L'Arche
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Article - L'Arche
Claude Lanzmann: un détournement de l'histoire
Par Claude Lanzmann | 03 janvier 1979
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Article - L'Arche
Claude Lanzmann: un détournement de l'histoire
Par Claude Lanzmann | 03 janvier 1979
L'Arche

« L'holocauste doit demeurer dans la mémoire des hommes comme un indigeste patrimoine. »

En 1979, Claude Lanzmann n'a pas encore sorti son monument, le documentaire Shoah, mais il y travaille déjà depuis des années. Dans un précieux article donné à la revue L'Arche, il critique vigoureusement le feuilleton Holocauste, et derrière lui, les fictions sur la Shoah, qui nous permettent de "digérer l'indigérable" et de banaliser l'Histoire de la Seconde guerre mondiale.

Shoah sortira 6 ans plus tard, il durera près de 10 heures, et restera à jamais le film le plus important dans la mémoire du génocide. Récompensé par un César d'honneur en 1986, Shoah sera inscrit en 2023 au registre de la Mémoire du monde de l'UNESCO.

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Revue de l'Arche de mars 1979
... Et une manière de se débarrasser radicalement et une fois pour toutes de ce qui obsède la mémoire.
Marvin Chomsky et Claude Lanzmann. Deux visions de l'holocauste. Deux manières d'en parler, à l'opposé l'une de l'autre. Le « docu-drama » d'un côté. De l'autre, une caméra-stylo qui balaie l'Europe pour fouiller les vieilles meurtrissures, percer les cicatrices, interroger les survivants. Il y a quatre ans que Lanzmann travaille à son film, dont le titre initial devait être « Holocauste », et qui doit sortir dans les cinémas au début 1980. TF-1, qui en a acheté les droits, le passera en fin 1980. Hollywood lui aura ravi le titre. Ce n'est pas le plus grave. Non, ce qui indigne Lanzmann, c'est autre chose. Ce « soleil noir » des années sombres - aveuglant, dira-t-il - il s'est trouvé des réalisateurs pour le reconstituer en studio. Et lui donner les couleurs d'un feuilleton, pour faire pleurer Margot dans les chaumières.
Son film? Un film sur la mémoire et sur le temps. « L'holocauste n'est plus l'objet d'une connaissance et d'un savoir historique. Il est de l'ordre de la légende. C'est pourquoi je dis que le traiter en fiction ne fait qu'accroître son côté mythique. Une pareille approche n'est pas une manière d'affronter l'holocauste, mais de s'en débarrasser radicalement et une fois pour toutes. C'est ma conviction la plus profonde. » Et ce formidable impact qu'a connu le feuilleton aux États-Unis, en Allemagne, en France? Lanzmann n'y croît pas.
« Je prends le pari que ce sera un feu de paille. Aux Etats-Unis d'où je reviens, on en a parlé quelques semaines avant et après, et c'est tout. Je pense que tous les juifs qui ont fait campagne pour sa diffusion ne savent pas ce qu'ils ont fait. Ils ont joué les apprentis-sorciers. Ils ne se rendent pas compte qu'on n'a pas le droit d'utiliser l'holocauste comme un instrument de propagande, et d'une certaine façon c'est ce qu'on a fait.
Je vais aller plus loin. L'holocauste, c'était un peu notre affaire à nous autres juifs. En un sens, c'était notre secret. Profond. Intime. Indéchiffrable. Porter cet événement sur la place publique de la manière dont on l'a fait, et dire au monde : « Regarde ce qu'on nous a fait, il y a là quelque chose d'obscène... »
Vous rejoignez un peu l'attitude d'un Wiesel?
«J'ai lu l'article de Wiesel dans le New York Times. Il dit : tout est vrai et tout est faux, et je l'approuve en effet. Le problème est celui de la transmission et de la représentation. Quand je me suis mis à travailler à mon film, je me suis dit : c'est clair, je ne transmettrai pas ce qu'a été l'entrée dans les chambres à gaz. Je n'y étais pas. Il y a des choses qui ne sont pas transmissibles. Il y a une part d'horreur absolue qui ne peut pas être énoncée. L'holocauste, cela ne se regarde pas en face. Ce qui gêne dans la série américaine, c'est qu'elle va permettre de digérer l'indigérable. Et je ne pense pas que ce soit bien. L'holocauste doit demeurer dans la mémoire des hommes comme un indigeste patrimoine. Le mal-commun de l'humanité tout entière.
Il y a eu récemment une double page dans le journal Le Monde où Wellers, qui est un survivant, un historien et un homme de grande bonne foi avait du mal à prouver son dire. Les mythes ont la vie plus dure que la vérité. Face au flou et à la raideur du mythe et de la légende, les souvenirs des survivants sont faibles.
J'ai essayé pour ma part de retrouver dans les lieux et dans les consciences les morsures toutes fraîches de l'extermination. Si fraîches qu'elles aient le poids de l'évidence et de la vérité absolue et qu'elles se donnent à voir dans une actualité intemporelle, abolissant la distance entre le passé et le présent. »

Une course contre la mort

- Comment sort-on d'une telle plongée?
« Il est très difficile de vous répondre. C'est aveuglant. La tendance profonde, c'est de fuir. C'est un travail solitaire, et, pourquoi ne pas le dire, un peu héroïque. Des moments où vous avez le sentiment de tout savoir sur un épisode ou un thème particulier. Vous rencontrez un autre survivant que vous n'avez pas vu et qui vous raconte exactement la même chose. Il ne vous apprend rien que vous ne sachiez déjà. Et pourtant, vous avez le sentiment de tout réapprendre à neuf.
C'est une tâche infinie. Ces quatre années n'ont cessé d'être pour moi une course contre la mort. Il m'est arrivé à plusieurs reprises d'avoir rendez-vous avec quelqu'un de capital pour les articulations historiques du film, et de recevoir la veille un coup de fil m'annonçant sa mort. Ce décès brusque était-il lié à la perspective d'un entretien pénible? On ne peut pas le savoir. Mais il s'agissait souvent de gens fragiles, cardiaques. Et cela réveillait trop de choses... »
- Dans cette campagne autour de l'holocauste, on a le sentiment d'assister à une sorte de « retour du refoulé »...
« Il y a deux manières de refouler l'holocauste. L'une, c'est de dire que c'est le fait d'une poignée de fous. Et l'autre, c'est de le trivialiser : Tell El Zaatar devient le ghetto de Varsovie; le génocide arménien est similaire à celui des juifs, etc. Je ne nie pas le massacre des Arméniens. Mais le sultan Abdul Hamid et ses pareils étaient des gens tout-à-fait primitifs. Ce n'était pas la patrie de Kant, de Goethe et de Hegel. Ils n'ont pas construit toute une idéologie pour justifier leur crime. L'extermination des juifs, c'était un long processus bureaucratique, conduit patiemment, sans colère.
Je dis qu'il y a une singularité absolue, une unicité absolue dans l'extermination des juifs qui ne se compare à rien, qui n'a pas de précédent dans l'histoire du monde et qui n'aura pas de conséquent. C'est ce que je montre dans mon film. Je pense que l'antisémitisme n'est pas un cas particulier du racisme. C'est quelque chose de différent. »
Propos recueillis par SALOMON MALKA
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