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Destin du judaïsme algérien, de l'adhésion à la France jusqu'au repli sur l'hexagone
Par Raphaël Draï | 22 octobre 2025
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Il y a 155 ans, le 24 octobre 1870, le décret Crémieux accordait la citoyenneté française aux juifs d’Algérie. En 1970, pour célébrer le centenaire de cette adoption, Raphaël Draï retraçait la longue histoire de cette « greffe » du judaïsme d'Algérie sur la nation française. Il montrait comment ce décret scellait le destin singulier d’une communauté prise entre trois héritages : le judaïsme, l'Algérie et désormais la France.

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Revue de L'Arche - octobre/novembre 1970
Les israélites indigènes des départements de l'Algérie sont déclarés citoyens français ; en conséquence leur statut réel et leur statut personnel seront à compter de la promulgation du présent décret réglés par la loi française ; tous droits acquis à ce jour restent inviolables. Toutes dispositions législatives, décrets, règlements contraires sont abolis. Fait à Tours le 24 octobre 1870.
Signé : A. Crémieux - L. Gambetta - A. Clais Bizoin - L. Fourichon.
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ADOLPHE CREMIEUX : UNE FILIATION LONGTEMPS COMBATTUE PAR LES ANTISEMITES DES DEUX BORDS DE LA MEDITERRANEE ...
L'année 1830 a marqué le début de la conquête de l'Algérie par les troupes françaises et l'irruption de la France dans la vie du judaïsme algérien qui allait se trouver bientôt directement greffé sur l'histoire de cette Nation. Sans délai la greffe fut suivie de phénomènes de rejet ; mais si elle accomplit la séparation presque totale des juifs du milieu antérieur islamo-ottoman, elle n'aboutit pas à leur assimilation pure et simple à l'entité française. L'identité du judaïsme algérien est donc constitué de trois éléments prédominants - juif, algérien et français - qui loin de s'exclure ou de se contredire ont été impliqués dans un mouvement de valorisation mutuelle malgré les lacunes ou les insuffisances décelables en chacun d'eux pris séparément.
Le débarquement du Corps Expéditionnaire français sur la plage de Sidi Ferruch n'établit pas le tout premier contact des juifs d'Algérie avec la France. Les chefs de la couche sociale la plus opulente de cette communauté nord-africaine avaient déjà créé des liens suivis avec elle soit qu'il s'agît de livraisons de blé ou d'autres fournitures, soit que des commerçants juifs se fussent entremis pour obtenir la libération de sujets français capturés par les pirates barbaresques et voués à l'esclavage. Enfin, durant la période qui précède la conquête on sait que les dirigeants de la « nation juive », comme l'on disait dans le langage diplomatique, se séparaient en deux camps antagonistes à cause de rivalités personnelles mais aussi parce que l'un favorisait l'implantation anglaise dans la partie médiane de l'Afrique du Nord, tandis que l'autre agissait au profit de l'intervention française qui eut effectivement lieu.
Les Juifs espéraient alors être émancipés de la domination turque sous laquelle ils vivaient « humiliés du passé, épouvantés du présent, inquiets de l'avenir » suivant l'expression d'un rabbin de l'époque. Mais s'ils accueillirent les Français alors que, par exemple, ils s'étaient jadis opposés à la conquête espagnole, c'est que la France était précédée de sa réputation et surtout de sa devise révolutionnaire d'égalité, de liberté et de fraternité qui ne pouvait qu'entraîner l'adhésion d'une population minoritaire en butte aux vexations systématiques et aux pogroms.
Aussi la collectivité juive émit-elle rapidement le souhait d'être intégrée à la nation française. Ce vœu fut accueilli positivement par tous les gouvernements qui se sont succédés jusqu'en 1870. C'est qu'en vue de l'achèvement de la conquête et de la pacification du pays, les juifs représentaient des alliés et des intermédiaires dont l'intégration était de surcroît facilitée par l'acceptation à laquelle ils avaient consenti d'abandonner les règles rabbiniques qui jusque-là avaient régi leur statut privé.
Divers textes ont ainsi jalonné une évolution qui aboutit au décret du 24 octobre 1870, dit Décret Crémieux, du nom de son principal initiateur et signataire, auteur véritable de la promotion politique du judaïsme algérien et juif lui-même.
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LE VOYAGE TRIOMPHAL DE NAPOLEON EN ALGERIE
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FETE DE FIANÇAILLES SELON « LE MAGASIN PITTORESQUE » (XIXe SIECLE)
GREFFE ET PHENOMENE DE REJET
On l'a dit, cette greffe fut immédiatement suivie de tentatives de rejet et la filiation politique des juifs d'Algérie devint une filiation fragile combattue par les antisémites des deux bords de la Méditerranée et sans cesse reconquise sur eux. Ainsi, la condition juive algérienne restait bel et bien rattachée à la condition juive en général dont elle affrontait la problématique fondamentale. Raymond Benichou en témoigne : « Les électeurs juifs voyaient leurs votes soumis non seulement à un dépouillement mais à un épluchage. On leur déniait le droit de commettre des erreurs comme le reste des mortels. On exigeait d'eux un effort surhumain pour refouler leurs préférences spontanées et se tenir en quelque manière au-dessus de la mêlée. Et si ce but était par extraordinaire atteint, ils ne savaient pas si on n'allait pas leur reprocher encore de n'être pas des hommes impulsifs et faillibles comme les autres ».
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JUIF ALGERIEN FILANT LA LAINE
Dès le 21 juillet 1871, le projet de loi du ministre de l'intérieur Lambrecht remettait en cause le décret Crémieux abrogé 70 ans plus tard le 7 octobre 1940 par une loi signée P. Pétain. Une ordonnance de 1943 prise par le général Giraud aggrava les dispositions de cette loi enfin annulée par le gouvernement du général de Gaulle après qu'il se fut installé à Alger. Michel Ansky le note, l'annulation n'intervint que plusieurs mois après le débarquement allié en Algérie. Or, ce débarquement fut rendu possible par l'action courageuse de jeunes juifs dirigés par José Aboulker formés clandestinement dans une salle algéroise, la salle Geo Gras. N'est-ce pas que dans l'intention sans cesse affirmée par le chef des Français libres de faire connaître l'entière souveraineté de la France combattante la question de la revalidation du Décret Crémieux n'a pas réellement constitué une de ces questions de principe sur lesquelles il exigeait une solution immédiate parce qu'elles touchaient à la nature même de la France ? Les juifs d'Algérie, luttant contre la discrimination vichyssoise, recherchaient le retour de leur droit fondamental dont une loi inique les avait spoliés mais il ressort de toutes leurs démarches la volonté de voir réapparaitre le vrai visage de la France qu'ils n'ont jamais confondu avec ses masques, et le rétablissement de sa dignité. Le juif n'est-il pas celui qui refuse les distorsions entre la légende d'un pays et ses pratiques courantes ?
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MACIAS : DISCIPLE DE R. LEYRIS
SONT-ILS PLUS AIMABLES OU SOMMES NOUS PLUS AIMANTS ?
Cependant, pour compenser pareilles réticences, les Juifs d'Algérie n'ont pas adopté dans leur grande majorité l'attitude de fuite faussement sécurisante, véritable enchère au suicide, qu'on nomme l'assimilation, et qui eût fait de leur citoyenneté, le biais d'une véritable colonisation culturelle et affective.
Au contraire, il semble plus exact de remarquer qu'ils ont su préserver leur patrimoine religieux et leur folklore et les célébrer grâce aux libertés dont ils bénéficient. Pareille volonté mérite qu'on la signale parce qu'il est difficile de maintenir en vie des traditions et des coutumes éloignées ou coupées de leurs sources génératrices. Tel fut le cas du judaïsme algérien qui faisait l'objet d'une conservation plutôt que d'une création. Avant l'arrivée des troupes françaises, l'étude du Talmud et des textes ésotériques de la Cabbale était pourtant en honneur. Pourquoi devant la vague de la culture française n'a-t-il pas dressé cette œuvre philosophique ou théologique qui lui eut permis, peut-être, de mieux maîtriser la direction et les conséquences de sa nouvelle aventure ? A titre d'explication, il faut relever les difficultés d'impression et de diffusion de la pensée juive sous la puissance ottomane puis, à l'époque française, le problème mal réglé de la communication d'une réflexion authentiquement juive, jamais tarie, mais écrite le plus souvent en judéo-arabe, à une génération prise dans les structures, les courants et les remous d'une Haskala accélérée.
Les prières traditionnelles et le chant judéo-algérien, cultivés comme des arts sacrés ont alors servi de relais à l'âme juive. Si la distinction entre ces deux modes d'expression est concevable en théorie, elle s'efface d'ailleurs dans la réalité de l'effusion, lorsque le chant devient efficace comme une prière et quand la prière, comme le chant, se situe au delà des mots. Une relation, affaiblie mais réelle fut maintenue ainsi avec l'univers du sacré que la civilisation occidentale n'avait pas complètement corrodé.
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RAPATRIES D'ALGERIE EN JUILLET 1962, DANS LE PORT DE MARSEILLE 
DES CHANTS D'AMOUR ET DE MISERE
Au surplus, les thèmes de ces chants nous renseignent sur la dimension algérienne de cette identité juive. Ils expriment principalement l'amour, celui de la nature, celui de la bonne chère, trop rare, et l'amour des femmes et celui de Dieu. Puis leur envers : la misère, la faim, l'exil, la peur et le deuil que submerge l'espoir de la rédemption sans cesse appelée. Raymond Leyris abattu par le FLN en 1960, peut être considéré comme l'un des plus grands interprètes de cette poésie chantée. Son style pudique était exemplaire. Leyris touchait personnellement chacun de ceux qui venaient l'écouter en lui racontant sa propre histoire, et cela par la cantilation de textes dont on ne saurait plus dater l'antiquité. Il a formé une Ecole à laquelle Enrico Macias appartint de façon privilégiée et qui illustrait cette vérité qu'en Algérie la prière et le chant étaient réellement une offrande de la voix, offrande faite par une population autrement pauvre quant aux biens de ce monde et aux exposés doctrinaux de la foi. Ce répertoire est une mine de renseignements sur la communauté juive d'Algérie mais également sur l'Algérie entière. Il a relié la minorité juive à la population musulmane par une similitude de langage et de sensibilité qui était cependant loin de refléter une communauté de destin et une solidarité politique, bien qu'il y eut dans les rapports entre juifs et musulmans algériens des instants lumineux de rencontre et de compréhension. Ces instants n'ont pas suffi d'un côté à effacer le souvenir de l'humiliation et des pogroms (dont le plus récent remontait à 1934 à peine) ni, de l'autre, à atténuer la rancœur grandissante non pas tant de voir les juifs jouir d'un statut privilégié mais de constater qu'ils se laissaient contaminer par la mentalité coloniale dont ils épousaient dangereusement les travers et les injustices.
Les révolutionnaires algériens ont néanmoins tenté d'intéresser les juifs à leur combat en essayant de faire ressortir leur fonds commun d'humiliation. En même temps, ils leur rappelaient l'antiquité de leur présence en Algérie. Le refus de la majorité de la communauté juive (malgré la réelle et importante participation de certains de ses éléments au terrorisme révolutionnaire) a démontré la profondeur et l'effectivité du choix centenaire qu'elle avait fait de la civilisation française à cause des valeurs dont cette civilisation se réclamait et des réalisations dont elle se prévalait. Il ne s'est pas agi d'une identification totale. Cette précision reçoit des preuves supplémentaires après le rapatriement des années 1960 puisque sur le sol de France les juifs originaires d'Algérie, soucieux de préserver l'enrichissante pluralité des composants de leur identité, ont trouvé les moyens culturels nécessaires au réajustement du rythme de leur histoire politique trop rapide et de leur évolution spirituelle ralentie. Au surplus, un grand nombre d'entre eux redécouvre le folklore judéo-algérien qu'ils essaient de recueillir et de préserver. Y réussiront-ils ? L'histoire de toute collectivité qui a connu de violents déracinements s'accompagne de pertes irrémédiables.
RAPHAËL DRAÏ
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