Parmi les révolutionnaires de l'art de voir du mouvement impressionniste figure le peintre d'origine juive Camille Pissarro. Impressionniste ou même « pré-impressionniste », il fut lui aussi appelé patriarche tout comme plus tard Rothko, identifié comme tel par l’artiste Louise Bourgeois. Ainsi est projetée ponctuellement sur des artistes juifs cette caractéristique biblique d'initiateur de nouveautés radicales incarnant paradoxalement une ancienneté.
La généalogie de Camille Pissarro est particulièrement intéressante : descendant de juifs portugais, on retrouve les traces de sa famille dès la fin du XVe siècle dans cette partie de la péninsule, famille qui a subi les persécutions de l'Inquisition et pour une part serait sans doute devenue marrane. Au XVIIIe siècle, cependant, les marranes furent l'objet d'une suspicion accrue lors d'un coup politique et les persécutions reprirent. La famille de Pissarro embarqua d'abord pour Bordeaux, en France, avant de s'installer dans les Antilles danoises. Jacob Abraham Camille Pissarro y naît le 10 juillet 1830, d'un père juif portugais et d'une mère créole juive. Il sera le père lui-même de trois générations successives de peintres. Il ne grandit pas dans la communauté juive : une dissension (au sujet d’un remariage) entre la famille du peintre et les autorités rabbiniques ayant contribué à un sentiment d'exclusion. De sorte que Camille Pissarro sera d'abord scolarisé dans une école aussi fréquentée par des enfants d'esclaves, d'où peut-être une première conscience politique.

Femme portant une cruche sur sa tête (1854)
On peut toujours s'interroger sur les conditions d'un renouvellement du regard sur la réalité, et pour Pissarro sur les paysages et l’horizon en particulier. L'héritage d'une histoire d'exil forcé et de persécutions peut-il nous fournir quelques éléments pour saisir l’origine de cette vue sur les choses ? En tout état de cause, Pissarro a une condition juive, qui s'effacera ensuite dans un positionnement politique anarchiste, proche ainsi de Bernard Lazare, positionnement selon lequel la société existe pour l'individu. Puis, cette condition juive lui sera rappelée par l'affaire Dreyfus et les ruptures violentes qu'elle suscita dans son entourage et dans le milieu artistique intellectuel, nous y reviendrons.

Paysage aux Antilles, Saint-Thomas (1856)
Mais il y a d’abord une théorie de l'art chez Pissarro, qui, s’il n'est pas exactement voué à être un art social comme pour Lazare, doit contribuer à une éthique optimiste et à une révélation de la beauté de la nature et du monde à chaque époque. Cézanne, selon qui l'impressionnisme nettoie les yeux, et libère de certaines entraves académiques, apprend auprès de Pissarro cette émancipation du geste pictural et une nouvelle harmonie des couleurs. Souvent, les paysages de Pissarro sont des puits de lumière dans lesquels il a baigné aux Antilles, et qu'il reproduit de mémoire en France dans des tableaux nostalgiques. S’il ne rencontre pas le même succès que ses amis Monet ou Degas et demeure à la marge d'une grande reconnaissance du public, il suscite néanmoins l’admiration d’Octave Mirbeau qui écrira plusieurs critiques à son sujet, et en particulier que son art est une « progressive conquête sur la matière ». Pissarro, dit-il, a donc « introduit dans l'art des éléments novateurs qui ont rendu possible la conquête pittoresque de certains phénomènes atmosphériques jusqu'alors inexprimés, une plus intime et plus profonde pénétration de la nature. Par conséquent, il a élargi le domaine du rêve, ayant été un des premiers, le premier peut-être, à comprendre et à innover ce grand fait de la peinture contemporaine, la lumière ».
Zola, qui deviendra aussi un ami de Pissarro, écrira pour sa part : « Ici, l'originalité est profondément humaine. Elle ne consiste pas dans une habileté de la main, dans une traduction menteuse de la nature. Elle réside dans le tempérament même du peintre, fait d'exactitude et de gravité. Jamais tableaux ne m'ont semblé d'une ampleur plus magistrale. Une telle réalité est plus haute que le rêve. Il suffit de jeter un coup d'œil sur de pareilles œuvres pour comprendre qu'il y a un homme en elles, une personnalité droite et vigoureuse, incapable de mensonges, faisant de l'art une vérité pure et éternelle ». Zola projette sur l'art de Pissarro son propre goût du naturalisme, de sorte que la vérité qui en émane est non seulement esthétique mais aussi sociale, ce qui peut être difficile à décrire et définir, mais Pissarro nous éclaire sur ce double apport possible de l’art : « Soyons d'abord artistes, et nous aurons la faculté de tout sentir, même un paysage sans être paysans ». Il ne s’agit pas de transmettre un message, mais de générer une manière de sentir par l’art de la représentation, une médiation sensualiste en somme, au sens philosophique du terme (les connaissances comme issues de le réception sensible). Son anarchisme l'amène à produire des lithographies pour la revue Les Temps Nouveaux, dans lesquelles il représente les sans-gîtes et le labeur de la terre. La révolution sociale demeure son souci silencieux, en pleine affaire Dreyfus également. Spontanément du côté Dreyfusard, il voit cependant du jour au lendemain d'anciens amis changer de trottoir, comme Degas, dont l'antisémitisme se désinhibe lors de cette période. D'autres ne voudront plus le voir. Et dans cette situation, Renoir, aussi ancien ami, ne le soutiendra pas lorsque Degas lui demande comment il peut encore fréquenter « ce juif ».
Dans sa correspondance avec son fils, Lucien, Camille Pissarro commentera et suivra de près l'affaire, manifestant les inquiétudes au sujet de l'antisémitisme violent qui se déployait alors, se désolant de ce qu'il interprétait comme une régression aux tonalités inquisitoriales mais sécularisées. Comme l'écrit la biographe Kathleen Adler, l'intensité de l'antisémitisme en France augmentant, il est forcé de reconnaître que le fait d'être un juif joue un rôle dans sa pensée sociale. Mais comment ? Est-ce sur le même modèle que son orientation anarchiste, dans un positionnement marginal, extérieur et étranger au cours social et historique dominant, à contre-courant, mais cette fois-ci malgré lui ? Ses amis Gustave Kahn et Bernard Lazare parviennent à la même conclusion tandis qu’une partie de l'antisémitisme qu'ils rencontrent est d'inspiration socialiste. Si ce n’est pas la preuve ou l’épreuve d’une solitude déjà connue dans l’histoire de sa propre appartenance, c’est au moins l’assignation d’une part, mais aussi l’affirmation d’autre de sa singularité obligée existentielle, et continuée dans son œuvre.
Parmi les derniers tableaux de Pissarro nous trouvons notamment des rues de Paris, et même si tout le monde ne trouve pas d’inspiration esthétique dans ces camaïeux de gris, il y voit une lumière argentée vibrante et donc des effets de beauté, perceptibles depuis un lieu physique sans doute, un peu en hauteur depuis un balcon, un toit, mais aussi mental.

Boulevard Montmartre, matin brumeux (1897)
Le « refuge » dans la peinture est alors aussi un lieu de dépassement des effondrements moraux d'une époque. Ainsi, selon Bernard Lazare, il y a un parallélisme des images et des idées, et la pratique de l'art doit avoir une conception de la beauté qui s'oppose à l'art mystico-décadent, qui se complaît dans l'idée que la beauté est antique et perdue. L'art peut donc aussi être un levier et à nouveau nettoyer le regard. Si Pissarro ne rejoint pas exactement cette thèse et reste attaché en partie à « l'art pour l'art » (dans la mesure d’une priorité de la recherche esthétique), en dépit de ses possibilités culturelles et sociales, il se range néanmoins vers l'idée d'une représentation de la vie belle et bonne, en tout cas de sa révélation dans l'art moderne. Et il y a ici une décision axiologique, morale.
Début 2024, Pissarro apparaissait dans une tout autre actualité, qui le faisait retourner sur la péninsule ibérique, tandis qu'il s'agit du lieu généalogique le plus loin où nous pouvions remonter pour raconter son histoire.
Le musée Thyssen-Bornemizsa de Madrid a obtenu de garder un tableau de Pissarro intitulé « Rue Saint-Honoré l'après-midi, effet de pluie » pourtant reconnu spolié par les nazis et qui appartenait à des membres de la famille Cassirer. Ce dernier scandale nous rappelle que la condition juive peut toujours réapparaître derrière ce qui semble d'abord être une contemplation sans histoire. Le tableau et son dernier lieu d'accrochage cristallisent cette superposition complexe, invisible ou occultée, dont la touche harmonieuse de Pissarro semble pourtant vouloir nous protéger.

Rue Saint-Honoré l'après-midi, effet de pluie (1897)
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1. Des artistes, première série, 1885-1896, Flammarion, Paris, 1922.
2. In Écrits sur l’art, Gallimard, Paris 1991, p. 203.
3. Lettre à Mirbeau du 21 avril 1892, in Correspondance t 1 1865-1885, éditée par Janine Bailly-Herzberg, Paris, PUF, 1980, p. 217.
4. Camille Pissarro : a biography, Harper Collins, 1978.