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Houria Bouteldja: le sioniste, nouveau Judas
Par Elishéva Gottfarstein | 07 juillet 2025
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Depuis le 7 octobre, l’antisionisme structure et fédère l’essentiel des mouvements de gauche radicale. Cet antisionisme ne vise pas - ou pas uniquement - à manifester un soutien envers les Palestiniens face à la tragédie actuelle à Gaza, mais bien à exprimer la détestation de l’Etat d’Israël. Aux yeux de ces mouvances, cet Etat doit disparaitre car il est perçu comme un impérialisme colonial. Il n’est pas question pour eux de lutter contre la politique de Netanyahou en soutenant par exemple les mouvements d’opposition israéliens, pas plus qu’il n’est question de condamner la bascule opérée en 1967 lorsque démarre une politique de colonisation. Non, ces éléments internes à la vie politique et à l’histoire israéliennes n’intéressent pas la gauche radicale qui ne veut voir Israël que de manière homogène, depuis sa création en 1948 jusqu’à aujourd’hui et l’assimile uniformément à un Etat colonial, un Etat criminel, voué donc à la destruction.
Par conséquent, dans leur lexique, sioniste est devenu un synonyme de fasciste, impérialiste, colonisateur. Or, les Juifs, si diverses que soient leurs sensibilités politiques, n’en sont pas moins dans leur écrasante majorité sionistes c’est-à-dire, littéralement, qu’ils approuvent l’existence d’Israël identifié comme un Etat refuge, indépendamment des politiques qui y sont menées. Pour eux, entendre appeler ouvertement à la destruction du seul Etat juif capable de les protéger d’une nouvelle éradication leur procure inévitablement un sentiment de forte insécurité.
Pour comprendre les ressorts de cet antisionisme de gauche, il est nécessaire de s’intéresser à une de ses théoriciennes principales, Houria Bouteldja car cette essayiste et militante politique a placé l’antisionisme au cœur de son système de pensée. La chronique suivante vise donc, dans un premier temps, à faire comprendre son logiciel analytique et le lexique dans lequel il se déploie, puis dans un second temps, à expliquer pourquoi l’antisionisme en constitue la clé de voute et pourquoi Houria Bouteldja se plait à se définir comme « la personne la moins antisémite de France ».
C’est en 2005 qu’elle fait son apparition sur la scène politique en étant l’initiatrice, avec d’autres, de l’appel des « Indigènes de la République » qui dénonçait la persistance des structures de domination raciales héritées du passé colonial. Le collectif s’est rapidement structuré en association puis en parti politique dont elle a été la porte-parole durant plusieurs années. Elle a signé deux essais et participé à un ouvrage collectif, tous parus aux éditions La Fabrique, dans lesquels elle expose sa vision politique du monde qui s’inscrit dans le champ de la pensée décoloniale. Son activité militante la conduit à donner de nombreuses conférences dans les cercles de gauche radicale, toutes disponibles en ligne. Elle est également une intervenante régulière du média participatif Parole d’honneur qui agrège les militants de cette mouvance décoloniale et antisioniste. L’analyse suivante se fonde donc sur une lecture minutieuse de ses textes et une écoute attentive de la plupart de ses conférences.
Tout d’abord, il convient de distinguer ses deux ouvrages : le premier, (Les Blancs, les Juifs et nous) paru en 2016, est un pamphlet, au ton volontairement provocateur, dans lequel elle élabore ses catégories de pensée. Le second (Beaufs et Barbares) est publié en 2023, soit 7 ans plus tard, dans un contexte politique très différent, après les protestations sociales des Gilets jaunes et l’accession de Jean-Luc Mélenchon à la troisième place des élections présidentielles. Le ton de l’ouvrage est beaucoup plus posé et sa vocation est tout autre : l’autrice signe cette fois-ci un texte programmatique à destination des Insoumis dans une stratégie claire de conquête du pouvoir. On mesure donc entre ces deux publications l’assise idéologique acquise au sein de la gauche radicale par la théoricienne décoloniale : il n’est plus question pour elle de créer de l’agitation mais bien de soigner des alliances pragmatiques.
Quels sont donc les éléments fondamentaux sur lesquels repose son système de pensée ?
Houria Bouteldja élabore une vision globale du monde qui se veut avant tout anti-impérialiste et dont l’ennemi public numéro 1 est le sionisme. Précisons d’emblée : son anti-impérialisme est en réalité un anti-occidentalisme car il se borne aux frontières américano-européennes. Au-delà, elle soutient en revanche sans ciller les impérialismes russe et chinois et s’oppose notamment à tout armement de l’Ukraine.
Son système doctrinal s’appréhende à travers un lexique particulier.
Premièrement, les Blancs, la blanchité. S’il ne s’agit pas d’une catégorie biologique, ce qu’elle désigne par-là - de manière volontairement confuse et provocatrice - ce sont tous ceux qui ne subissent pas de discriminations héritées du colonialisme, les dominants sur l’échelle raciale de l’Histoire. A l’opposé, se trouvent les Indigènes ou les Barbares, c’est-à-dire tous ceux qui dans la société actuelle sont la cible du racisme dont les structures et les représentations ont survécu au colonialisme. Ceux qu’on appelle plus communément dans un lexique sociologisant, les racisés, les personnes ciblées par le racisme.
Les « Blancs » d’un côté, les « Indigènes » de l’autre sont les deux composantes de la société maintenue dans cette hiérarchie à travers ce qu’elle appelle le « Pacte racial » : une alliance organique entre l’Etat, la bourgeoisie et le prolétariat blanc soudés définitivement contre ceux qui en sont exclus, les Indigènes.
Ces catégories ne sont donc pas biologiques, on l’a dit, elles reposent sur un retournement classique du stigmate qui consiste à se réapproprier les termes de la domination dans le but de réaffirmer sa dignité. Pour autant, dans l’univers bouteldjien, ces catégories sont malgré tout définitivement essentialisantes. Il ne s’agit pas seulement d’user de ce lexique pour dénoncer un continuum raciste entre l’époque coloniale et la nôtre mais de simplifier l’Histoire à l’extrême en la dépouillant de tous ses antagonismes, de toutes ses tensions et luttes politiques. Si bien que la Blanchité désigne à la fois la colonisation et la déclaration des droits de l’homme, l’esclavage et la République abolitionniste, le crime et ses oppositions dans un Tout indistinct uniformément stigmatisé. En définitive, pour Houria Bouteldja, Blanc signifie Criminalité.
De la même manière, les Indigènes ou les Barbares sont excessivement romantisés pour incarner la Bonté et la Beauté. Se faisant, elle réactive le mythe paradoxalement raciste et paternaliste du « bon sauvage » pour faire des populations indigènes, d’hier comme d’aujourd’hui, un archétype pur de l’humanité, lequel se trouve souillé par la modernité occidentale.
Elle enjoint donc à un retour continuel aux traditions, aux codes et aux valeurs des sociétés indigènes. Ce mouvement de rétrogression est permanent. Il renvoie d’une part à la projection idéalisée d’une société antérieure à 1492 – date correspondant au début de la modernité occidentale pour les décoloniaux avec la conquête des Amériques. Mais également aux communautés actuelles qui sont sommées de résister à toute forme d’intégration et de fonctionner de manière clanique.
A ce stade, soulignons un paradoxe : cette vision du monde qui valorise des traditions et valeurs ancestrales et refuse radicalement la modernité en l’assimilant à une forme de décadence s’inscrit objectivement dans le champ des pensées conservatrices voire réactionnaires. Pourtant, malgré son empreinte incontestablement traditionaliste, qui recoupe largement les thématiques d’un Barrès et d’un Maurras, Houria Bouteldja est une figure établie de la gauche radicale. Il semblerait donc que ces courants de gauche puissent s’accommoder d’un logiciel (au moins) conservateur du moment qu’il prend sa source dans un anti-impérialisme occidental.
Puisque dans le lexique bouteldjien, Blanc signifie Criminalité et Indigène, Bonté, il est impératif pour la militante décoloniale que les communautés indigènes soient rigoureusement hermétiques à toute pensée ou valeur issue de la modernité occidentale. Tout, absolument tout est à rejeter. L’Etat-nation par essence impérialiste ne peut rien produire qui ne soit entaché de criminalité raciste, soit sous sa forme la plus ostensible, le colonialisme, soit à travers une déclinaison plus insidieuse, une injonction à adhérer aux valeurs humanistes de manière paternaliste. Par conséquent, toute notion de progrès humain et sociétal est réprouvée. L’adhésion à une valeur issue des Lumières est assimilée, pour Houria Bouteldja, à une corruption. En somme, les Indigènes ou les Barbares doivent, selon la militante décoloniale, opérer un retour perpétuel à leurs traditions et refuser obstinément toute forme de progrès c’est-à-dire de Corruption blanche ; sans quoi ils seraient irrévocablement contaminés par la criminalité.
Dans son deuxième essai, plus pragmatique, la théoricienne transige légèrement avec ces injonctions, au prix de quelques contradictions car, dans la perspective d’une conquête réaliste du pouvoir par les Insoumis, elle préconise une alliance contre-nature entre les Beaufs et les Barbares, entre le prolétariat blanc et les communautés racisées. Face à l’horizon possible d’un gouvernement de gauche radicale, il faut apprendre, dit-elle, à « se salir les mains ».
Si Houria Bouteldja peut provisoirement tempérer son propos, il n’en reste pas moins qu’elle rejette par exemple fondamentalement le militantisme queer car leur égalité en droit constitue une valeur progressiste occidentale. Pour elle, il s’agit d’une sommation à adhérer à un modèle sociétal opposé aux modèles traditionnels indigènes. Elle y voit ainsi une injonction civilisationnelle c’est-à-dire qui prétend imposer la « bonne civilisation » face aux « barbares ». A ses yeux, peu importe donc la réalité des discriminations qui visent les queers, cette valeur est blanche donc à combattre. Elle ajoute à ce sujet que si les Blancs exigent aujourd’hui des Indigènes d’adhérer à cette valeur égalitaire, ce sont eux qui ont importé l’homophobie dans leurs sociétés ancestrales par la colonisation. Elle affirme en effet que l’homophobie n’existait pas avant la présence coloniale et est apparue justement par « contamination blanche ». Dans son logiciel, soit les Blancs introduisent le crime, ici l’homophobie, soit ils injectent par la force une valeur progressiste, l’égalité des Queers. Dans tous les cas, ce qui leur est associé est à rejeter : la question concrète de l’égalité des droits des minorités sexuelles est subsumée par la condamnation nécessaire et primordiale de la Blanchité.
De la même manière, le féminisme est à proscrire. Houria Bouteldja y voit une autre valeur blanche, une nouvelle injonction civilisationnelle adressée aux minorités racisées qui viendrait troubler l’ordre traditionnel des communautés. Si elle concède que les femmes racisées peuvent subir de la maltraitance des hommes au sein de leurs groupes sociaux, elle refuse cependant de penser leur condition comme universelle et leur émancipation comme impérative. Pour elle, ce qui compte avant tout est le bien-être des hommes racisés déjà trop dévalués socialement, les femmes qui en seraient victimes auraient donc pour objectif impérieux de les protéger d’une autre source d’opprobre social.
Par conséquent, Houria Bouteldja rejette radicalement la notion sociologique, chère à une partie de la gauche radicale, d’intersectionnalité, qui permet de penser la simultanéité de diverses oppressions sociales. Cet outil permet, en effet, d’appréhender la condition d’une femme prise au carrefour des multiples oppressions qu’elle subit. Si le féminisme dit universaliste se montre aveugle aux autres sources de discriminations, la théoricienne décoloniale refuse, elle, de penser leur multiplicité et place le rejet de la Blanchité comme valeur principale et prioritaire.
Pour résumer, Houria Bouteldja rejette indistinctement les Lumières et les anti-Lumières. Elle ramasse 7 siècles d’histoire, ses guerres, ses luttes, ses révolutions derrière un terme unique, la Blanchité qui signifie unilatéralement la Criminalité. Parce que la République a peiné - et peine encore - à se montrer fidèle à ses valeurs, parce que les avancées de l’Histoire sont toujours à la traine des idéaux, la théoricienne décoloniale récuse d’un seul bloc toute la modernité occidentale comprise à travers le prisme unique de son impérialisme et rejette donc également ses combats progressistes et humanistes. Dans le même geste, elle revendique un repli des communautés sur elles-mêmes et un retour à leurs valeurs traditionnelles.
Dans cette vision du monde décoloniale, antimoderne, conservatrice, présentée précédemment, où se loge l’antisionisme et pourquoi occupe-t-il cette place cardinale ? Pourquoi, d’autre part, Houria Bouteldja se décerne-t-elle le titre - provocateur - de « personne la moins antisémite de France » ?
Dans l’univers bouteldjien, les Juifs ne sont pas des Blancs, ils ne sont ni les responsables ni les héritiers des impérialismes coloniaux. Ils ne sont pas des Indigènes non plus car ils n’ont pas été colonisés. Les Juifs constituent une minorité, présente de manière dispersée sur la surface du globe, régulièrement persécutée au cours de l’Histoire, au sein du monde occidental, jusqu’à être victimes d’un génocide, la Shoah. Pour la théoricienne décoloniale, ce statut minoritaire et leur héritage de persécutions en font des alliés distincts mais naturels du monde indigène.
Tout se complique avec la naissance du sionisme, le mouvement d’émancipation du peuple juif qui voit le jour dans le contexte général des aspirations nationales du 19e siècle et se fixe sur le territoire de la Palestine mandataire en raison de son lien à l’histoire juive et de la présence continue des Juifs sur cet espace au fil des siècles. Pour Houria Bouteldja, que les Juifs puissent désirer un Etat-nation c’est-à-dire un instrument politique par essence impérial et criminel constitue une traitrise historique vis-à-vis des Indigènes. Une façon de quitter l’affinité statutaire qui les liait pour accéder au rang supérieur, celui de l’autonomie politique donc de la domination. Dans le lexique bouteldjien, un sioniste est un « Juif blanchi », autrement dit un Juif contaminé par la criminalité. Peu importe que la vulnérabilité juive ait pu constituer le terreau de la Shoah, peu importe qu’Israël soit bâti comme un Etat-refuge capable de les prémunir d’une nouvelle éradication. Pour la théoricienne décoloniale, le sionisme est une traitrise, les Juifs doivent demeurer éternellement une minorité tolérée au sein des nations. Par conséquent, aux yeux d’Houria Bouteldja, l’Etat d’Israël porte en lui une double criminalité : il constitue dès sa conception un régime impérial qui colonise la terre des indigènes palestiniens, et brise se faisant ce qu’elle considère être « l’authenticité juive », la condition diasporique minoritaire.
En bref, les peuples colonisés doivent lutter pour acquérir leur autonomie politique mais seuls les Juifs doivent demeurer indéfiniment à la périphérie de l’Histoire, conserver à jamais leur vulnérabilité, quitte à se trouver réexposés à la furie antisémite. Pour Houria Bouteldja, cette condition perpétuellement minoritaire constitue la véritable et authentique identité juive. Alors que la théoricienne décoloniale n’est pas concernée par la judéité, elle s’arroge le droit de déterminer le juste destin politique que les Juifs devraient embrasser, de désigner une « authenticité juive » unique, univoque et figée à laquelle tous devraient se soumettre, et enfin, de fustiger le sionisme comme une traitrise à l’égard des autres minorités. Pour rompre cette trahison impardonnable, l’Etat d’Israël doit cesser d’exister.
Le sionisme est donc perçu comme une « déloyauté juive », un abandon par les Juifs des autres minorités pour s’élever au rang des nations. Outre le sionisme, cette déloyauté intervient à un deuxième niveau au sein même de la société française et porte un nom spécifique : le philosémitisme d’Etat. Pour Houria Bouteldja, les Juifs de France bénéficieraient d’un traitement de faveur de la part de l’Etat en comparaison aux autres minorités. Le gouvernement se comporterait, en quelque sorte, tel un enseignant autoritaire devant sa classe, privilégiant iniquement son élève préféré au détriment des autres. Cette injustice aurait pour conséquence directe d’attiser la haine des élèves envers le favori - et envers l’enseignant. Pour mieux exercer sa domination sur les minorités, le gouvernement orchestrerait cette concurrence et engendrerait, avec ce favoritisme, une haine visant les Juifs. Quant à ces derniers, leur complaisance vis-à-vis de ce régime d’exception en fait, là encore, des traitres à la cause des minorités.
Cette accusation de philosémitisme d’Etat renvoie inévitablement à la longue histoire du fantasme antisémite d’une domination juive sur l’Etat. Son insertion dans une vision globale des rapports entre les minorités et le pouvoir étatique sur un mode concurrentiel en constitue une nouvelle déclinaison.
A propos de la haine antijuive au sein des minorités, Houria Bouteldja apporte une précision importante. Si pour elle, l’antisémitisme provient avant tout d’une concurrence instrumentée par l’Etat, cette hostilité est également issue d’une autre source : l’intégration républicaine. Oui, pour la théoricienne décoloniale, la haine antijuive n’existe pas a priori au sein des communautés racisées – tout comme l’homophobie n’existe pas. Si cette haine surgit, c’est en raison de leur intégration sociale à la République, de leur adhésion à la « communauté blanche », qui elle, est empreinte d’antisémitisme. Houria Bouteldja parle alors de « blanchiment » ou « d’ensauvagement ». A ses yeux, par exemple, le crime antisémite de Mohamed Merah relève de ce phénomène : le terroriste se serait « ensauvagé par intégrationnisme ». Elle n’hésite pas à clamer peu après la tuerie : « Mohamed Merah, c’est moi » dans le but, dit-elle, de mettre en garde les minorités du risque de sombrer dans le terrorisme antisémite à travers… une assimilation trop radicale. Pour la théoricienne, c’est l’adhésion aux valeurs républicaines qui fait germer de l’antisémitisme au sein des populations racisées. Ce niveau extrême de confusion repose là encore sur le schème explicatif de départ : ce qui est criminel est blanc ou blanchi, ce qui est bon est indigène.
De la même manière, dans un passage très commenté de son premier essai, Houria Bouteldja exprimait son effroi face à un petit garçon portant une kippa. A nouveau, elle explique son trouble par l’inquiétude de son potentiel « ensauvagement ». Détester cet enfant serait le signe d’une trop profonde intégration, d’un « blanchiment » dévastateur auquel elle résisterait héroïquement.
C’est pourquoi la théoricienne décoloniale entend se déclarer, dans son dernier opus, « la personne la moins antisémite de France » et elle y consacre toute une démonstration. Tant que les Juifs demeurent une minorité dispersée, accueillie et tolérée par les nations, tant qu’ils se montrent fidèles à leur vulnérabilité historique, tant qu’ils conservent cette « authenticité traditionnelle », tant qu’ils se maintiennent à la place qu’elle leur a assignée, Houria Bouteldja tolère leur présence. Elle la tolère tout en reconnaissant un effort à fournir pour lutter contre le sentiment de rejet qui l’assaille devant un enfant à kippa.
En revanche, si les Juifs se détachent de l’espace qu’elle leur a affecté, s’ils affirment leur liberté de sujets politiques autonomes, s’ils sortent du ghetto qu’elle leur a concédé, s’ils deviennent donc sionistes, les Juifs ne sont plus tolérés. Ils trahissent le destin des autres minorités. En somme, en épousant le sionisme, les Juifs réincarnent la figure de Judas.
Ces deux niveaux de traitrise découlent d’un troisième, plus général. Pour Houria Bouteldja, la société moderne occidentale s’est refondée, après 1945, sur un rejet officiel du racisme – seulement officiel car elle dénonce justement la persistance de ses structures. Or, ce rejet du racisme s’exprime à travers le slogan « plus jamais ça » qui fait référence, précisément, au génocide des Juifs perpétré en Europe. La disqualification définitive du racisme par les régimes occidentaux s’opère donc à partir de la Shoah, c’est-à-dire à partir du crime antisémite. Les crimes coloniaux, qui jonchent pourtant des siècles d’histoire, ne sont pas ceux qui ont conduit au bannissement du racisme et à la refondation d’une nouvelle ère antiraciste. Que les Juifs apparaissent donc comme les victimes absolues du crime racial est inadmissible aux yeux de la théoricienne décoloniale. C’est pour elle, une forme d’usurpation.
Houria Bouteldja refuse d’analyser l’Histoire, ses mécanismes, ses avancées et ses régressions. Elle refuse de comprendre que la haine des Juifs, dans l’entre-deux-guerres, a emprunté le langage racial, dominant à cette époque, pour conduire au génocide. Les Juifs deviennent ainsi presque coupables d’avoir été la cible momentanée mais paroxystique de cet antisémitisme racial. Usurpateurs, ils occupent une place qui ne devraient pas être la leur sur l’échelle raciale de l’Histoire.
Pour Houria Bouteldja, la perpétuation de la domination coloniale à travers le « Pacte racial » qui unit l’Etat et le « peuple blanc » contre les communautés racisées est cimenté par le rejet de la Shoah. En d’autres termes, la disqualification de l’antisémitisme est ce qui permet au « Pacte racial » de se maintenir. A ses yeux donc, l’exclusion des Indigènes s’opère grâce à la bonne conscience occidentale du « Plus jamais ça ». Les Juifs, bénéficiant par ricochet de ce statut spécifique, sont par conséquent, là encore des traitres à la condition des minorités.
Le système de pensée bouteldjien dans lequel les Juifs incarnent triplement la figure de Judas se trouve au cœur de l’antisionisme de gauche radicale. En moins d’une décennie, la théoricienne décoloniale a acquis une place centrale au sein de ces mouvements et son influence idéologique sur le parti des Insoumis est incontestable. Elle s’en réjouit d’ailleurs, tout en s’étonnant de cette ascension fulgurante, en qualifiant Jean-Luc Mélenchon de « butin de guerre ». Depuis que la FI constitue une des forces politiques majeures en France, Houria Bouteldja poursuit son alliance en militant notamment pour un frexit décolonial : une sortie de l’Europe impériale. Cette union stratégique s’opère au prix de contradictions fondamentales comme le réinvestissement du concept pourtant honni d’Etat-nation qui s’accompagne d’un réenchantement nationaliste opportuniste. Et ces contradictions ne manquent pas de créer du remous au sein du monde militant de gauche radicale.
Si la perspective de la conquête du pouvoir peut déformer, on le voit, certains éléments idéologiques, la haine du sionisme demeure, chez Houria Bouteldja, un impératif irrévocable. C’est bien la raison pour laquelle les militants décoloniaux ont identifié, depuis le 7 octobre, leur cible principale comme étant les « sionistes de gauche », une appellation qu’ils manipulent avec ironie puisqu’ils la considèrent oxymorique. A leurs yeux, on l’a compris, « sioniste » signifie « impérialiste » puisque les Juifs n’auraient aucun droit sur cette Terre et ne seraient que des colons de la mer au Jourdain. Il est donc impossible, dans ce cas, de revendiquer une appartenance à gauche. La mouvance décoloniale emploie par conséquent toute son énergie à disqualifier leur combat. Récemment, Houria Bouteldja a encore consacré un article attaquant directement le militant Jonas Pardo qui forme les organisations de gauche à la lutte contre l’antisémitisme.
Pourquoi les « sionistes de gauche » gênent-ils autant les décoloniaux ? Car leur combat consiste à montrer qu’il est tout à fait possible de lutter contre l’impérialisme et ses crimes expansionnistes tout en reconnaissant aux Juifs le droit à l’autodétermination politique à travers l’existence d’Israël. Et ce faisant, de lutter pour le droit à l’autodétermination de tous les peuples. En se situant sur cette ligne ténue qui affirme fermement la légitimité d’Israël et condamne avec la même force les dérives de son gouvernement actuel, lesdits « sionistes de gauche » enrayent la binarité du système de pensée décolonial. Ils entrent dans l’arène sémantique, refusent de les laisser faire du terme « sioniste » une insulte et luttent pour qu’il fasse écho aux milliers d’Israéliens qui marchent inlassablement dans la rue, depuis deux ans, contre leurs dirigeants, mais pour la démocratie de leur pays et les droits humains.
Dans l’univers bouteldjien, les individus appartiennent fondamentalement à leur groupe sur l’échelle raciale de l’Histoire et l’avenir doit toujours se soumettre au passé. Le monde juif, constitué d’une diaspora, vaste et éclectique d’un côté, et d’Israël, en butte à de fortes luttes internes de l’autre, résiste à son manichéisme simplificateur et essentialisant. La coexistence de ces deux pôles échappe radicalement à celle qui se pense « la moins antisémite de France » tout en s’épouvantant devant un enfant juif et en espérant la fin d’Israël.
Elishéva Gottfarstein
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