Evelyn Askolovitch en 1942
Voici un texte écrit par ma femme, Evelyn Ascot, - déportée en 1942 à quatre ans à Bergen-Belsen - et l'on me pardonnera de vous le proposer. D'autant que lorsque j'ai trouvé un matin ces pages noircies, une nuit d'insomnie, et que j'ai souhaité les prendre pour les publier, Evelyn n'a pas voulu. "Je n'ai pas écrit cela dans ce but, il fallait que cela sorte un jour » a-t-elle dit.
Si elle a accepté finalement, c'est pour que cela soit sa contribution sur la choa : "Après ma génération, a-t-elle expliqué, il n'y aura plus personne pour témoigner, pour raconter et la choa sera de l'histoire, une histoire. » Evelyn n'avait jamais parlé de son enfance, dans les camps de concentration. Ni à ses enfants, ni à moi, son mari.
Ces instantanés - ainsi que "le chapeau" qui est d'elle - nous les publions tels qu'elle les a écrits avec les redites, la syntaxe, les « hollandismes » que le texte original contient. Il n'était pas possible, en effet, d'altérer, si peu que ce soit, l'authenticité d'un témoignage que pour notre part - mes collaborateurs et moi-même - nous avons trouvé bouleversant.
Je joue avec du raphia ou autre chose, mais je sais que c'est défendu. Ma mère me l'a apporté : elle n'avait pas le droit. Une femme soldat passe. Elle s'arrête, elle me regarde jouer et j'ai peur. Si elle m'amène avec elle, si elle tue ma mère? Elle passe.
On a serré tous les lits les uns à côté des autres. Moi, je trouve ça drôle. Il faut enjamber quatre lits avant d'arriver au mien. C'est amusant. Ma mère ne trouve pas cela drôle du tout. Je dors à côté de Marion. Elle chante. Elle chante faux. Et je lui dis tout le temps : « Arrête de chanter, tu chantes faux ». Mais elle chante quand même.
Je jouais avec deux jumelles, Naomi et Ruth. Un jour, Ruth n'est plus là. Je demande où elle est : « Elle est morte », me dit-on. Ah bon !
J'attends ma mère qui est partie chercher le lait pour la baraque. Soudain un avion, très bas, qui bombarde. Un bruit terrible. Et moi je hurle : « Mammy, mammy!». Elle est certainement tuée par les bombes. Je hurle, je hurle, et puis elle revient.
C'est mon anniversaire et j'ai peut-être 6 ans, je ne sais pas. J'ai des cadeaux : un petit lit en bois, avec une espèce de poupée et une tartine de pain et sur la tartine quelque chose d'écrit avec des flocons d'avoine.
J'ai la varicelle, mais ce n'est pas à Bergen-Belsen, c'est avant, à Westerbork. J'ai de la fièvre, on me prend la température, je me tourne, je casse le thermomètre et l'on me crie dessus. Après, je bois du lait sucré.
Mon père est venu nous voir un soir. Et soudain, Mme M., la mère de Marion, crie : on lui a volé son pain... elle crie, elle crie et elle crie que c'est lui, M. S... - mon père - qui l'a volé. Si un soldat vient et l'entend, on va l'emmener, mon père, et le tuer. Et moi je crie, je pleure, je hurle, tellement j'ai peur. Elle s'arrête de crier.
Ma mère avait une valise avec de belles robes dedans. Des robes que j'aimais. Je m'en souviens. Avec des petites fleurs. Et puis la valise a disparu, quelqu'un l'a volée. Je pleure pour les belles robes que je ne reverrai plus.
On est sur une liste. Tous les gens qui sont dessus vont partir, tous les jours les Allemands rayent des noms et nous font savoir publiquement les noms rayés, interdits de départ. Ma mère écoute. Mon père est couché, il ne peut presque plus bouger. On est toujours dessus, sur la liste. Et puis un jour on part. On doit aller à l'appel et mon père ne veut plus bouger, il ne veut pas aller à l'appel. Il dit qu' il s'en fout. Ma mère lui crie dessus, elle le tire, il doit se lever, elle hurle. S'il ne se lève pas, nous ne partirons pas. Et moi je la bats : « Laisse Pappie tranquille, laisse le tranquille, arrête de crier ». Elle continue de s'acharner sur lui, elle le tire hors du lit, je pleure, elle me bat à mon tour, elle crie sur lui de plus en plus fort... Il va à l'appel et nous partons, nous quittons Bergen-Belsen.
Nous marchons dans la neige, mes parents et moi. Et soudain Pappie tombe dans la neige, il ne peut plus... Je crie, il est mort, mon Pappie, si fort, il est tombé. On le soulève, on le transporte à l'hôpital, je le vois tous les jours, il va mieux. Nous sommes dans un cloître. Il y a de la neige, nous faisons des boules de neige énormes. Je mange des gâteaux. Nous dormons avec beaucoup de femmes dans une pièce. Le matin tôt, je suce mon pouce et ça fait du bruit. Les femmes me disent d'arrêter mais je ne peux pas. Schapi m'apprend à lire et à écrire. Je vois encore son écriture un peu carrée.
Nous rentrons en Hollande dans les voitures de la Croix-Rouge. En Hollande, les gens sont dans la rue avec des petits drapeaux. A Maastricht, les voitures s'arrêtent et mon père sort m'acheter du pain blanc. Nous rentrons à Amsterdam. C'est début 1946. J'ai presque huit ans. C'est fini, et je ne me souviens de rien.
L'Arche - Juin 1988 n°374
De gauche à droite : mère d'Evelyn, Evelyn enfant, arrière-grand-père maternel d'Evelyn.
Evelyn en octobre 1945 dans le camp d’internement Biberach
Mariage des parents d'Evelyn le 2 juillet 1936 à Wiesbaden
Mariage de Roger et d'Evelyn le le 2 septembre 1958 à Amsterdam.
Mariage des parents d'Evelyn le 2 juillet 1936 à Wiesbaden.
Evelyn avec ses grands-parents paternels en 1939