
Revue de l'Arche d'octobre-novembre 1967
Chagall : "Dans le lyrisme juif, on sent le yiddish, dos schmekt"
Il y a 40 ans jour pour jour s’éteignait Marc Chagall.
Dans un entretien accordé à L'Arche en 1967, il évoquait avec tendresse l’âme juive qui imprègne son art.
Pour lui, la peinture n'est pas un métier de génie, mais un artisanat où l’on apprend comme autrefois dans les ateliers, avec patience et humilité. À travers ses mots, résonne l’héritage d’un monde disparu, dont il fut l’un des derniers témoins.
« ... D'autres anniversaires ? Oui, un peintre en a d'autres dans sa vie. Par exemple, l'anniversaire de sa femme ... » Une lueur de tendresse passe dans son regard et son sourire s'accentue. D'ailleurs, toutes les fois qu'il parlera de sa femme, Vava Chagall, il se tournera à moitié vers la porte derrière laquelle elle s'entretient avec d'autres invités, avec le même sourire plein de sollicitude. « Mais je vous en prie, vous n'avez pas besoin de prendre des notes, c'est mieux sans. Les notes, c'est un peu ... non ? La mémoire, vous êtes habitué, les écrivains savent se rappeler. Quoique je ne reconnaisse pas toujours ce que j'ai dit quand je le vois imprimé. Parfois c'est autre chose, ils transforment, ils aiment chercher des pointes ... » « Vous me demandez s'il y a des anniversaires de tableaux ? Des tableaux d'un peintre ? Peut-être, je ne sais pas. Moi, vous comprenez, je suis cordonnier... J'aime le travail manuel, la peinture ça ressemble. Je peins parce que je n'ai pas un autre métier et le peintre doit travailler. Comme le cordonnier. Travail, travail. Pourquoi est-ce que je travaille tant, tous les jours depuis huit heures du matin ? Je ne sais pas. C'est un devoir, ou quoi ? La peinture c'est un métier, un artisanat. »
« ... Un art, mon art à moi ? Chagall ne pense pas beaucoup à lui-même. Cézanne et Matisse pensaient beaucoup à eux-mêmes. Je connais un autre peintre actuel qui ... »
« ... on, je ne fini pas une toile, je ne sais pas quand elle est finie ou non. Je la montre à ma femme (une fois de plus Chagall se tourne vers la porte) et quand ma femme est contente alors c'est fini ... Oui, quand ma femme dit que c'est bon, mon tableau est fini ... »
PAS DE DATE POUR FINIR UN TABLEAU ...
« ... Je ne travaille pas trop longtemps sur une toile. Je travaille quelquefois cinq ans ... On ne doit pas travailler plus de dix ans sur un tableau, après, ce n'est pas frais ... Matisse, c'est frais, Bonnard c'est frais aussi ... curieux, c'est pourtant spontané. Ah, Vermeer, plus frais que Bonnard dans certains tableaux, quand même. »
« ... Il n'y a pas une date pour finir un tableau. Quand il y a une date on fait un effort, ça ne veut pas dire que c'est pire. Tenez, en Amérique, vous savez, les Américains, ils ont un calendrier sur papier, exactement, de telle à telle date on doit accomplir telle chose; ce n'est pas comme ici à Paris. A l'Opéra, j'avais deux ans ... Alors en Amérique j'ai fait un effort, on a mal au bras, on a mal à la nuque, Chagall n'était pas habitué, date, date ... Mais voilà, ce n'était pas pire. » Je ne puis m'empêcher de penser à Michel-Ange en train de peindre le plafond de la Chapelle Sixtine - il devait avoir mal au bras et à la nuque, lui aussi. Chagall paraît tout fier d'avoir réussi à finir son travail pour une date fixée d'avance et il me regarde comme pour être bien sûr que j'ai réalisé l'ampleur de son exploit.
« ... Vous me dites qu'aujourd'hui il arrive qu'on finisse très vite des tableaux, oui, maintenant on n'a pas le temps, on bâcle. Pourquoi ? Peut-être parce que la vie est chère... il n'y a pas une chose finie, achevée, il n'y a pas de métier, il y a le bâclage, c'est terrible ... »
« ... La mode, oh la la. On change de mode toutes les deux semaines. C'est, comment dire ? C'est la mini-jupe ... au-dessus des genoux, au-dessous des genoux. Chaque deux semaines on change de deux centimètres ... »
« ... Oui, il y a l'atome. L'atome, c'est le bâclage ... Comme on n'a pas de temps, à cause de l'atome, on veut vite succès et argent. Regardez ce qui se passe. Tout va vite, tout passe, rien ne reste. Avant, prenez VanGogh, pas d'argent, pas de succès ... Toulouse-Lautrec, après sa mort, on a fait un paquet de toute son œuvre, on l'a mis dans un coin perdu. »
« ... Nous? C'est vrai qu'on n'avait pas l'atome quand nous étions jeunes. Avant 14 il n'y avait pas l'atome. On n'avait pas d'argent. Si on avait eu de l'argent ça nous aurait gâtés, comme les jeunes sont gâtés aujourd'hui. Peut-être qu'ils n'y peuvent rien . Chagall était pauvre mais à la Ruche il y avait de plus pauvres que lui - pourtant, ils s'en sont sortis. Léger, seul, vendait un peu, très peu. Moi j'avais de la chance, au début, un collectionneur russe m'a donné dix roubles pour une toile. Après, il (Chagall) a reçu cent vingt ou cent trente roubles à Paris, je ne me rappelle pas, c'était formidable ... »
SANS ARGENT, QUE DE VERMEER SE PERDENT.
« ... Non, on ne doit pas vendre. Aujourd'hui, quand on est jeune on veut vendre et vite. Pour vivre, un peintre doit gagner sa vie par autre chose, faire autre chose pour de l'argent, à côté de la peinture. Il faut de l'argent, naturellement. A cause du manque d'argent il y a beaucoup de Mozart et de Vermeer qui se perdent... même en Russie. Mai à la Ruche il y en avaient qui ne se perdaient pas ... »
« ... Même si on ne veut que peindre on peut trouver du temps pour tout faire, c'est possible. »
« ... Vous avez raison, à Paris ce n'est pas facile. C'est dur, Paris. Cendrars m'a une fois dédicacé un livre. Il y a écrit : « pourvu que Paris ne le gâte ». Maintenant il comprend (Chagall). Je ne m'étonne pas qu'à Paris il y ait des peintres qui ... Il y a des gens ici qui ... oh, les gens à la campagne, dehors, ils sont plus simples. Mais il n'y a rien comme Paris. Paris c'est Paris. »
« ... Sans doute, il y a encore de l'art à cette époque. Mais aujourd'hui, il n'y a que des génies ... C'est dommage ... Chacun est un génie ... Jadis, il n'y avait même pas d'académies, il y a quelques siècles il y avait des ateliers de peinture. On apprenait un métier. La famille Breughel, c'était une filiation artisanale, pas de génie ... Les frères Bassano, Raphaël, Ferugino, Giotto, ils avaient des élèves dans l'atelier, des apprentis. Puis aussi, des peintres spécialisés : un qui peignait le ciel, un autre les arbres, ça n'avait pas d'importance, sur le même tableau... Ils ne changeaient pas d'après la mode. Rembrandt a peint la lumière toute sa vie. Et Greco, vous voyez ce que je veux dire et le Titien... parfois trop fini, tiens, vers la vieillesse, il avait un peu du lyrisme juif... Ils prenaient leur temps, ils faisaient des esquisses. Magnifiques, très belles les esquisses de Rubens, vous avez vu ? Magnifiques. Une esquisse, ne croyez pas que c'est facile. Comment dire, les choses que les gens construisent, les maisons, ce ne sont pas des ... Voilà, il y a mieux. La montagne. La montagne n'est pas une esquisse. C'est impossible. Regardez les esquisses de Rembrandt... »
LES JEUNES ? QU'ILS APPRENNENT UNE FLEUR ...
« ... Je donne l'impression qu'ils étaient meilleurs que les peintres d'aujourd'hui ? Mais ils vivaient dans d'autres époques, leur peinture était autre ... pour des raisons sociales, de famille, de religion. Je dis qu'ils avaient du métier, leurs élèves passaient des années à apprendre ... »
« ... Non, aujourd'hui on ne peut pas apprendre. Mes professeurs, c'étaient me parents. Puis vous apprenez par la vie.»
« ... Les jeunes ? On ne peut pas les aider. Il faut travailler. Qu'ils regardent une fleur. Qu'ils l'apprennent. Vous voyez cette plante ... » Chagall se lève, s'approche d'une plante à grandes feuilles très vertes, ovales et luisantes, sa main en suit les contours.
« ... Elle a tout ce qu'il lui faut. Cette plante, c'est Cézanne ... C'est la dose. La peinture, c'est une question de dosage. Comme en pharmacie ... On vous donne un médicament, on doit prendre trois gouttes. La quatrième, c'est le poison. C'est ça, le poison. Pour apprendre ça, on doit travailler longtemps, ne pas montrer ce qu'on fait... Montrer quoi ? »
ON MONTRE LE TABLEAU A SA CONCIERGE
« ... Oui, la peinture est faite premièrement pour les yeux, pour des gens mais ... attention, pour des gens simples, pas pour des intellectuels européens... Chez soi, on peint pour sa femme, même pas pour ... On montre le tableau à la concierge ... »
« ... Vous dites qu'on a besoin d'être apprécié ? Surtout les jeunes ? Oui ... peut-être ... un peu ... Mais ... (c'est apparemment une concession de sa part parce qu'il se reprend très vite) ... mais on doit travailler, travailler ... Gauguin a abandonné famille, argent, tout pour travailler ... » Les mots apprendre, métier, travail, travailler reviennent souvent, il les répète à satiété, les souligne sans cesse ; ce sont ses mots-clés. Ils représentent son credo, la condition sine qua non de la peinture, celle des autres comme la sienne. Et quand il se prononce sur la peinture en tant que manifestation majeure de l'art des hommes, il se rapporte toujours à la peinture des autres, jamais à la ienne. Les questions concernant son art à lui - et non pas son métier - restent sans réponse ou il dit : « Mais Chagall ne pense pas à lui ... Qu'est-ce qu'on peut dire, il ne sait pas... il voudrait bien ... »
C'EST MERVEILLEUX D'ÉCRIRE ...
« ...Ce sont les écrivains qui doivent écrire sur la peinture, ils savent comment faire ça, on ne peut rien leur expliquer... ils savent tout. Sur ma peinture ? Ça, c'est votre rôle. Fromentin a écrit sur le Louvre sans connaître les peintres. Un grand homme, Fromentin, vous connaissez ? Elie Faure ? C'est beau, un peu trop logique... Ça doit être merveilleux d'écrire, je voudrais écrire. J'écris seulement sur ma vie et quelques poèmes. Je n'ai pas le temps. Je dois travailler, travailler. Pourquoi ? »
« ...Les peintres juifs ? Il y en a qui se donnent de la peine, qui travaillent, qui sont sérieux. Mais la peinture juive, ça, on en parle, on en écrit, c'est terrible ... »
« ...Peut-être que quelque chose vient de l'Europe de l'Est. Mais ce n'est pas de la peinture juive, on ne peut pas lui donner une définition comme la peinture française ou italienne. La peinture juive, ça n'existe pas mais il y a un lyrisme juif, c'est ça, un lyrisme juif. Mais le peuple juif est trop jeune pour le mesurer... Il n'y a pas de thermomètre pour mesurer le lyrisme juif. Il vient de loin, de l'Est. La beauté est venue de l'Est. Quand vous étiez au Japon vous avez vu comment sont les gens là-bas, si sensibles ... ». Je lui raconte que pendant son exposition au musée d'Art Moderne de Tokyo en 1963, il y avait dehors des files d'attente interminables tous les jours de la semaine, du matin au soir, qu'on pouvait y voir des ouvriers - les ouvriers de l'Olympiade en tenue de travail - des geishas descendues directement des estampes japonaises, des hommes d'affaires vêtus à l'européenne, des groupes de touristes japonais avec leurs grands signes peints qui précisaient leur appartenance à telle ou telle province, des familles entières, des paysans, des centaines et des centaines d'écoliers et écolières dans leurs uniformes, tous et toutes qui attendaient leur tour et qui défilaient lentement dans un silence impressionnant. J'ai vu un clochard mendier juste le temps d'amasser l'argent nécessaire pour acheter son billet d'entrée. Chagall semble ravi. Hélas, il n'a pas pu aller au Japon pour son exposition, il avait trop de travail.
DANS LE LYRISME JUIF, ON SENT LE YIDDISH.
« ...Oui, l'Est. Nous sommes venus de l'Est, nous étions plusieurs, des jeunes, des plus âgés. Il y avait Lysitzky, il était un copf (Chagall touche délicatement sa tête), Rybak, Dubrinsky, Bakst, très bon décorateur. Et puis Mintchine et Soutine. Il y avait dans leur peinture ce lyrisme juif. Pourtant, Pissarro... Il est né dans une colonie française pas dans l'Est, il était Juif, lui aussi ... mais il (sa peinture) n'est même pas aussi beau que Sysley. Pourquoi Pissarro quand il y a Monet? ... Israels ? Pas mal, pas mal, mais il n'a pas la rhapsodie de Rembrandt. Ah, Modigliani, pas de l'Est lui non plus, mais très bien. Il avait un lyrisme à lui, il était Juif, alors c'était du lyrisme juif, non ? Ceux qui n'étaient pas Juifs avaient aussi leur lyrisme. Chez Cézanne on trouvait du lyrisme catholique ou français, la beauté dans la mesure. Chez Matisse aussi. C'était différent, mais ... Dans le lyrisme juif on sent, vous comprenez le yiddish, dos schmekt, (Chagall fait semblant de renifler un plat de cuisine qui d'après l'expression extasiée de son visage doit être excellent ... ) on sent toutes les odeurs de la cuisine... ce n'est pas la beauté mesurée, propre. On sent ça, comme chez Soutine. Mais Soutine, son lyrisme est trop déchiré, c'est Soutine ... »
MOI, EXPOSER AU CAIRE ? MOI, COMME ESTHER ?
« ...Quant à Israël, peinture israélienne, peinture juive, c'est la même chose, c'est du lyrisme juif. »
« ...J'ai vu aussi qu'on peint beaucoup en Israël, il y a des peintres, des expositions, des musées. Quand il (Chagall) y est allé pour la première fois, c'était en 1931 ou 1933, Chagall a apporté en cadeau la première toile du musée Dizengoff, il a couché là-bas, dans le musée ... C'était une autre époque ... Maintenant si seulement il y avait la paix ... Le jour où il y aura la paix entre les Juifs et les Arabes le monde sera autre. Je ne suis pas modeste ... mais il y a un Égyptien, il me dit qu'il aime Chagall, rien à faire, il aime Chagall, c'est un homme qui occupe un poste important, il lui apporte des cadeaux chaque année quand il vient à Paris (à Chagall). Il me demande, il me prie chaque fois d'exposer là-bas ... Vous me voyez exposer au Caire ? Tenez, ça me rappelle Esther et Aman... Moi, en Esther... Parfois, il vaut mieux le silence. On espère ... on doit espérer ... Mais ça, ce n'est pas de la peinture. Et dites, vous vous rappelez, tout cela ce n'est pas une interview. Une interview n'est pas nécessaire, vous savez comprendre ... vous peignez aussi ... et vous écrivez. Ça doit être merveilleux de pouvoir écrire ... »