Je ne suis peut-être pas être la seule à avoir eu du mal à me remettre aux films et séries, après le 7 octobre.
Les images, scènes de guerre, de fuite, de liesse cannibale, avaient envahi mon horizon, m’interdisant tout répit imagé, toute distraction visuelle qui détournerait, ne serait-ce qu’un instant mon regard de mes frères et sœurs. Les retombées diasporiques m’avaient vite fait plonger ensuite dans la question du Pourquoi, Comment. Malgré une adolescence israélienne passée au cœur de la Galilée que savais-je vraiment du conflit israélo-palestinien? De Netanyahou, de son populisme, du colonialisme, et de l’antisémitisme à gauche, il m’avait fallu revenir sur bien des choses supposément acquises.
Comprendre, apprendre, c’était aussi la seule manière de ne pas encaisser passivement le choc. Digestion active du mal, mâchouiller pour ne pas avaler. Et puis le vent a vite tourné, désignant Israël et ses fidèles, comme les nouveaux bourreaux du siècle.
Entre tout ça et deux salves d’annonces mortifères, la distraction se faisait coupable, vide de sens. Comment se distraire ? Comment oublier ? Comment être léger quand autour, tout était si lourd, si grave.
C’est peut-être pour cela que, paradoxalement, quand je reçus la proposition d’un ami d’assister à une pièce de théâtre sur la Shoah, je n’ai pas hésité pas longtemps. A peine lorgnais-je sur le titre, cynique mais intriguant. « On ne jouait pas à la pétanque au ghetto de Varsovie », tiens donc. Le guilty pleasure parfait en temps de guerre. Si je devais, en ces temps sombres, rire à une blague, autant qu’elle soit sur la Shoah.
Pourtant, à l’approche de la date, je sentais la boule se faire dans mon ventre. La Shoah ? Vraiment ? Maintenant ? Devant tout le monde ? Cette histoire si lourde m’apparaissait soudain comme une vieille tante gênante s’incrustant à la table d’un repas de Shabbat. Spectre gémissant, accablant, imposant pitié et silence par son haleine fétide.
Des mois après le 7 octobre, alors que c’était désormais Gaza qui faisait les grands titres, qui voulait encore parler de la Shoah si ce n’est les Juifs ? Comment commémorer ce dont on nous accusait aujourd’hui d’être coupable ? Comment se réclamer d’une histoire dont nous étions chargés. Et si le temps était venu au silence ? Laisser parler les douleurs présentes, d’Israël et de Gaza, peut-être incomparables mais bien là ?
Je me demandais : ne faudrait-il pas faire une pause avec tout ça ? Régler quelques comptes. Se blanchir un peu. Virer les indignes et reprendre cette histoire qui pourra toujours nous attendre.
Apprendre à se taire pour écouter l’autre, ne serait-ce pas la plus grande leçon qu’on puisse extraire d’une histoire de souffrance ? N’est-ce pas Elie Wiesel qui disait : « J'ai juré de ne jamais me taire quand des êtres humains endurent la souffrance et l'humiliation, où que ce soit. Nous devons toujours prendre parti. »
En pleine guerre sémantique, juridique, médiatique, c’était la vieille tante que je ne voulais pas voir à table ce soir. Il y avait d’autres soucis. Conflit de loyauté face à une histoire instrumentalisée. Double violence entre celle du passé et des discours contemporains qui la tordaient, la déformaient, nous laissant dans l’impossibilité même de les dénoncer.
Mais je ne pouvais pas me débiner. La place était prise et je ne laisserai pas ces invectives avoir raison de moi, glaçant mes rapports avec cette histoire, « gaslighting » ultime de ceux qui, en commentaires, appelaient à nous gazer encore.
En arrivant ce soir-là au théâtre, je compte, épars, mes coreligionnaires. Un, deux, trois. Que viennent-ils chercher ? Une distraction ? Un rappel ? Pensent-ils y voir un miroir de la situation actuelle ? Et puis tout de suite je me dis : pourvu qu’on ne les reconnaisse pas. Pourvu que les autres ne sachent pas que nous sommes une dizaine de Juifs, à regarder ce spectacle avec eux. Pourvu qu’ils ne pensent pas qu’il y en a que pour la Shoah. Que cette vieille tante se taise ! Qu’on entende les autres !
Malgré une histoire familiale marquée par la Shoah, un grand-père polonais né à Debica (Pologne) dont la famille presque entière fut décimée dans les camps, un arrière-grand-père résistant, mort des séquelles de son internement au camp de Struthof, malgré mes parents résidant dans le Nord d’Israël et sous la menace constante des bombardements, malgré les centaines d’images glaçantes du 7 octobre que j’ai pu ingérer ; ce soir-là, je m’assieds avec gêne à ma place. J’ai encore peur. Peur d’un discours victimisant. Ou vieillissant. Peur d’un message hors-sol, aux couleurs du passé et accents d’entre-soi.
Mais chut car déjà ça commence. Eric Feldman est déjà là. Installé sur son fauteuil, il attend le silence. Ou pas car il ne fait rien pour se manifester. Petit à petit les voix se taisent et les regards convergent.
Eric Feldman est bien discret pour une victime. Ses anecdotes d’abord anodines glissent doucement dans le tragique. Sans émoi ni hauts cris, il dessine sobrement le portrait d’un survivant. Juste assez bien pour survivre, pas assez pour vivre. On pourrait parler de pudeur, de retenue mais cela serait oublier la plongée radicale qu’il fait dans son intimité. Telle Delphine Horvilleur dans son « Comment ça ne va pas », il invite sur scène ses fantômes ; parents, oncles, tantes. Tous hantés par le mal, la douleur, le deuil, et lui après eux, en écho.
Regarder Eric Feldman c’est observer les déflagrations, les conséquences. Dans ses confidences mi-banales mi-déroutantes, il dresse le tableau de ce que le mal fait et défait, à jamais. Eric Feldman est une copie carbone. De la douleur, de la mémoire.
Le spectacle se finit. On applaudit. Personne n’a crié « Free Palestine », je peux rentrer chez moi.
La semaine d’après, le TNS organisait une rencontre avec Éric Feldman. A l’heure du déjeuner, une trentaine de personnes s’installent autour d’une table à la nappe trop courte. Hommes et femmes partagent ressentis et émotions, de longs monologues accueillis de quelques mots émus. Timidement, j’ose aussi. Je lui avoue que malgré mon identité franco-israélienne et ma famille en Israël sous les roquettes, malgré mon histoire marquée par la Shoah des deux côtés, dans ses mots, c’est Gaza que je voyais. C’était Gaza qui flottait, Gaza, ses morts, mais aussi ses adeptes zélotes, vomissant invectives et accusations. Et cette brèche créée dans la Shoah, éraflure.
Éric Feldman m’a comprise. Il nous raconte que sa pièce a été écrite avant le 7 octobre mais que cet été à Avignon, où il en a fait un premier rodage, il s’est fait boycotter par des bien-pensants selon lesquels « on ne pouvait pas parler de Varsovie » aujourd’hui.
Evidemment qu’on ne joue pas non plus à la pétanque à Gaza. Et c’est peut-être finalement pour cela qu'il faut aller voir la pièce d’Éric Feldman. Pour comprendre ce que cela fait aux petits-enfants de ces hommes et femmes, qui n'ont jamais pu, et ne pourront jamais plus, jouer à la pétanque sur la place de leur village. Que ce soit à l'ombre d'oliviers ou de chênes des Carpates, terre ocre ou graviers polonais, tout est copie carbone. C'est ça qu'il ne faut pas oublier. Et c’est somme toute en cela que la Shoah excelle, en martelant la douleur, l’horreur. 80 ans après, la Shoah nous raconte le sort des morts, mais aussi de ceux qui auront encore à survivre longtemps à cette histoire.
Cette nuit je crois que je l’ai aperçue. Dans le théâtre obscur, sur le fauteuil vide d’Eric Feldman, s’est installée ma vieille tante. Assis sur ses genoux, il y a Ariel, Kfir, mais aussi Hind et beaucoup d’autres. Dans le noir elle les enlace, les cajole, leur chuchote des histoires. De paix. Sans tanks.
On ne jouait pas à la pétanque au ghetto de Varsovie. Une pièce d'Éric Feldman, à voir jusqu'au 22 décembre au Théâtre du Rond-Point.