Depuis le 7 octobre,
l’antisionisme structure et fédère l’essentiel des mouvements de gauche
radicale. Cet antisionisme ne vise pas - ou pas uniquement - à manifester un
soutien envers les Palestiniens face à la tragédie actuelle à Gaza, mais bien à
exprimer la détestation de l’Etat d’Israël. Aux yeux de ces mouvances, cet Etat
doit disparaitre car il est perçu comme un impérialisme colonial. Il n’est pas
question pour eux de lutter contre la politique de Netanyahou en soutenant par
exemple les mouvements d’opposition israéliens, pas plus qu’il n’est question
de condamner la bascule opérée en 1967 lorsque démarre une politique de
colonisation. Non, ces éléments internes à la vie politique et à l’histoire israéliennes
n’intéressent pas la gauche radicale qui ne veut voir Israël que de manière
homogène, depuis sa création en 1948 jusqu’à aujourd’hui et l’assimile
uniformément à un Etat colonial, un Etat criminel, voué donc à la destruction.
Par conséquent, dans leur
lexique, sioniste est devenu un synonyme de fasciste, impérialiste,
colonisateur. Or, les Juifs, si diverses que soient leurs sensibilités
politiques, n’en sont pas moins dans leur écrasante majorité sionistes c’est-à-dire,
littéralement, qu’ils approuvent l’existence d’Israël identifié comme un Etat
refuge, indépendamment des politiques qui y sont menées. Pour eux, entendre
appeler ouvertement à la destruction du seul Etat juif capable de les protéger
d’une nouvelle éradication leur procure inévitablement un sentiment de forte insécurité.
Pour comprendre les ressorts de
cet antisionisme de gauche, il est nécessaire de s’intéresser à une de ses
théoriciennes principales, Houria Bouteldja car cette essayiste et militante
politique a placé l’antisionisme au cœur de son système de pensée. La chronique
suivante vise donc, dans un premier temps, à faire comprendre son logiciel
analytique et le lexique dans lequel il se déploie, puis dans un second temps,
à expliquer pourquoi l’antisionisme en constitue la clé de voute et pourquoi
Houria Bouteldja se plait à se définir comme « la personne la moins
antisémite de France ».
C’est en 2005 qu’elle fait son
apparition sur la scène politique en étant l’initiatrice, avec d’autres, de
l’appel des « Indigènes de la République » qui dénonçait la
persistance des structures de domination raciales héritées du passé colonial. Le
collectif s’est rapidement structuré en association puis en parti politique
dont elle a été la porte-parole durant plusieurs années. Elle a signé deux
essais et participé à un ouvrage collectif, tous parus aux éditions La
Fabrique, dans lesquels elle expose sa vision politique du monde qui
s’inscrit dans le champ de la pensée décoloniale. Son activité militante la
conduit à donner de nombreuses conférences dans les cercles de gauche radicale,
toutes disponibles en ligne. Elle est également une intervenante régulière du
média participatif Parole d’honneur qui agrège les militants de cette
mouvance décoloniale et antisioniste. L’analyse suivante se fonde donc sur une
lecture minutieuse de ses textes et une écoute attentive de la plupart de ses
conférences.
Tout d’abord, il convient de
distinguer ses deux ouvrages : le premier, (Les Blancs, les Juifs et
nous) paru en 2016, est un pamphlet, au ton volontairement provocateur,
dans lequel elle élabore ses catégories de pensée. Le second (Beaufs et
Barbares) est publié en 2023, soit 7 ans plus tard, dans un contexte
politique très différent, après les protestations sociales des Gilets jaunes et
l’accession de Jean-Luc Mélenchon à la troisième place des élections
présidentielles. Le ton de l’ouvrage est beaucoup plus posé et sa vocation est
tout autre : l’autrice signe cette fois-ci un texte programmatique à
destination des Insoumis dans une stratégie claire de conquête du pouvoir. On
mesure donc entre ces deux publications l’assise idéologique acquise au sein de
la gauche radicale par la théoricienne décoloniale : il n’est plus
question pour elle de créer de l’agitation mais bien de soigner des alliances
pragmatiques.
Quels sont donc les éléments
fondamentaux sur lesquels repose son système de pensée ?
Houria Bouteldja élabore une
vision globale du monde qui se veut avant tout anti-impérialiste et dont
l’ennemi public numéro 1 est le sionisme. Précisons d’emblée : son
anti-impérialisme est en réalité un anti-occidentalisme car il se borne aux
frontières américano-européennes. Au-delà, elle soutient en revanche sans
ciller les impérialismes russe et chinois et s’oppose notamment à tout armement
de l’Ukraine.
Son système doctrinal
s’appréhende à travers un lexique particulier.
Premièrement, les Blancs, la
blanchité. S’il ne s’agit pas d’une catégorie biologique, ce qu’elle désigne par-là
- de manière volontairement confuse et provocatrice - ce sont tous ceux qui ne
subissent pas de discriminations héritées du colonialisme, les dominants sur
l’échelle raciale de l’Histoire. A l’opposé, se trouvent les Indigènes ou les
Barbares, c’est-à-dire tous ceux qui dans la société actuelle sont la cible du
racisme dont les structures et les représentations ont survécu au colonialisme.
Ceux qu’on appelle plus communément dans un lexique sociologisant, les racisés,
les personnes ciblées par le racisme.
Les « Blancs » d’un
côté, les « Indigènes » de l’autre sont les deux composantes de la
société maintenue dans cette hiérarchie à travers ce qu’elle appelle le « Pacte
racial » : une alliance organique entre l’Etat, la bourgeoisie et le
prolétariat blanc soudés définitivement contre ceux qui en sont exclus, les
Indigènes.
Ces catégories ne sont donc pas
biologiques, on l’a dit, elles reposent sur un retournement classique du
stigmate qui consiste à se réapproprier les termes de la domination dans le but
de réaffirmer sa dignité. Pour autant, dans l’univers bouteldjien, ces
catégories sont malgré tout définitivement essentialisantes. Il ne s’agit pas
seulement d’user de ce lexique pour dénoncer un continuum raciste entre
l’époque coloniale et la nôtre mais de simplifier l’Histoire à l’extrême en la
dépouillant de tous ses antagonismes, de toutes ses tensions et luttes
politiques. Si bien que la Blanchité désigne à la fois la colonisation et la
déclaration des droits de l’homme, l’esclavage et la République abolitionniste,
le crime et ses oppositions dans un Tout indistinct uniformément stigmatisé. En
définitive, pour Houria Bouteldja, Blanc signifie Criminalité.
De la même manière, les Indigènes
ou les Barbares sont excessivement romantisés pour incarner la Bonté et la
Beauté. Se faisant, elle réactive le mythe paradoxalement raciste et
paternaliste du « bon sauvage » pour faire des populations indigènes,
d’hier comme d’aujourd’hui, un archétype pur de l’humanité, lequel se
trouve souillé par la modernité occidentale.
Elle enjoint donc à un retour
continuel aux traditions, aux codes et aux valeurs des sociétés indigènes. Ce
mouvement de rétrogression est permanent. Il renvoie d’une part à la projection
idéalisée d’une société antérieure à 1492 – date correspondant au début de la
modernité occidentale pour les décoloniaux avec la conquête des Amériques. Mais
également aux communautés actuelles qui sont sommées de résister à toute forme
d’intégration et de fonctionner de manière clanique.
A ce stade, soulignons un
paradoxe : cette vision du monde qui valorise des traditions et valeurs
ancestrales et refuse radicalement la modernité en l’assimilant à une forme de
décadence s’inscrit objectivement dans le champ des pensées conservatrices
voire réactionnaires. Pourtant, malgré son empreinte incontestablement traditionaliste,
qui recoupe largement les thématiques d’un Barrès et d’un Maurras, Houria Bouteldja
est une figure établie de la gauche radicale. Il semblerait donc que ces
courants de gauche puissent s’accommoder d’un logiciel (au moins) conservateur
du moment qu’il prend sa source dans un anti-impérialisme occidental.
Puisque dans le lexique
bouteldjien, Blanc signifie Criminalité et Indigène, Bonté, il est impératif
pour la militante décoloniale que les communautés indigènes soient rigoureusement
hermétiques à toute pensée ou valeur issue de la modernité occidentale. Tout,
absolument tout est à rejeter. L’Etat-nation par essence impérialiste ne peut
rien produire qui ne soit entaché de criminalité raciste, soit sous sa forme la
plus ostensible, le colonialisme, soit à travers une déclinaison plus insidieuse,
une injonction à adhérer aux valeurs humanistes de manière paternaliste. Par
conséquent, toute notion de progrès humain et sociétal est réprouvée.
L’adhésion à une valeur issue des Lumières est assimilée, pour Houria
Bouteldja, à une corruption. En somme, les Indigènes ou les Barbares doivent,
selon la militante décoloniale, opérer un retour perpétuel à leurs traditions
et refuser obstinément toute forme de progrès c’est-à-dire de Corruption
blanche ; sans quoi ils seraient irrévocablement contaminés par la
criminalité.
Dans son deuxième essai, plus
pragmatique, la théoricienne transige légèrement avec ces injonctions, au prix
de quelques contradictions car, dans la perspective d’une conquête réaliste du
pouvoir par les Insoumis, elle préconise une alliance contre-nature entre les
Beaufs et les Barbares, entre le prolétariat blanc et les communautés racisées.
Face à l’horizon possible d’un gouvernement de gauche radicale, il faut
apprendre, dit-elle, à « se salir les mains ».
Si Houria Bouteldja peut
provisoirement tempérer son propos, il n’en reste pas moins qu’elle rejette par
exemple fondamentalement le militantisme queer car leur égalité en droit
constitue une valeur progressiste occidentale. Pour elle, il s’agit d’une sommation
à adhérer à un modèle sociétal opposé aux modèles traditionnels indigènes. Elle
y voit ainsi une injonction civilisationnelle c’est-à-dire qui prétend imposer
la « bonne civilisation » face aux « barbares ». A ses
yeux, peu importe donc la réalité des discriminations qui visent les queers,
cette valeur est blanche donc à combattre. Elle ajoute à ce sujet que si les
Blancs exigent aujourd’hui des Indigènes d’adhérer à cette valeur égalitaire,
ce sont eux qui ont importé l’homophobie dans leurs sociétés ancestrales par la
colonisation. Elle affirme en effet que l’homophobie n’existait pas avant la
présence coloniale et est apparue justement par « contamination blanche ».
Dans son logiciel, soit les Blancs introduisent le crime, ici l’homophobie,
soit ils injectent par la force une valeur progressiste, l’égalité des Queers.
Dans tous les cas, ce qui leur est associé est à rejeter : la question
concrète de l’égalité des droits des minorités sexuelles est subsumée par la
condamnation nécessaire et primordiale de la Blanchité.
De la même manière, le féminisme
est à proscrire. Houria Bouteldja y voit une autre valeur blanche, une nouvelle
injonction civilisationnelle adressée aux minorités racisées qui viendrait
troubler l’ordre traditionnel des communautés. Si elle concède que les femmes
racisées peuvent subir de la maltraitance des hommes au sein de leurs groupes
sociaux, elle refuse cependant de penser leur condition comme universelle et
leur émancipation comme impérative. Pour elle, ce qui compte avant tout est le
bien-être des hommes racisés déjà trop dévalués socialement, les femmes qui en
seraient victimes auraient donc pour objectif impérieux de les protéger d’une
autre source d’opprobre social.
Par conséquent, Houria Bouteldja
rejette radicalement la notion sociologique, chère à une partie de la gauche
radicale, d’intersectionnalité, qui permet de penser la simultanéité de diverses
oppressions sociales. Cet outil permet, en effet, d’appréhender la condition
d’une femme prise au carrefour des multiples oppressions qu’elle subit. Si le
féminisme dit universaliste se montre aveugle aux autres sources de
discriminations, la théoricienne décoloniale refuse, elle, de penser leur
multiplicité et place le rejet de la Blanchité comme valeur principale et
prioritaire.
Pour résumer, Houria Bouteldja
rejette indistinctement les Lumières et les anti-Lumières. Elle ramasse 7
siècles d’histoire, ses guerres, ses luttes, ses révolutions derrière un terme
unique, la Blanchité qui signifie unilatéralement la Criminalité. Parce que la
République a peiné - et peine encore - à se montrer fidèle à ses valeurs, parce
que les avancées de l’Histoire sont toujours à la traine des idéaux, la
théoricienne décoloniale récuse d’un seul bloc toute la modernité occidentale
comprise à travers le prisme unique de son impérialisme et rejette donc
également ses combats progressistes et humanistes. Dans le même geste, elle
revendique un repli des communautés sur elles-mêmes et un retour à leurs
valeurs traditionnelles.
Dans cette vision du monde
décoloniale, antimoderne, conservatrice, présentée précédemment, où se loge l’antisionisme
et pourquoi occupe-t-il cette place cardinale ? Pourquoi, d’autre part,
Houria Bouteldja se décerne-t-elle le titre - provocateur - de « personne
la moins antisémite de France » ?
Dans l’univers bouteldjien, les
Juifs ne sont pas des Blancs, ils ne sont ni les responsables ni les héritiers
des impérialismes coloniaux. Ils ne sont pas des Indigènes non plus car ils
n’ont pas été colonisés. Les Juifs constituent une minorité, présente de
manière dispersée sur la surface du globe, régulièrement persécutée au cours de
l’Histoire, au sein du monde occidental, jusqu’à être victimes d’un génocide, la
Shoah. Pour la théoricienne décoloniale, ce statut minoritaire et leur héritage
de persécutions en font des alliés distincts mais naturels du monde indigène.
Tout se complique avec la
naissance du sionisme, le mouvement d’émancipation du peuple juif qui voit le
jour dans le contexte général des aspirations nationales du 19e
siècle et se fixe sur le territoire de la Palestine mandataire en raison de son
lien à l’histoire juive et de la présence continue des Juifs sur cet espace au
fil des siècles. Pour Houria Bouteldja, que les Juifs puissent désirer un
Etat-nation c’est-à-dire un instrument politique par essence impérial et
criminel constitue une traitrise historique vis-à-vis des Indigènes. Une façon
de quitter l’affinité statutaire qui les liait pour accéder au rang supérieur,
celui de l’autonomie politique donc de la domination. Dans le lexique
bouteldjien, un sioniste est un « Juif blanchi », autrement dit un
Juif contaminé par la criminalité. Peu importe que la vulnérabilité juive ait
pu constituer le terreau de la Shoah, peu importe qu’Israël soit bâti comme un
Etat-refuge capable de les prémunir d’une nouvelle éradication. Pour la
théoricienne décoloniale, le sionisme est une traitrise, les Juifs doivent
demeurer éternellement une minorité tolérée au sein des nations. Par
conséquent, aux yeux d’Houria Bouteldja, l’Etat d’Israël porte en lui une
double criminalité : il constitue dès sa conception un régime impérial qui
colonise la terre des indigènes palestiniens, et brise se faisant ce qu’elle
considère être « l’authenticité juive », la condition diasporique
minoritaire.
En bref, les peuples colonisés
doivent lutter pour acquérir leur autonomie politique mais seuls les Juifs doivent
demeurer indéfiniment à la périphérie de l’Histoire, conserver à jamais leur
vulnérabilité, quitte à se trouver réexposés à la furie antisémite. Pour Houria
Bouteldja, cette condition perpétuellement minoritaire constitue la véritable
et authentique identité juive. Alors que la théoricienne décoloniale n’est pas concernée
par la judéité, elle s’arroge le droit de déterminer le juste destin politique
que les Juifs devraient embrasser, de désigner une « authenticité
juive » unique, univoque et figée à laquelle tous devraient se soumettre,
et enfin, de fustiger le sionisme comme une traitrise à l’égard des autres
minorités. Pour rompre cette trahison impardonnable, l’Etat d’Israël doit
cesser d’exister.
Le sionisme est donc perçu comme
une « déloyauté juive », un abandon par les Juifs des autres
minorités pour s’élever au rang des nations. Outre le sionisme, cette déloyauté
intervient à un deuxième niveau au sein même de la société française et porte
un nom spécifique : le philosémitisme d’Etat. Pour Houria Bouteldja, les
Juifs de France bénéficieraient d’un traitement de faveur de la part de l’Etat
en comparaison aux autres minorités. Le gouvernement se comporterait, en
quelque sorte, tel un enseignant autoritaire devant sa classe, privilégiant iniquement
son élève préféré au détriment des autres. Cette injustice aurait pour
conséquence directe d’attiser la haine des élèves envers le favori - et envers
l’enseignant. Pour mieux exercer sa domination sur les minorités, le
gouvernement orchestrerait cette concurrence et engendrerait, avec ce
favoritisme, une haine visant les Juifs. Quant à ces derniers, leur
complaisance vis-à-vis de ce régime d’exception en fait, là encore, des
traitres à la cause des minorités.
Cette accusation de
philosémitisme d’Etat renvoie inévitablement à la longue histoire du fantasme
antisémite d’une domination juive sur l’Etat. Son insertion dans une vision
globale des rapports entre les minorités et le pouvoir étatique sur un mode
concurrentiel en constitue une nouvelle déclinaison.
A propos de la haine antijuive au
sein des minorités, Houria Bouteldja apporte une précision importante. Si pour
elle, l’antisémitisme provient avant tout d’une concurrence instrumentée par
l’Etat, cette hostilité est également issue d’une autre source :
l’intégration républicaine. Oui, pour la théoricienne décoloniale, la haine
antijuive n’existe pas a priori au sein des communautés racisées – tout comme
l’homophobie n’existe pas. Si cette haine surgit, c’est en raison de leur
intégration sociale à la République, de leur adhésion à la « communauté
blanche », qui elle, est empreinte d’antisémitisme. Houria Bouteldja parle
alors de « blanchiment » ou « d’ensauvagement ». A ses
yeux, par exemple, le crime antisémite de Mohamed Merah relève de ce
phénomène : le terroriste se serait « ensauvagé par intégrationnisme ».
Elle n’hésite pas à clamer peu après la tuerie : « Mohamed Merah,
c’est moi » dans le but, dit-elle, de mettre en garde les minorités du
risque de sombrer dans le terrorisme antisémite à travers… une assimilation
trop radicale. Pour la théoricienne, c’est l’adhésion aux valeurs républicaines
qui fait germer de l’antisémitisme au sein des populations racisées. Ce niveau
extrême de confusion repose là encore sur le schème explicatif de départ :
ce qui est criminel est blanc ou blanchi, ce qui est bon est indigène.
De la même manière, dans un
passage très commenté de son premier essai, Houria Bouteldja exprimait son
effroi face à un petit garçon portant une kippa. A nouveau, elle explique son
trouble par l’inquiétude de son potentiel « ensauvagement ». Détester
cet enfant serait le signe d’une trop profonde intégration, d’un « blanchiment »
dévastateur auquel elle résisterait héroïquement.
C’est pourquoi la théoricienne
décoloniale entend se déclarer, dans son dernier opus, « la personne la
moins antisémite de France » et elle y consacre toute une démonstration.
Tant que les Juifs demeurent une minorité dispersée, accueillie et tolérée par
les nations, tant qu’ils se montrent fidèles à leur vulnérabilité historique,
tant qu’ils conservent cette « authenticité traditionnelle », tant
qu’ils se maintiennent à la place qu’elle leur a assignée, Houria Bouteldja tolère
leur présence. Elle la tolère tout en reconnaissant un effort à fournir pour
lutter contre le sentiment de rejet qui l’assaille devant un enfant à kippa.
En revanche, si les Juifs se
détachent de l’espace qu’elle leur a affecté, s’ils affirment leur liberté de
sujets politiques autonomes, s’ils sortent du ghetto qu’elle leur a concédé,
s’ils deviennent donc sionistes, les Juifs ne sont plus tolérés. Ils trahissent
le destin des autres minorités. En somme, en épousant le sionisme, les Juifs
réincarnent la figure de Judas.
Ces deux niveaux de traitrise
découlent d’un troisième, plus général. Pour Houria Bouteldja, la société
moderne occidentale s’est refondée, après 1945, sur un rejet officiel du
racisme – seulement officiel car elle dénonce justement la persistance de ses
structures. Or, ce rejet du racisme s’exprime à travers le slogan « plus
jamais ça » qui fait référence, précisément, au génocide des Juifs
perpétré en Europe. La disqualification définitive du racisme par les régimes occidentaux
s’opère donc à partir de la Shoah, c’est-à-dire à partir du crime antisémite. Les
crimes coloniaux, qui jonchent pourtant des siècles d’histoire, ne sont pas
ceux qui ont conduit au bannissement du racisme et à la refondation d’une nouvelle
ère antiraciste. Que les Juifs apparaissent donc comme les victimes absolues du
crime racial est inadmissible aux yeux de la théoricienne décoloniale. C’est
pour elle, une forme d’usurpation.
Houria Bouteldja refuse d’analyser
l’Histoire, ses mécanismes, ses avancées et ses régressions. Elle refuse de
comprendre que la haine des Juifs, dans l’entre-deux-guerres, a emprunté le
langage racial, dominant à cette époque, pour conduire au génocide. Les Juifs
deviennent ainsi presque coupables d’avoir été la cible momentanée mais
paroxystique de cet antisémitisme racial. Usurpateurs, ils occupent une place
qui ne devraient pas être la leur sur l’échelle raciale de l’Histoire.
Pour Houria Bouteldja, la
perpétuation de la domination coloniale à travers le « Pacte racial »
qui unit l’Etat et le « peuple blanc » contre les communautés
racisées est cimenté par le rejet de la Shoah. En d’autres termes, la disqualification
de l’antisémitisme est ce qui permet au « Pacte racial » de se
maintenir. A ses yeux donc, l’exclusion des Indigènes s’opère grâce à la bonne
conscience occidentale du « Plus jamais ça ». Les Juifs, bénéficiant par
ricochet de ce statut spécifique, sont par conséquent, là encore des traitres à
la condition des minorités.
Le système de pensée bouteldjien dans
lequel les Juifs incarnent triplement la figure de Judas se trouve au cœur de
l’antisionisme de gauche radicale. En moins d’une décennie, la théoricienne
décoloniale a acquis une place centrale au sein de ces mouvements et son influence
idéologique sur le parti des Insoumis est incontestable. Elle s’en réjouit
d’ailleurs, tout en s’étonnant de cette ascension fulgurante, en qualifiant
Jean-Luc Mélenchon de « butin de guerre ». Depuis que la FI constitue
une des forces politiques majeures en France, Houria Bouteldja poursuit son
alliance en militant notamment pour un frexit décolonial : une sortie de
l’Europe impériale. Cette union stratégique s’opère au prix de contradictions fondamentales
comme le réinvestissement du concept pourtant honni d’Etat-nation qui
s’accompagne d’un réenchantement nationaliste opportuniste. Et ces
contradictions ne manquent pas de créer du remous au sein du monde militant de
gauche radicale.
Si la perspective de la conquête
du pouvoir peut déformer, on le voit, certains éléments idéologiques, la haine
du sionisme demeure, chez Houria Bouteldja, un impératif irrévocable. C’est bien
la raison pour laquelle les militants décoloniaux ont identifié, depuis le 7
octobre, leur cible principale comme étant les « sionistes de gauche »,
une appellation qu’ils manipulent avec ironie puisqu’ils la considèrent
oxymorique. A leurs yeux, on l’a compris, « sioniste » signifie « impérialiste »
puisque les Juifs n’auraient aucun droit sur cette Terre et ne seraient que des
colons de la mer au Jourdain. Il est donc impossible, dans ce cas, de
revendiquer une appartenance à gauche. La mouvance décoloniale emploie par
conséquent toute son énergie à disqualifier leur combat. Récemment, Houria
Bouteldja a encore consacré un article attaquant directement le militant Jonas
Pardo qui forme les organisations de gauche à la lutte contre l’antisémitisme.
Pourquoi les « sionistes de
gauche » gênent-ils autant les décoloniaux ? Car leur combat consiste
à montrer qu’il est tout à fait possible de lutter contre l’impérialisme et ses
crimes expansionnistes tout en reconnaissant aux Juifs le droit à
l’autodétermination politique à travers l’existence d’Israël. Et ce faisant, de
lutter pour le droit à l’autodétermination de tous les peuples. En se situant
sur cette ligne ténue qui affirme fermement la légitimité d’Israël et condamne
avec la même force les dérives de son gouvernement actuel, lesdits
« sionistes de gauche » enrayent la binarité du système de pensée
décolonial. Ils entrent dans l’arène sémantique, refusent de les laisser faire
du terme « sioniste » une insulte et luttent pour qu’il fasse écho
aux milliers d’Israéliens qui marchent inlassablement dans la rue, depuis deux
ans, contre leurs dirigeants, mais pour la démocratie de leur pays et les
droits humains.
Dans l’univers bouteldjien, les
individus appartiennent fondamentalement à leur groupe sur l’échelle raciale de
l’Histoire et l’avenir doit toujours se soumettre au passé. Le monde juif,
constitué d’une diaspora, vaste et éclectique d’un côté, et d’Israël, en butte
à de fortes luttes internes de l’autre, résiste à son manichéisme
simplificateur et essentialisant. La coexistence de ces deux pôles échappe radicalement
à celle qui se pense « la moins antisémite de France » tout en
s’épouvantant devant un enfant juif et en espérant la fin d’Israël.