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Au-delà du verset : la reine du sabbat, par Charles Mopsik
Par Charles Mopsik | 20 novembre 2025
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« Garder le sabbat, c’est arracher un jour à l’écoulement impassible du temps pour en faire le cœur du temps vécu. »
En 1989, Charles Mopsik soulignait comment la modernité avait désacralisé le calendrier, réduisant semaine et dimanche à de simples rythmes profanes. Il rappelait que le sabbat, lui, reste pour la tradition juive une alliance vivante — une reine – qui continue d’offrir au temps humain un centre et une respiration.

Revue de L'Arche - mai 1989
« Tu te souviendras du jour du sabbat pour le sanctifier.
Pendant six jours tu œuvreras et tu feras tout ton travail. Mais le septième jour est un sabbat pour le Seigneur ton Dieu [...]. Car en six jours le seigneur a fait le ciel, la terre, la mer et tout ce qui s'y trouve, mais il s'est reposé le septième jour. Voilà pourquoi le Seigneur a béni le jour du sabbat et l'a sanctifié (Exode 20 : 8-11).
Le temps ordinaire s'écoule en tout sens, il fuit irréparablement, vers on ne sait où, rythmé par la succession incessante du jour et de la nuit, accomplissement mécanique de la fatalité des mouvements planétaires. Le temps de la vie humaine, s'il est entièrement dépendant de ce temps mécanique, est entièrement profane, le dépourvu de structure et d'organisation qui lui permettrait d'être orienté, polarisé, articulé autour d'un centre. La société moderne a tout fait pour profaner le temps humain en l'asservissant aux seuls besoins économiques. La semaine de sept jours est aujourd'hui le vestige du calendrier sacré des temps anciens, mais elle n'est plus qu'une carcasse vide, la dépouille d'un temps divin, à l'imitation duquel le temps humain s'est jadis constitué. Le dimanche, jour du repos hebdomadaire pour le monde chrétien, est lui-aussi un vestige vidé de toute signification religieuse, un temps mort dans la semaine, censé pourtant à l'origine être le temps de la résurrection. La sécularisation du calendrier n'est bien sûr qu'un cas particulier de l'entreprise de sécularisation du monde à laquelle s'est adonné l'Occident. Le premier pas sans doute dans ce processus de désécration avait été accompli par le rejet chrétien de la Loi du Sinaï. Les cadres traditionnels de la religion biblique, ses normes organisatrices, n'ont pas été seulement déplacés vers une nouvelle sacralité, vers un nouveau jour de repos, ils ont été contestés dans leur légitimité et abandonnés en tant qu'archaïsmes au profit d'une modernité chrétienne encore marquée par l'élan religieux ancien, mais ouvrant déjà la voie à un processus de transformation profane de la totalité du vécu, collectif et individuel. La proclamation chrétienne de la réalisation actuelle des attentes eschatologiques, dans un monde qui demeurait cependant inchangé, a ouvert une brèche dans la structure traditionnelle de l'univers religieux et l'a décentré irrésistiblement.
Relation conjugale
Les juifs fidèles à l'enseignement de Moïse ont continué, quant à eux, à garder le commandement du repos hebdomadaire et le jour du sabbat a même bénéficié d'une valorisation supplémentaire : c'est le jour par lequel se différencient les juifs des chrétiens qui réussirent à convertir l'empire romain, et une fois le Temple de Jérusalem détruit et les populations juives dispersées, le sabbat, vécu comme centre du temps collectif a permis de surmonter partiellement la destruction du Temple comme centre de l'espace national. C'est désormais une relation intime qui lie le septième jour à la communauté d'Israël, relation que la conscience juive s'est représentée comme une relation conjugale, d'où ce célèbre midrach (Genèse Rabba 11 : 8) : « R. Siméon ben Yohaï enseigne : Le Sabbat dit devant le Saint béni soit-il : MaÎtre du monde, tous [les jours de la semaine] ont un compagnon conjugal, mais pour moi il n'en est aucun ! Le Saint béni soit-il lui dit : C'est la communauté d'Israël qui va être ton partenaire. Dès que les israélites se tinrent devant le mont Sinaï ; le Saint béni soit-il leur dit : Souvenez-vous de ce que j'ai dit au Sabbat : La communauté d'Israël sera ton compagnon, selon le verset : « Tu te souviendras du jour du sabbat pour le sanctifier » (Exode 20 : 8). « Sanctifier » signifie ici « consacrer en un mariage ». Sabbat a donc été personnifié sous la forme d'une épouse et même d'une Reine dont la venue était préparée la semaine durant : « R. Hanina se parait et se préparait pour sortir aux approches du Sabbat. Il disait : Allons et sortons à la rencontre de la reine sabbat. Le soir du sabbat. R. Yannaï s'habillait et disait : Viens épouse, viens épouse ;; (Talmud de Babylone, Chabbat 119a). Ainsi le temps de la vie humaine possède un pôle, vers lequel tend le travail des six jours, au-delà des occupations profanes et économiques, qui est perçu comme une épouse et comme une reine dont la rencontre est désirée et attendue activement (Baba Oama 32b). D'autres sources juives anciennes présentent le sabbat comme un archange féminin, une princesse angélique, que Dieu a fait asseoir sur son propre trône lors du septième jour de la création, et qui fut alors fêtée et acclamée par l'ensemble des anges et même par le premier homme invité à ces noces célestes pour la circonstance (1). Reine du temps d'Israël, épouse fidèle au rendez-vous hebdomadaire, princesse archangélique trônant au milieu des anges des six jours au début de la création, c'est sous les traits d'une figure féminine lumineuse et bien-aimée que le jour du sabbat a été vécu et est encore perçu parmi les juifs fidèles aux dix commandements. Ce sont-là dira-t-on des représentations mythiques que l'ère de la raison a rendu caduques. Mais ces traits sont revivifiés et redeviennent des réalités sensibles dans la conscience de celui qui « se souvient du Sabbat pour le sanctifier ». Figures archaïques sans doute, mais qui peuvent à tout moment acquérir une actualité concrète et qui sont les garants d'une continuité, d'une transtemporalité que le temps profane ignore. Le premier sabbat a été le sabbat de Dieu, à l'issu des temps cosmogoniques. La Loi du Sinaï a voulu qu'en imitation de Dieu. les enfants d'Israël observent ce repos du septième jour, faisant de chaque semaine. pour toutes les générations. le recommencement de la première semaine du monde, et chaque sabbat le terme accompli du travail créateur. Il est encore en notre pouvoir d'arracher à l'écoulement impassible du temps un jour protégé, d'en faire un jour unique et le cœur du temps vécu. Les obstacles nombreux que la société impose à l'accueil de la Reine, au rendez-vous de l'Epouse, sur le plan du travail productif ou scolaire, sont des servitudes liées à un calendrier qui s'est constitué en opposition explicite au calendrier biblique. Si les Romains polythéistes et païens avaient accordé aux juifs résidant dans leurs territoires le droit de chômer le septième jour, y compris aux fonctionnaires juifs de leur administration, l'Occident christianisé et démocratique d'aujourd'hui ne reconnaît aucun droit de ce genre. Il faut que chacun se soumette à la Loi du calendrier chrétien élaboré spécialement pour contrer la Loi du calendrier juif, celui de la Bible hébraïque. Depuis leur émancipation en Europe, les juifs vivent dans un temps dont la structure est une déformation volontaire et réfléchie de leur temps. Dans une culture qui a été fondée sur la destruction de leur culture. Dans un univers religieux qui s'est voulu la négation et le dépassement du leur. Assumer la Loi du Sinaï dans une civilisation fondée sur l'affirmation de sa forclusion est un acte de bravoure. Garder le sabbat suppose parfois de durs combats et des sacrifices. Mais sans la Reine du sabbat le ciel est vide, le Roi du monde se retire dans les cieux lointains inaccessibles, comme le dit élégamment une formule de la littérature juive.
Mille tentations
Mais il arrive que le septième jour est apprécié de manière contradictoire. Le jour du Sabbat est souvent ressenti comme un fardeau, saturé d'interdits, contraignant, pénible à vivre, difficile à observer. Comment en effet résister aux mille tentations de la société des loisirs, comment renoncer joyeusement à l'usage de la voiture, de la télévision. de tel et tel élément de confort ou de distraction qui implique la violation d'une restriction de l'activité humaine prescrite par la Loi ? D'où la contradiction flagrante entre le jour de joie et de repos qu'est le sabbat et les interdits qu'il suppose, interdits d'autant plus pénibles que ce mot a fini par prendre un sens radicalement péjoratif dans une société qui se veut la plus libérale possible. Ce problème n'est pas nouveau, loin de là. Mais il s'enracine dans la perte de sens que le sabbat a subi du fait de son assimilation avec un jour de repos profane. Déjà, un enseignement des Tannaïm (2) prévient : « Le sabbat vous a été donné, mais vous n'avez pas été donné au sabbat » ( Mekilta sur Exode 31 : 13,début de Ki Tissa). Ou encore : « Le sabbat a été placé sous votre autorité, mais vous n'avez pas été placé sous son autorité » (Yoma 85b). Si garder le sabbat implique une déprise du temps profane, ce n'est pas soumis sion à un autre temps aveugle. Le sabbat est une épouse royale, non une mégère tyrannique. Certains parfois l'oublient. La perte de la signification religieuse, mystique, essentielle, de la loi du sabbat peut conduire à des rationalisations dangereuses, car le fondamentalisme est un rationalisme appliqué à la religion. Il ignore les données premières du phénomène religieux et s'intéresse uniquement à ses implications idéologiques et normatives. La prière du Minha (3) pour le jour du sabbat clame : Le sabbat « est un repos d'amour et de donation, repos de fidélité et de confiance, repos de paix, de calme, de sérénité, repos plénier que Tu as désiré, tes enfants reconnaissent et savent que leur repos viens de Toi et à cause de leur repos ils sanctifient Ton nom »
1) Voir Seder Rabba di Béréchit, synapse zur Hekhalot Literatur § 853.
2) Maîtres de la tradition rabbinique qui vivaient en terre d'Israël entre le premier et le deuxième siècle.
3) Prière de l'après-midi.


