Monde » ait
changé. En 1956, j'étais contre l'affaire de
Suez. Étais-je antisioniste à l'époque? En
vérité, je ne vois pas une seule circonstance
dans laquelle un rédacteur du « Monde» ait
remis en cause ce qui est le fondement du
sionisme, c'est-à-dire l'existence de l'État
d'Israël. Je ne pense donc pas que l'on
puisse dire de nous que nous sommes antisionistes.
Cela dit, il nous est souvent arrivé de penser en effet que les moyens employés par
le gouvernement d'Israël notamment les
tendances expansionnistes ne sont pas les
meilleurs pour préserver cette existence.
Quand nous critiquons le gouvernement
français, nous ne sommes pas anti-français.
- Comment expliquez-vous alors l'irritation
que vos prises de position provoquent
notamment au sein de la communauté
juive française?
A.F. : Cette irritation me paraît loin d'être
unanime, et elle est à l'occasion un peu
orchestrée. Ceux qui l'éprouvent se sentent
sans doute mal aimés. Ils voudraient qu'on
soutienne à cent pour cent la politique,
d'Israël « right or wrong », qu'elle soit
bonne ou mauvaise. Pourquoi ferions-nous
pour Israël ce que nous ne faisons pour
aucun pays, même la France?
LA CONFÉRENCE DE RÉDACTION QUOTIDIENNE - On ne peut pas dire de nous que nous sommes antisionistes - © Abbas-Gamma
LA SORTIE DES MACHINES - Une certaine irritation des lecteurs juifs - © Abbas-Gamma
* Article du Figaro disponible
ici.
1) « Le dernier quart de siècle » publié chez Fayard. Un chapitre consacré au Proche-Orient s'intitule « S'accepter».