L'Arche
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Article - L'Arche
Le non lieu de la mémoire
Par Claude Lanzmann, Edgar Reichmann | 01 mai 1985
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Article - L'Arche
Le non lieu de la mémoire
Par Claude Lanzmann, Edgar Reichmann | 01 mai 1985
L'Arche

« Je n'ai pas voulu faire un film de souvenir mais, peut-être, un film de résurrection. »

En 1985 sort un monument de l'histoire du cinéma, le documentaire Shoah, de Claude Lanzmann. Il dure près de 10 heures, et reste à jamais le film le plus important dans la mémoire du génocide. Quelques semaines après sa sortie, L'Arche reçoit Claude Lanzmann pour une interview inédite. Il explique la genèse du film et les difficultés qu'il a éprouvé dans cette quête qui aura duré 12 ans.

Récompensé par un César d'honneur en 1986, Shoah est inscrit en 2023 au registre de la Mémoire du monde de l'UNESCO.

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Revue de l'Arche de mai 1985
Plus de trois cent cinquante heures de tournage, neuf heures et trente minutes de projection pendant lesquelles l'attention ne faiblit pas un seul instant, une caméra qui nous promène de Pologne aux États- Unis et d'Israël en Allemagne, Claude Lanzmann, auteur de « Pourquoi Israël », lauréat du Prix de la Fondation du Judaïsme français 1985, nous a donné sur la Choa un monument qui défiera le temps et marquera les générations. Comment a-t-il accompli ce miracle ? Pour le savoir nous l'avons rencontré.
- Pourquoi la Choa et quelle est la genèse de ce film ?
Claude Lanzmann - Mon film sur Israël, tourné en 1972, commence et se termine avec l'évocation du martyre de six millions de Juifs européens. Juif moi-même, bien que marqué par la guerre, j'avais un vision plutôt théorique de l'événement. Des amis israéliens m'ont encouragé à me mettre au travail. C'est alors que j'ai réalisé que si mon ignorance de la réalité, je veux dire de la manière précise, circonstancielle dont l'anéantissement s'est produit, était grande, l'ignorance des autres, de ceux qui n'ont pas vécu l'expérience dans leur chair, l'était tout autant. J'ai lu donc tous les documents disponibles sur le sujet dans les langues qui me sont familières. Je me suis fait traduire des textes essentiels du yiddish et de l'hébreu. J'ai regardé des films, des vieilles bandes d'actualités, des photographies. J'ai compris que si je voulais mener mon entreprise à bonne fin, je devais devenir géographe, topographe, géomètre et même détective. Mais je ne savais toujours pas comment et par quoi j'allais commencer. J'éprouvais devant la pellicule vierge le vertige de l'écrivain devant sa page blanche. Et puis je me suis rendu compte que mon projet devait plonger ses racines dans la réalité. Cette réalité avait disparu cependant, gommée, effacée. Trente ans s'étaient écoulés depuis que les armées alliées ouvraient les portes des camps et découvraient l'étendue du désastre. Alors je me suis mis à la recherche de ceux qui ont survécu, bourreaux, victimes et témoins. Je les ai retrouvés et je les ai fait parler... ».
- A quelles difficultés vous êtes-vous heurté ?
C.L. : - Je savais que pour traiter convenablement ce sujet écrasant il fallait que je refasse le chemin de calvaire des victimes, m'identifier à elles, souffrir avec elles, tout en gardant la lucidité du regard. C'était un problème d'ordre moral. Comment rester lucide devant cette catastrophe unique dans l'histoire de l'humanité, comment mettre ensemble victimes et bourreaux, Juifs et anciens Nazis ? Ce n'étaient quand même pas des pilotes de guerre ennemis qui se serrent la main après le combat. C'est avec les Allemands que cela a été le plus difficile. Les criminels ne se livrent pas aisément même s'ils ont payé leur « dette » à la société, même s'ils ont été jugés et « blanchis ». Les entretiens avec les rescapés m'ont posé un autre problème d'ordre moral. De quel droit les faisais-je retourner en enfer, évoquer de vive voix les événements qui les ont blessés et traumatisés à jamais ? Pensez-vous que l'on puisse assister au massacre de sa propre famille, parfois même entasser les cadavres des siens dans la fosse commune ou les brûler dans les fours, sans que cela ne laisse des traces ? Leur faire revivre cela des dizaines d'années plus tard, les filmer dans le cadre de leurs occupations quotidiennes de maintenant, quel cauchemar. Même les plus forts craquaient, j'avais mal.
- Et les difficulté d'ordre technique ?
C.L. : - J'ai commencé le tournage en 1974. Mon œuvre dure neuf heures trente et non six comme certains l'ont écrit. Pour la mener à terme je n'ai utilisé aucun document de l'époque. J'ai construit mon film uniquement avec des paroles et des paysages. Des paysages qui parlent et des paroles qui font voir. Le discours est celui des suppliciés, des assassins et des témoins - complices tacites des tortionnaires ou personnes brisées par ce qu'elles ont vu, vécu, entendu. Les images sont celles des lieux de la tragédie mais telles que nous les voyons aujourd'hui. Une sorte de non lieu de la mémoire car à part les pierres de Treblinka (je les ai filmées d'une manière presque obsessionnelle ces pierres qui célèbrent le souvenir de notre peuple anéanti), et à part quelques musées que les touristes visitent à Auschwitz et ailleurs, il ne subsiste plus rien de ce décor terrifiant dans lequel l'homme affirmait sa propre négation. Sauf les paysages verdoyants de la campagne polonaise, le ciel gris, les rails, le gazouillis des oiseaux. Je devais donc faire revivre le passé à partir du néant et toutes les difficultés techniques sont venues de cette quasi impossibilité. Il fallait que les trains de marchandises parlent, que la pluie et la neige parlent et surtout que le froid, cet insupportable froid, parle lui aussi. J'ai travaillé les images de ce film qui dure plus de neuf heures avec la minutie et l'acharnement de celui qui tourne pendant cinq minutes une seule scène mais de laquelle dépend toute sa vie. Les problèmes du son et du mixage m'ont posé des problèmes presque ontologiques. Quand je faisais parler un monsieur à New York ou à Tel-Aviv, tout en montrant les chemins défoncés de la Silésie ou les forêts de Treblinka ou de Sobibor, je me demandais continuellement ce que j'allais privilégier, la rumeur sourde de Manhattan, les bruits joyeux d'une plage israélienne, le vent dans les arbres ou la pluie qui s'écrase sur la vitre d'un camion ? Bien sûr, parmi les difficultés techniques, mentionnons également celles de trésorerie. Je devais mener bataille sur tous les fronts à la fois et aussi sur celui de l'argent. Mais je comprends aujourd'hui, une fois mon œuvre achevée, que si j'avais disposé dès le commencement de tout l'argent que je souhaitais, mon film m'aurait sans doute moins satisfait.
- Claude Lanzmann, vous êtes l'auteur d'un véritable chef d'œuvre. Par votre art vous avez su transcender l'Histoire, l'anecdote et nous les restituer à la dimension des Événements fondateurs : apocalypse, déluge ou effondrement. Avec un dépouillement exemplaire qui permet à la magie du verbe et de l'image d'opérer avec un éclat aveuglant, tout en respectant les faits tels qu'ils se sont produits, dans leur plus infime détail. Que pensez-vous, vous-mêmes de votre création, aujourd'hui quand elle est couronnée ?
C.L.- Difficile question. Certes, je n'ai pas eu l'intention de faire un film documentaire, encore moins ajouter un témoignage, encore un, à tout ce qui a été dit, écrit ou filmé sur la Choa. J'ai souhaité seulement aller au fond de l'abîme et entraîner mon public avec moi. Aujourd'hui cette œuvre me dépasse, elle est dans une certaine mesure opaque à mes yeux. J'ai en même temps l'impression d'être un alpiniste qui a réussi la première de sa vie sur une impossible face Nord. Non, je n'ai pas voulu faire un film de souvenir mais, peut-être, un film de résurrection.
Propos recueillis par EDGAR REICHMANN
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Claude Lanzmann à la caméra - Un film de résurrection - Crédits : D.R.


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