Depuis le 7 octobre, les
collectifs de Juifs antisionistes saturent l’espace médiatique. Ils sont
invités dans les émissions populaires, sont cités par les journalistes aux
heures de grande écoute et leurs interventions circulent de manière virale sur
les réseaux sociaux. Certains sont laïques et se revendiquent du progressisme social
et politique, d’autres sont des Juifs intégristes dont la vie est régie par une
réglementation religieuse stricte. Pourtant, bien que tout semble les opposer,
leurs ressorts idéologiques sont très similaires.
Tout d’abord, les Neturei Karta :
en araméen « Les Gardiens de la Cité ». Ils constituent un groupe de
Juifs ultra-orthodoxes vivant dans une enclave du quartier extrêmement
religieux de Jérusalem, Méa Sharim. Si la plupart de ces mouvements
ultra-orthodoxes revendiquent un séparatisme social et sont hostiles à l’Etat
laïque, la minorité des Neturei Karta articule son mode de vie autour d’un
objectif précis : la destruction de l’Etat d’Israël. Selon eux, l’existence
actuelle d’un Etat juif constitue une hérésie, une offense à Dieu car Lui seul doit
sonner l’heure de la fin de l’Exil en envoyant le Messie libérer les Juifs qui respectent
sa Loi. Les Neturei Karta se distinguent de leurs homologues ultra-orthodoxes -
qui attendent eux aussi la venue du Libérateur annoncé dans les Textes – en ce qu’ils
considèrent que la présence de l’Etat juif retarde l’avènement du Messie. Dès
lors, leur communauté se donne pour mission fondamentale : l’annihilation
du sionisme c’est-à-dire du mouvement de libération nationale juif. Les rabbins
de cette communauté engagent donc des liens très serrés avec l’ensemble des
ennemis déclarés de l’Etat d’Israël.
Cette fraternité, fondée sur une
volonté commune d’anéantissement de l’Etat hébreu, a également pour but de
demander l’hospitalité aux Nations qu’ils souhaitent voir sortir victorieuses
de cet affrontement. En effet, les Neturei Karta projettent de vivre sous le
joug des futurs souverains qui voudront bien tolérer leur présence - et les opprimer
le moins possible. Car pour cette communauté, les persécutions antisémites sont
consubstantielles de l’Exil et constituent le juste châtiment de Dieu face aux
infidélités de son peuple. Lutter pour une égalité des droits revient à
s’opposer à la volonté divine, et faire valoir son droit à une Nation constitue
le sacrilège suprême. Par conséquent, pour les Neturei Karta, l’éradication des
Juifs sionistes atténuera le courroux divin et leur permettra d’apparaître aux
yeux de Dieu comme les « bons Juifs », ceux qui acceptent leur destin
et méritent la Libération future.
Dans cette perspective
messianique, le sionisme représente donc le Mal absolu. De ce fait, les Neturei
Karta assimilent les Juifs sionistes aux nazis. Ces derniers ont souhaité
l’anéantissement de l’ensemble du peuple juif, les sionistes, eux, orchestrent
sa destruction spirituelle en revendiquant un droit national contraire au
projet divin.
Alors qu’ils ne constituent
qu’une minorité composée de quelques milliers d’individus, les Neturei Karta
organisent de manière très élaborée leur plan de communication. Toutes les
accolades avec des dirigeants hostiles à l’Etat hébreu, tous leurs happenings
sur les sols européens, sont systématiquement médiatisés et leur diffusion massive
se déploie sur les réseaux sociaux. Cette surmédiatisation est d’ailleurs renforcée par le fait qu’ils incarnent visuellement le prototype du Juif pieux tout droit venu de son shtetl d’Europe de l’Est. Une redingote et un chapeau noirs, des papillotes, une longue barbe, un accoutrement vestimentaire qui correspond en tous points aux représentations caricaturales des Juifs, encore souvent perçus comme un groupe supposément religieux, archaïque et homogène.
Au fondement de l’idéologie des
Neturei Karta réside la croyance en une distinction radicale opérée
entre les « bons Juifs » d’un côté - une minorité qui observe la Loi
de manière stricte et accepte la condition exilique comme châtiment divin - et les
« mauvais Juifs » de l’autre - l’écrasante majorité, observants ou
pas, qui adhèrent au mouvement laïque de libération nationale considéré dans son
essence comme hérétique.
Fondé en juin 2023, ce collectif
s’inscrit dans une filiation directe avec le mouvement de l’Union Juive
Française pour la Paix dont la création remonte aux années 90. Les jeunes
fondateurs de Tsedek sont en effet tous membres de l’UJFP. Si ce nouveau collectif
prétend accueillir en son sein une pluralité de judéités[2],
son ossature idéologique repose sur un élément fondamental : la
désignation du sionisme comme Mal absolu. Ici, cette caractérisation ne
recouvre rien de théologique, toutefois, le sionisme est assimilé à un
mouvement colonial dans ses racines, il se trouve donc immédiatement
disqualifié et voué aux gémonies.
Pourtant, le sionisme nait dans
le contexte de la dislocation des empires coloniaux et procède d’un mouvement
d’autodétermination qui entend accorder au peuple juif un Etat-nation, au même
titre qu’à tous les autres peuples revendiquant une indépendance nationale. Cet
Etat est conçu en outre comme un Etat-refuge pour tous les Juifs fuyant les pogroms
et les persécutions. Dans ce même contexte, nait également une conscience
nationale palestinienne qui revendique, elle aussi, son droit à
l’autodétermination. C’est pourquoi le plan de partage de 1947 prévoit un
territoire pour chacun des deux peuples. Cette répartition territoriale n’est
cependant acceptée que par les Juifs auxquels les Arabes déclarent la guerre
dès la proclamation de leur indépendance, refusant l’existence de l’Etat hébreu
à leur côté, dans les frontières dessinées par la communauté internationale.
Manifestation de Tsedek © compte X - Tsedek ! @TSDKcollectif
En faisant du sionisme un
impérialisme colonial dès ses origines, l’UJFP et Tsedek oblitèrent
consciemment la dimension émancipatrice à l’œuvre dans ce projet national et jettent
l’opprobre sur tous les Juifs acceptant la création de cet Etat. De nouveau,
une distinction s’opère entre les « bons Juifs » d’un côté, une
minorité qui refuse l’indépendance nationale et les « mauvais »,
l’écrasante majorité qui l’accepte, sans pour autant vivre dans cet Etat. Pour ces
collectifs, l’adhésion des Juifs au sionisme à travers la simple approbation de
l’existence d’Israël constitue la source première de l’antisémitisme qui s’abat
sur eux. Etant coupables d’être sionistes, l’hostilité antijuive s’en trouve
légitimée. Dans ce logiciel, les Juifs deviennent ainsi responsables de
l’antisémitisme qu’ils subissent et méritent donc cette aversion à leur égard.
Dès lors, les seuls qui échappent à cette haine globale justifiée sont les
Juifs appelant à la destruction de l’Etat d’Israël.
Or, faire d’un attribut juif, en
l’occurrence ici de sa modalité nationale, la cause unique et absolue du Mal contemporain,
d’une part, et rendre les Juifs responsables de la haine dont ils sont la cible,
d’autre part, constituent deux tropes antisémites régulièrement recyclés au
cours de l’histoire.
Par ailleurs, tout comme les
Neturei Karta, l’UJFP et Tsedek usent volontairement de l’identification du
sionisme au nazisme pour mieux criminaliser dans son essence le mouvement
d’indépendance juif. Pierre Stamboul, une des figures majeures de l’UJFP,
n’hésite pas à faire de Ben-Gourion un partenaire des nazis qui rompt le blocus
économique établi par les Juifs américains. Il est vrai que le futur premier
ministre d’Israël traite avec le régime hitlérien au début des années 30. Mais
cette négociation a pour but de sauver plus de 50 000 Juifs in extremis en
les extrayant d’Allemagne pour les faire émigrer en Palestine mandataire. Autre
marqueur de Collaboration selon Pierre Stamboul : l’opposition sioniste à
l’impérialisme britannique qui certes, se trouve du côté des Alliés mais qui
entend bloquer l’émigration des Juifs, en 1942, au moment même où ceux-là sont
la cible d’une politique d’extermination. Le militant de l’UJFP invente donc
une nouvelle sorte de Collaboration, propre au sionisme, qui consiste à soustraire
des vies juives aux griffes nazies[3]…
Derrière cette criminalisation du
projet sioniste dans son essence - au prix de la réalité historique - se loge
la récusation du droit aux Juifs de se doter d’un Etat-nation. En effet,
cette entité politique est comprise uniquement comme
moyen d’oppression raciale à visée impériale. Dès lors, vouloir adopter une
structure étatique, capable de se protéger des autres nations, constituerait un
crime en soi. Les collectifs Tsedek et UJFP partagent cette logique avec la polémiste Houria Bouteldja, théoricienne de la notion de
« philosémitisme d’Etat ». Pour elle, la protection gouvernementale dont
bénéficient les Juifs face aux menaces récurrentes d’attentat constituerait un
« privilège » répréhensible. En d’autres termes, les Juifs ne
devraient ni être protégés ni garantir eux-mêmes leur sécurité en se dotant
d’un Etat. Ces conclusions politiques qui ne relèvent aucunement d’un
intégrisme religieux rejoignent pourtant, une fois encore, celles des Neturei
Karta : tous prônent un retour à la vulnérabilité juive antérieure à la
Shoah.
Que ce soit Tsedek, l’UJFP, les Gardiens
de la Cité ou bien d’autres encore, tous ces collectifs ont pour particularité
d’être des organisations juives et de se revendiquer comme telles. S’ils
désignent l’autonomie juive comme leur ennemi principal, ils sont loin
d’être animés d’une quelconque « haine de soi ». Au contraire, le
motif juif est central dans leur identité. Ce qui compte c’est de criminaliser
l’ensemble de la population juive, coupable d’accepter un projet d’émancipation
nationale et de s’en distinguer radicalement en apparaissant comme le
« bon Juif ». Dans un cas aux yeux de Dieu, dans l’autre, à ceux des
courants décoloniaux. Ainsi, une partie de l’espace médiatique peut accueillir
avec chaleur ces collectifs juifs antisionistes qui agitent haut et fort leur
judéité du moment qu’ils jettent l’anathème sur le reste de la population
juive.
Hannah Arendt, ©Creative Commons
C’est pourquoi ils incarnent la figure du « Juif d’exception » théorisée par la philosophe Hannah Arendt. Celle-ci explique que durant les débats publics concernant l’octroi de la citoyenneté aux Juifs, au 19e siècle, enAllemagne, les arguments qui leur étaient favorables reposaient systématiquement sur un principe : récompenser parmi les Juifs ceux qui s’en distingueraient de manière notable. Seuls les Juifs « vertueux », « de talent » mériteraient d’obtenir des droits civiques tandis que tous les autres conserveraient leur statut de paria. La philosophe montre que, depuis cette époque, ce qui les caractérise c’est d’être « devenus incapables de distinguer leurs amis de leurs ennemis, ou de faire la différence entre un compliment et une insulte, et de se sentir flattés lorsqu’un antisémite leur affirme qu’il ne les englobe pas dans son antisémitisme, qu’ils sont des Juifs exceptionnels ».
Jean-Claude Milner, ©Akadem
Cette exceptionnalité repose aujourd’hui sur le refus univoque de la modalité nationale juive charriant une culpabilité intrinsèque. Pour le philosophe Jean-Claude Milner, ce refus contemporain n’est qu’une énième déclinaison de ce qu’il nomme : le « Juif de négation ». « Chaque juif de négation, explique-t-il, se rêve lui-même comme le seul Juif sur la terre ; et le dernier. Le seul et le dernier qui puisse dire de lui-même « je suis juif » en demeurant innocent. Tant il est convaincu que le nom juif, sauf dans son cas personnel, rend coupable celui qui le porte. »
Cette exceptionnalité repose
aujourd’hui sur le refus univoque de la modalité nationale juive charriant une
culpabilité intrinsèque. Pour le philosophe Jean-Claude Milner, ce refus
contemporain n’est qu’une énième déclinaison de ce qu’il nomme : le
« Juif de négation ». « Chaque juif de négation, explique-t-il,
se rêve lui-même comme le seul Juif sur la terre ; et le dernier. Le seul
et le dernier qui puisse dire de lui-même « je suis juif » en
demeurant innocent. Tant il est convaincu que le nom juif, sauf dans son cas
personnel, rend coupable celui qui le porte. »
En outre, ces « Juifs
d’exception » ou de « négation », c’est-à-dire débarrassés de la
culpabilité d’être sionistes, confisquent le vocabulaire de la conciliation et
de la fraternité. A commencer par Tsedek, qui signifie "Justice" en hébreu, ou
l’UJFP qui s’accapare la notion de pacifisme. Cette mainmise lexicale leur
permet d’apparaître comme les « Juifs idéaux » : promouvant une
paix qui passe par la destruction de l’Etat d’Israël. Ce faisant, ils
invisibilisent tous les mouvements juifs qui œuvrent véritablement au
désamorçage du conflit en rapprochant les deux peuples et en insistant sur le
droit de chacun à l’autodétermination. Ces collectifs juifs sionistes se font
d’ailleurs l’écho des mouvements de contestation très forts qui agitent la
société israélienne ces dernières années. Ceux-là même dont une grande partie
fut assassinée le 7 octobre. Car au sein du sionisme résident la lutte pour
l’égalité des droits de tous et l’opposition à la politique menée par
Nétanyahou. C’est précisément ce que nient les Juifs d’exception en ravissant
le vocabulaire pacifiste dénaturé en bellicisme envers Israël.
Derrière cette hostilité suprême
de Juifs intégristes ou laïques-décoloniaux à l’encontre de l’Etat hébreu se
tapit le refus sourd de l’Histoire. Celle qui a donné naissance à une nouvelle
modalité de la condition juive, le sionisme, sans pour autant accomplir le rêve
messianique de l’annihilation du Mal. Israël s’est bâti, les guerres perdurent,
les hommes se déchirent et la Libération n’a pas eu lieu. Se sentant trahis,
les Juifs antisionistes exigent une réversibilité du Temps. Ils veulent
retourner à l’antériorité de 1948, y rester figés pour que les promesses
messianiques demeurent toujours réalisables. Cet anachronisme juif qui rêve de
pureté religieuse ou politique embrasse pourtant un nihilisme funeste en espérant
la fin de l’Etat hébreu.
Le 9 octobre dernier, soit deux
jours après l’effroyable massacre du 7, et alors que la sidération juive était
maximale, l’UJFP publiait un communiqué pour affirmer officiellement son
soutien au Hamas[4].
Si le monde juif se caractérise par
une fantastique diversité : observants, laïques, orthodoxes,
anti-religieux, de gauche, de droite, israéliens, achkénazes, sépharades,
yéménites, hassidiques, les Juifs d’exception, eux, proclament et maintiennent une
distinction radicale. Leur judéité brandie en étendard s’arrime au rejet de
toutes les autres, devenues coupables d’exister. Et face à la tragédie juive, éclate
intempestivement leur refus résolu de l’affliction, du deuil et du
recueillement..