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Zarathoustra à Jérusalem - L’influence de Nietzsche sur la pensée sioniste
Par David Ohana | 01 mai 2008
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« Dès l'aube du sionisme, les grands thèmes nietzschéens foisonnent et le nom du philosophe est très souvent cité. »

Dans cet article de mai 2008, David Ohana retrace l’influence profonde et multiple de Nietzsche sur le sionisme naissant, qu’il inspire autant à gauche qu’à droite. D'Ahad Ha'Am à Jabotinsky en passant par Buber et Scholem, le philosophe est devenu une figure centrale et réinventée à chaque génération, incarnant la quête d’un style nouveau et d’un idéal régénéré.

L’ influence de Nietzsche sur la culture nationale juive moderne et l’attitude du philosophe à l’égard des Juifs et du judaïsme sont deux sujets essentiellement distincts l’un de l’autre, bien que toute tentative d’approfondir leurs rapports de réciprocité prouvera que cette attraction mutuelle n’est pas tout à fait le fruit du hasard. Nietzsche voit dans le peuple juif le symbole de la puissance, en « opposition à tous les décadents ». Son admiration pour le judaïsme de l’époque biblique et pour celui de la Diaspora est bien connue. Toutefois, sa répugnance à l’égard du judaïsme institutionnel découle du fait que celui-ci a constitué le fondement historique du christianisme qu’il méprisait3. Ses réflexions sur le judaïsme et sur le peuple juif sont récurrentes dans la totalité de son oeuvre. Dans La volonté de puissance, par exemple, il écrit à propos des Juifs : « L’instinct juif du “peuple élu”, toutes les vertus du monde lui appartiennent, le reste du monde n’est que son contraire4 ». L’influence nietzschéenne s’est infiltrée ouvertement ou discrètement dans les principaux courants de la pensée juive, dans les idées politiques et le débat culturel, ainsi que dans la littérature et la poésie hébraïques contemporaines. Dès l’apparition du mouvement de renaissance de l’État hébreu, à la fin du XIXe siècle, Nietzsche a particulièrement marqué les principaux précurseurs du sionisme, de gauche et de droite, religieux et laïques, pionniers des seconde et troisième vagues d’immigration. Son influence se fait sentir chez les combattants du Lehi (en hébreu – sigle de Lohamé Hérout Israël : Combattants pour la liberté d’Israël – groupuscule radical armé) ou chez les partisans du mouvement cananéen, jusqu’à la génération de la guerre d’Indépendance en 1948. Avec l’établissement de l’État d’Israël, le « nouvel Hébreu » devint le Sabra. Cependant, l’enthousiasme de forger un « homme nouveau » se dissout progressivement, la rhétorique nationale faisant place à une profession de foi beaucoup plus personnelle. Pinhas Sadé, écrivain existentialiste israélien, se déclara le continuateur hébreu du Berdichevsky nietzschéen.
L’homme nouveau du sionisme : le nouvel Hébreu
Idéologie contemporaine, le sionisme tente de définir la notion « d’homme nouveau ». David Neumark (1886-1924) publie un premier essai en langue hébraïque sur l’œuvre de Nietzsche : De l’Orient à l’Occident : Nietzsche – Introduction à la théorie de l’être supérieur5 . De dix ans plus jeune que Ahad Ha’Am et l’un de ses familiers, Neumark, rabbin et philosophe, compte parmi les premiers disciples de Herzl. Il prend part au premier congrès sioniste. Un de ses projets est de façonner un « nouvel Hébreu » à l’image de « l’être supérieur » nietzschéen. Réuven Brainin écrit à ce propos : « Car la génération future ne sera ni faible ni chétive, ni brimée et maladive comme cette génération de nains. Ce sera une génération forte et vigoureuse, une génération de grands et de géants, qui saura insuffler de nouvelles forces, tant corporelles que spirituelles, une génération comme nous n’aurions pu nous l’imaginer, la génération des fils de “l’homme supérieur6”. » Neumark est le premier à traduire Übermensch par « homme supérieur » (en hébreu : Adam Elion). À ce propos, il est intéressant de noter que le livre kabbalistique du Zohar parle de « l’homme suprême » – en hébreu : Adam Ila’a – ce qui est pratiquement le même terme7.
La terminologie nietzschéenne a légué un lexique conceptuel devenu familier dans une large gamme d’idéologies, qui constitue bien souvent la base commune de nombreux débats. Comment les philosophes des principaux courants nationalistes, religieux et culturels du judaïsme ont-ils interprété Nietzsche et comment l’ont-ils utilisé à leurs fins idéologiques et politiques ? Quelles notions nietzschéennes (la volonté de puissance, « l’homme supérieur », la transmutation des valeurs, la morale des maîtres et la morale des esclaves, la révolte dans l’histoire) ont-ils choisi de mettre en valeur et lesquelles ont-ils délibérément choisi d’ignorer ? L’œuvre nietzschéenne est composée, comme tout texte littéraire, de concepts philosophiques, de métaphores, d’archétypes et de mythes. Cette esthétique nietzschéenne constitue un ensemble de points de vue, de métaphores communes et de cristallisation culturelle, adoptés à un dosage différent par divers penseurs ayant participé à la construction de la nouvelle culture hébraïque. Mais qu’est-ce qui, dans les textes de Nietzsche, exhorte à une lecture à ce point suggestive ? Il semble qu’ils constituent un espace verbal commun d’associations évocatrices qui a influencé maints milieux du nationalisme juif contemporain. Nietzsche a lui-même contribué à sa popularité par le fait qu’il écrivit, outre ses oeuvres philosophiques per se, des textes poétiques, aphoristes, (presque) abordables à tout un chacun. L’œuvre nietzschéenne est radicale, tant par sa forme que par son contenu, et son mode d’expression métaphorique et symbolique incite à diverses interprétations et évoque différents mythes. Par contre, le contenu de sa « philosophie de la vie » (Lebensphilosophie), le volontarisme, la volonté, la vitalité et le mythe, a favorisé la radicalisation des positions dans les milieux qui désiraient sortir des sentiers battus pour en tracer un nouveau.
La séduction nietzschéenne en Europe
La publication des oeuvres de Nietzsche dans les pays européens fut une puissante source d’inspiration à une époque où le positivisme prédominait dans les universités, ne laissant aucune place à l’intuition, à l’émotion et à l’imagination. Nietzsche fut un souffle d’air frais dans un climat où régnaient le pessimisme et la passivité, associés à un sentiment de stagnation. Ses exhortations « à s’affranchir des valeurs établies » se sont infiltrées dans l’image d’un ordre nouveau. Il n’est donc pas étonnant que ses opposants aient vu en lui un personnage démoniaque, l’émissaire du diable, le pionnier de l’immoralité et le symptôme de la décadence, comme le décrit Marx Nordau dans sa Dégénérescence, publiée en 1892 et traduite en russe un an plus tard15. Les concepts nietzschéens ont servi de cadre intellectuel aux préoccupations psychologiques et esthétiques de l’époque. Le dualisme entre Dionysos et Apollon dans L’origine de la tragédie a stimulé la résistance au positivisme et à l’utilitarisme. L’élément dionysiaque servit de symbole aux besoins religieux, psychologiques et esthétiques et ouvrit la porte aux exigences les plus profondes de l’homme : l’âme et l’esprit. Les Symbolistes avaient su identifier l’art de la musique avec Dionysos, mais ils ne s’étaient pas aperçus que l’admiration de Nietzsche pour Wagner s’était peu à peu dissipée. Ainsi parlait Zarathoustra avait attiré les Symbolistes par son langage poétique, son style aphorique et ses messages philosophiques. Ils l’avaient interprété comme un appel à l’individualisme, au mépris du troupeau et au rejet de la socialisation. Ils considéraient les artistes comme des « surhommes », apolitiques et asociaux, opposés au matérialisme, à la rationalisation, au positivisme et à l’optimisme. Selon eux, l’artiste n’avait de devoir qu’envers lui-même, qu’envers ses propres émotions et son idéal.
L’avant-garde allemande était mue par le désir ardent de créer une nouvelle humanité. Les artistes avaient embrouillé les distinctions traditionnelles entre la gauche et la droite, le rationalisme et le mysticisme, la vérité et le mensonge, le bien et le mal, et chacun d’eux peignait ses aspirations artistiques d’une couleur politique différente. Pourquoi furent-ils tellement attirés par Nietzsche ? Comme eux, Nietzsche considérait le monde comme une œuvre d’art : « L’existence et le monde n’ont d’autre justification éternelle que celle d’être un phénomène esthétique16. » Le pont, mouvement expressionniste fondé à Dresde en 1905, doit son nom à une métaphore empruntée à Ainsi parlait Zarathoustra. Aux yeux de l’avant-garde, Nietzsche symbolise le renouveau, l’anti-historicisme radical. Le Manifeste des expressionnistes proclame : « Nous, les jeunes sur qui repose l’avenir, nous voulons instaurer la liberté physique et spirituelle et non plus vivre avec les valeurs établies17. »
Ahad Ha'Am
Selon l’évolutionniste et l’empiriste que fut Ahad Ha’Am, une ligne droite passe entre les Sages de Yavneh et la conception du judaïsme moderne quant au rôle du peuple d’Israël au sein des nations. Dans son article Un bon conseil, Ahad Ha’Am développe l’idée d’un « nietzschéisme juif », non pas révolutionnaire comme Berdichevsky aurait tendance à le croire, mais plutôt comme complément à l’évolution du judaïsme : « Si nous acceptons a priori l’idée que la finalité réside dans l’homme supérieur, nous devons également accepter l’idée qu’une partie intégrante de cette finalité est celle d’un peuple supérieur : qu’il doit se trouver dans le monde un peuple doté des vertus spirituelles qui le préparent à une évolution éthique supérieure à celle des autres nations [...]8 ». Ahad Ha’Am établit une synthèse entre le concept de « l’homme supérieur » et la finalité éthique du peuple juif. Il fait la distinction, dans la théorie de Nietzsche, entre l’aspect humain de sa philosophie et son côté aryen. L’aspect humain, celui qu’il faut retenir, est la création d’un homme supérieur ou, selon ses propres termes : « l’élévation du genre [espèce] humain, grâce à ses élites, au dessus du niveau général », alors que son aspect aryen, celui qu’il faut rejeter, réside en la croyance dans la force corporelle et dans la beauté physique. Ce langage nietzschéen de Ahad Ha’Am fut-il un langage de séduction, une sorte de tactique destinée à convaincre ? Car, finalement, la particularité de Ahad Ha’Am réside dans la conception despotique qui prône l’étude par l’imitation, l’étude par l’autorité, et l’approche selon laquelle l’individu n’existe que pour le peuple et non pas pour lui-même, attitude anti-individualiste qui constate la force d’un appareil d’état comme représentant d’un esprit de collectivité, et de là son opposition à l’idée de « l’homme nouveau ».
Tchernikhovsky et Schnéor
Les poètes Saül Tchernikhovsky (1875-1943) et Zalman Schnéor (1886-1959) ont décrit dans leurs oeuvres la révolte du mouvement des Jeunes Hébreux – menée par Berdichevsky et Ehrenpreis – préférant eux aussi « la vie aux livres ». Leurs écrits comprennent de nombreux éléments nietzschéens, empruntés pour la plupart au jeune Nietzsche qui considérait les mythes grecs et les hymnes de louange à la vitalité dionysiaque comme l’antithèse de la culture basée sur l’histoire qui paralysait l’Europe du XIXe siècle.
Dans Ha’Shiloah, Ahad Ha’Am n’avait publié que deux des poèmes de Tchernikhovsky. Cependant, en 1903, lorsque Klausner le remplace au poste de rédacteur en chef, Tchernikhovsky peut exprimer régulièrement ses positions vitalistes, en particulier le parallélisme existant entre les héros de la Grèce antique et ceux du judaïsme, Bar-Kokhba par exemple (Poèmes d’exilés, Face à la mer), ou publier de crispants hommages aux faux prophètes9. Face à la statue d’Apollon (1899) est le plus nietzschéen de ses poèmes. Vue sous cet angle, la phrase : « Puis ils l’attachèrent avec des bandes de phylactères » rappelle la lacération de la Thora par le héros du roman (jamais publié) de Berdichevsky. Tchernikhovsky ne propose pas seulement « un nouveau rôle à la poésie, mais plutôt une recommandation quant à un nouveau modèle d’homme », comme l’écrit la critique Judith Barel10. Confronté au « nouvel Hébreu » qui, tout en restant Juif, a perdu son Dieu, Kurzweil estime que « Tchernikhovsky infuse le caractère anti-chrétien de l’œuvre de Nietzsche dans la polémique rationaliste de Y. L. Gordon11 ». À ce propos, il est intéressant de noter le point de vue de Klausner qui estime que des intellectuels tels que Lilienblum, Mendelé et Y. L. Gordon souhaitaient certes une nouvelle synthèse entre la religion et la vie, bien qu’il s’agissait là d’une vie régie par l’esprit et le savoir, conformément au rationalisme et au libéralisme bourgeois de l’Europe de l’époque. Par contre, chez Tchernikhovsky, Berdichevsky et Schnéor, le combat mené contre le judaïsme traditionnel est celui du Mythe contre le Logos : l’esprit et le savoir s’opposent à la vie, et la revendication à la vie implique la renaissance à l’aide de forces mythiques et mystiques.
En écrivant dans Sur les bords de la Seine : « Dieu est mort, mais l’homme n’a pas encore vu le jour », Schnéor n’était-il pas le plus nietzschéen des poètes de la renaissance hébraïque ? À l’instar de Berdichevsky et de Tchernikhovsky, on retrouve dans ses Tablettes cachées le rituel païen et la nostalgie de la beauté opposés à la culture des prêtres et des prophètes : « Que fais-tu ici, toi, le créateur de beauté ? Dans le coeur de ces marchands, jamais tu ne parviendras à allumer la flamme. » (L’apport). En ce qui concerne l’adoption de la théorie de « l’homme supérieur » par Schnéor, son poème J’ai compris est particulièrement intéressant : « La brume pour moi s’est dissipée, et le singe est devenu homme12 ». Cette interprétation « héroïque » de Schnéor a été critiquée par J. H. Brenner qui écrit en 1920 : « Ce journaliste militant qui, de Nietzsche n’a vu que l’envers et non la face, glorifie le mal [...]13». «L’homme supérieur » constitue-t-il aux yeux de Schnéor également une promesse non encore tenue ? Face à la tentative de Tchernikhovsky et de Schnéor de remanier l’histoire juive, Menachem Brinker fait la remarque suivante : « Il est évident que seule l’influence de Nietzsche a pu causer une telle radicalisation du conflit entre le passé et le présent au point de rejeter le passé au profit des besoins du présent, d’où découle le rejet des traditions collectives au nom des besoins culturels et instinctifs de l’homme juif moderne14.
David Frishman et Jacob Cohen
Bien que David Frishman (1859-1922), écrivain et critique, traducteur et partisan de l’esthétique, fût favorable à certains des idéaux du renouveau juif, il était foncièrement opposé au mouvement sioniste, alléguant que ce projet ne méritait pas d’être réalisé. Ainsi parlait Zarathoustra dans la traduction de Frishman fut publié pour la première fois en hébreu de 1909 à 1991. Frishman voyait dans l’œuvre de Nietzsche une Bible tardive qu’il considérait comme le Troisième Testament, suite logique de l’Ancien et du Nouveau. Fondamentalement, son intention ne divergeait pas de celle de Nietzsche, bien que l’objectif du Zarathoustra nietzschéen était de lutter contre l’éthique judéo-chrétienne en brandissant l’étendard d’une civilisation nouvelle. Dans la traduction de Frishman, la dissonance de l’original se transforme en harmonie quelque peu trop classique. Pour des partisans de l’esthétique tel Frishman qui souhaitait remplacer le « vieux Juif » par son opposé, le « nouvel Hébreu », l’histoire du peuple juif devait être lue dans les textes de la Bible et non pas dans les annales de la Diaspora18. Le premier poème de Jacob Cohen (1881-1960), poète, dramaturge et traducteur, fut publié en 1901 dans la revue Notre génération dirigée par Frishman. Cohen aspirait à la création d’un « nouvel Hébreu » et, en 1812, il s’en expliqua dans les pages du périodique qu’il dirigeait à Varsovie, intitulé bien à propos : Le nouvel Hébreu : « Le “nouvel Hébreu” sera l’homme nouveau […] de stature majestueuse, il avancera vers son indépendance sur la terre de ses ancêtres sous le ciel pur et divin de la renaissance, la démarche altière et assurée comme l’antique Hébreu19. » Plus tard, Brenner critiquera l’arrogance nietzschéenne de Cohen visant à la création d’un « nouvel homme » : « Mais qui donc est ce nouvel Hébreu ? […] Sont-ce vraiment d’héroïques combattants issus de textes falsifiés d’Ainsi parlait Zarathoustra : nous sommes en petit nombre mais nous sommes majestueux, là réside notre force, car nous allons de l’avant – Est-ce vraiment avec une arme aussi piètre que l’on va à la guerre ? […] Est-ce vraiment avec de tels slogans que vous allez faire la révolution hébraïque, en détruisant la Diaspora et tout ce qui en émane ? »
L’approche de Cohen telle qu’elle apparaît dans La révolution hébraïque (1912) soutient le nationalisme juif moderne perçu comme la renaissance de l’antique peuple juif : « Le passé lointain constitue le fondement de toute renaissance, il en est le symbole, le modèle, la devise. » Cohen associe des thèmes nietzschéens liés au renouveau et à l’autonomie au retour aux sources du judaïsme historique.
Quant à Herzl, il ne cite Nietzsche qu’une seule fois dans son journal, le 28 juin 189520. Par ailleurs, Max Nordau mentionne Nietzsche dans son Entertung publié à Berlin en 1892. Plus surprenante sera la déclaration du futur premier président de l’État d’Israël, Chaïm Weisman, en faveur de Nietzsche et la chaleureuse recommandation qu’il lui réserve dans une lettre destinée à sa future femme21. De leur côté, Ernest Müller, dans l’organe international officiel du mouvement sioniste22, et Gustave Witkovsky, dans le bulletin sioniste de la communauté juive allemande, s’adressent à Nietzsche pour lui demander de clarifier certaines notions fondamentales du sionisme23.
Le Cercle Nietzsche de Homel
L’une des tentatives les plus sérieuses de la littérature hébraïque de traiter la problématique nietzschéenne fut faite par Joseph Haïm Brenner (1981-1921)24. Ses héros méditent sur l’absurdité de l’existence et leurs réflexions abondent en citations et thèmes nietzschéens. Dans son Autour d’un point, Abramson préfère la folie au suicide, Fireman lui (En hiver) pense que le choix doit se faire entre « la déraison et une mort volontaire : optez plutôt pour la mort », préconise-til. Dans Le deuil et l’échec, Jacob Hefetz se demande : « Trouvera-t-il enfin cette force intérieure qui lui permettra d’extirper de lui-même cette bourbe infernale par le biais d’un néant rédempteur ? » La note optimiste n’est présente que dans l’idée des communautés ouvrières qui, d’après lui, constituent la fusion des théories de Tolstoï et de Nietzsche. Dans l’œuvre de Brenner, deux personnages sont particulièrement liés à Nietzsche : le vieux Lapidote, dans D’ici et de là, qui est en fait l’incarnation artistique de A. D. Gordon et l’image même du labeur purificateur, et Uriel Davidovski dans Autour du pot, qui n’est autre que Cendar Baum, un ami intime de Brenner. Au début du XXe siècle, Brenner, Baum et Hillel Zeitlin formaient le noyau dur du Cercle Nietzsche de Homel. Les annales de ce cercle fournissent une preuve passionnante de la diversité idéologique de ses membres, où chacun avait trouvé la justification de sa propre doctrine dans un des thèmes de la philosophie nietzschéenne.
Un athéisme radical avait été l’apanage de l’Intelligentsia russe dès la seconde moitié du XIXe siècle, et des expressions telles que : « Si Dieu existe, l’homme est un esclave », ou encore : « Le désir de détruire est aussi le désir de créer » ont frayé le chemin à des formules très proches de celles de Nietzsche. De Pouchkine à Lermontov jusque Tolstoï et Dostoïevsky, le thème prédominant de la littérature russe était le sens et le but de la vie, et les personnages de Kirilov ou de Raskolnikov chez Dostoïevsky, pourraient très bien être considérés comme les précurseurs de Nietzsche. Cela dit, c’est Constantin Léontiev (1831-1891), esthète élitiste qui méprisait la démocratie et ses théories amorales, qui sera considéré comme l’incontestable « Nietzsche russe ».
Parallèlement à l’athéisme russo-nietzschéen, la Russie de cette fin de siècle connut l’essor de « la nouvelle conscience religieuse ». D. S. Merezhovsky adopta une interprétation apocalyptique du christianisme, interprétation comprenant un Troisième Testament, ou une Troisième Révélation. Influencé par la critique nietzschéenne à l’égard du christianisme traditionnel, Merezhovsky aspirait à une nouvelle forme de christianisme capable d’encourager la créativité culturelle et esthétique, l’individualisme et l’expression individuelle. Un autre personnage influent de la renaissance religieuse attiré par les critiques de Nietzsche à l’égard du rationalisme fut Lev (Léon) Chestov. Dans Le bien dans les enseignements de Tolstoï et de Nietzsche publié en 1900, il s’en prend à l’idéalisme philosophique et au rationalisme. Lui-même assez critique à l’égard de Tolstoï et de son approche moraliste, Chestov prétendait que la tragédie, le mal et la souffrance étaient inévitables. Dans un essai publié en 1903, Dostoïevsky et Nietzsche : une philosophie de la tragédie, il déclare que les deux maîtres partagent le même combat contre le rationalisme. Par ailleurs, il affirme qu’il n’existe pas de vérité éternelle, que le bien et le mal sont toujours présents dans la nature humaine et que le but de la philosophie n’est pas de suggérer des compromis, mais de stimuler le combat contre l’impossible. C’est dans cette atmosphère philosophique qui régnait au début du XXe siècle en Europe de l’Est, en Russie tout particulièrement, qu’ont créé, critiqué et pensé les intellectuels juifs.
Hillel Zeitlin (1877-1942) a été profondément influencé par les thèses de Chestov. Zeitlin, publiciste en langue yiddish, issu d’une famille hassidique à forte tendance mystique, s’installa à Homel d’où il fut envoyé en 1901 comme délégué au cinquième congrès sioniste. Sa préférence pour le peuple d’Israël plutôt que pour la Terre Sainte le fit opter pour l’établissement d’un foyer juif en Ouganda. Quatre ans plus tard, il publia une monographie détaillée de Nietzsche dans la revue Le temps. Il ne s’agit pas là d’un ouvrage supplémentaire désireux de faire connaître les théories nietzschéennes au lecteur hébreu, comme l’avait fait Neumark, mais de l’explication de l’attirance qu’exerçait sur lui la personnalité de Nietzsche qui, à ses yeux, avait vécu « l’expérience sainte et intérieure des grands hommes ». En 1919 paraît son deuxième essai, Surhomme ou surdieu ? où il fait part à ses lecteurs de son intention de revenir sur ses erreurs de jeunesse, tout en parant les idées de Nietzsche d’un fond religieux et mystique : « Il nous faut passer du “surhomme” au “surdieu” »25.
La source religieuse : de Scholem à Buber
De ce point de vue, l’attraction des théories nietzschéennes sur des penseurs religieux tels que Neumark, Zeitlin, le rabbin Kook, Martin Buber et, de nos jours, Arieh Leib Weisfish – issu des milieux ultra de Jérusalem, mérite une attention spéciale, car elle témoigne de l’affinité du débat existentialiste religieux avec les doctrines du père de l’existentialisme agnostique. Les mouvements hassidiques et kabbalistiques furent deux tentatives modernes de raviver le judaïsme rabbinique par le renouvellement des mythes. Les recherches de Martin Buber et de Guershom Sholem sont intimement liées à ces deux phénomènes historiques, d’où la place centrale accordée au mythe dans leurs oeuvres. Leur conception est révolutionnaire principalement du fait de leur critique de la théorie considérant le judaïsme comme une religion essentiellement anti-mythique visant, selon les termes de Guershom Sholem, à supprimer le mythe. Voici donc deux érudits pour qui le mythe représente un élément de renouveau du judaïsme traditionnel. Nietzsche eut une influence primordiale sur l’approche de Buber et de Sholem à l’égard du mythe en réhabilitant son statut d’élément vital et créateur dans toutes les cultures. Dans ce contexte, les propos de Shalom relatifs à l’influence de Nietzsche sur Buber sont édifiants : « Parallèlement à son discours à l’égard du mysticisme qu’il estime être l’un des constituants sociaux du judaïsme, Buber étudie avec un intérêt non moindre les fondements mythiques, ce qui l’amène à une volte-face qui fut vitale à la juste évaluation du mythe. Cette nouvelle appréciation, commune à Buber et à nombre de ses contemporains, découlait directement de l’influence de Nietzsche26 ».
Peut-être n’est-ce là que le témoignage de Sholem sur lui-même : lui aussi a assigné à Nietzsche un rôle prédominant dans la revalorisation du mythe. Notons à ce propos que Sholem a participé, en collaboration avec Mircea Éliade, l’historien des religions, et le psychologue Carl Jung, aux débats du Cercle Eranos où l’on prônait l’importance intrinsèque du mythe dans la compréhension des phénomènes religieux et culturels.
La célèbre déclaration de Nietzsche : « Dieu est mort » n’est en aucune manière en contradiction avec la dimension religieuse de son oeuvre. D’ailleurs, Zarathoustra lui-même possède le souffle biblique. Nietzsche aspirait à élaborer de nouvelles Tables de la Loi. Il a placé Dionysos face à Jésus crucifié et institué son « surhomme » comme l’héritier terrestre du dieu détrôné. Dès 1896, le théologien Hans Galwitz associait le protestantisme à la foi nietzschéenne, soutenant que les valeurs guerrières exaltées par Nietzsche forment le coeur du christianisme authentique. Il intitula son œuvre : Friedrich Nietzsche, le précepteur d’un autre christianisme. Par ailleurs, Albert Kalthoff (1850-1906) fut le plus fervent prédicateur en faveur de l’adoption de la philosophie nietzschéenne au sein de l’église. Le christianisme primitif et Nietzsche partagent la même pulsion de radicalisme : tous deux visent à bouleverser les valeurs établies.
En 1895, le jeune Martin Buber, à l’instar des jeunes de sa génération, lisait avec admiration les oeuvres de Nietzsche, au point de traduire en polonais le premier chapitre de Ainsi parlait Zarathoustra27. « L’influence qu’a eu sur moi ce livre », confesse-t-il, « n’a pas été celle d’un cadeau qui m’eut été offert, mais celle d’une incursion soudaine et massive qui m’a brusquement séparé de ma propre liberté, et il m’a fallu beaucoup de temps jusqu’à ce que je sois capable de m’en remettre. » En effet, l’axe sur lequel évolue l’attitude de Buber à l’égard de Nietzsche passe par son essai La théorie nietzschéenne de l’homme, paru dans Guilionote en 1938, et le chapitre relatif à Feuerbach et Nietzsche dans son livre Le visage humain28. L’enthousiasme de Buber à l’égard de la première guerre mondiale découlait, entre autres, à l’instar des jeunes de sa génération, de sa nostalgie de la philosophie de la vie (Lebensphilosophie) décrite par Nietzsche29. Tout comme le Faust de Goethe et le Nouveau Testament, le Zarathoustra de Nietzsche était devenu l’une des oeuvres les plus populaires en Allemagne à l’époque de la première guerre mondiale. En 1917, par exemple, plus de 40 000 exemplaires du livre y furent vendus. N’est-ce pas l’ironie du sort de voir que Zarathoustra avait remplacé la Bible sur le champ de bataille et que l’Antéchrist se retrouvait côte à côte avec les Saintes Écritures.
La seconde alya et A. D. Gordon
Dans le même groupe que Sholem et Buber se trouvait Samuel Hugo Bergman, tous trois membres du cercle pacifiste Brith Shalom. Sous l’influence de Nietzsche, Bergman rédigea une série d’articles relatifs à A. D. Gordon, dont le premier s’intitulait : La polémique de A. D. Gordon à propos de Nietzsche30. Gordon, l’idéologue de la seconde Aliyah (vague d’immigration. La seconde Aliyah fut caractérisée par la venue en Palestine des premiers pionniers), s’était joint au début du XXe siècle au débat relatif à l’influence de Nietzsche sur la culture hébraïque. Dans une lettre adressée à Brenner, il se déclare être le descendant du peuple qui a engendré la morale des esclaves. Dans son article L’autoévaluation, Gordon s’en prend à Ahad Ha’Am de n’avoir pas su tirer toutes les conclusions logiques du débat mené avec Berdichevsky : « Ahad Ha’Am n’a pas terminé ce qu’il avait commencé. Il est passé de la “morale du judaïsme” à la “sagesse de Sion”. » Gordon réprouve les écrivains hébreux qui, de par leur « hypnose de l’Europe », veulent devenir autres : « Au lieu de se familiariser avec la conception de l’homme nietzschéen, au lieu de découvrir de nouvelles contrées, de nouvelles profondeurs, de nouvelles lumières, Berdichevsky ne fait qu’ingérer les théories nietzschéennes31 ».
Cependant, à l’avis de Gordon, Nietzsche aura donné l’exemple en jetant une lumière nouvelle sur la morale suprême. Qu’il ait été ou non influencé par la psychologie et la philosophie de l’inconscient selon Jung et Bergson, par la kabbale et les phénomènes ésotériques, Gordon a parlé le langage du mystique, non pas celui du psychologue. Il élabora une nouvelle éthique dans laquelle se produisait le passage du « surhomme » nietzschéen à une version gordonienne de « l’homme saint ». Dans la notion de « religion du travail », Gordon associe l’homme créateur à sa création et, dans la notion de la « nation-homme » qui n’est autre que la résultante sociale du « surhomme saint », il associe le juif créateur à sa mission humanitaire32. Gordon élargit son interprétation du « surhomme » nietzschéen à un cadre social porteur d’une mission à la fois nationale et universelle. Il établit une nette distinction entre deux catégories de connaissances chez l’homme : la connaissance cognitive qui procure une vision partielle de la réalité et, d’autre part, la connaissance vitale qui perçoit l’existence de façon globale. Fuyant la décadence de la culture bourgeoise de l’Europe, Gordon part à l’âge de 47 ans en Palestine où il commence une vie de fondateur pionnier. Selon lui, la « connaissance cognitive » qui domine la « connaissance vitale » est la cause de l’éloignement de l’homme de la nature et de l’élaboration d’une culture faussée. Par conséquent, les anciennes notions de référence de la morale bourgeoise, tant méprisées par Nietzsche, ont fait faillite. Dorénavant, l’homme sera jugé selon un nouveau critère de référence : l’épanouissement ou l’amoindrissement de la vie. La « connaissance vitale » est conscience du fait qu’un individu ou une société en situation de crise souhaitent une solution d’authencité : un vif désir de revenir à son peuple, de redevenir soi-même. Gordon et Brenner ont tous deux tenté de réaliser en Palestine cette idéologie. Le sionisme naissant lui aussi se considérait comme un mouvement de « pupilles de la nation », dans le sens où ses membres étaient pleinement conscients d’appartenir à une génération de jeunes indépendants, non pas définis par leur âge, mais par leur état d’orphelins. L’un des chroniqueurs de la seconde Aliyah, Mouky Tsour, déclare que les dirigeants et les immigrants de cette vague d’immigration se définissaient comme des personnes sans enfance, n’ayant pas eu droit à l’enseignement des adultes, à qui le sionisme a permis de se créer une nouvelle enfance33. Gordon met en garde contre le langage utilisé par Nietzsche, considérant qu’il pourrait briser des individus faibles de caractère. Contrairement à Berdichevsky mais à l’instar de Brenner, Gordon pense qu’on ne peut construire que « sur les ruines de l’homme d’hier », étant donné qu’il s’agit là d’un slogan et d’une façon de fuir l’authenticité. Les pionniers de la seconde Aliyah, en bons post-freudiens, ont certes interprété les oeuvres de Nietzsche différemment des « jeunes » Européens du début du XXe siècle. La majeure partie des mouvements collectivistes, dont le mouvement sioniste et le mouvement socialiste, avaient subi l’influence de la théorie de la volonté. Les conséquences directes de cette influence ont parfois été traduites par le besoin de faire du moi un non-moi et de faire face à l’écroulement des valeurs établies, tout en risquant de se retrouver dans un désert de valeurs. L’exhibitionnisme mental des jeunes de Bitania (lieu de rencontre des membres du mouvement de jeunesse sioniste de gauche Hachomer Hatsaïr, influencé à la fois par Nietzsche et par Freud), par exemple, témoigne précisément des fortes tendances individualistes présentent au sein des communautés collectives et, de ce point de vue, la présence de Nietzsche dans le kibboutz n’est pas étonnante : des « bataillons du travail » où l’on lisait des chapitres entiers de Nietzsche en passant par l’Hachomer Hatzaïr jusqu’au Cercle Nietzsche des années 70 du XXe siècle.
La pensée du sionisme révisionniste
Au sein du mouvement sioniste révisionniste, de Zeev Jabotinski et Ouri Tsvi Greenberg à Israël Eldad, les principaux thèmes nietzschéens foisonnent et le nom du philosophe est très souvent cité. Dans son autobiographie, Jabotinski reconnaît l’influence prédominante de la culture européenne sur lui et sur le Cercle hébreu dont il était devenu membre dans sa jeunesse, où l’on débattait des différents thèmes de la morale nietzschéenne et non pas des problèmes relatifs à l’avenir du peuple juif34. En 1899, Jabotinski parle de son admiration pour Gorki, « écho de la théorie nietzschéenne en habit russe », théorie qu’il traduisit par « la gloire des hommes de volonté et d’action, et le mépris des esclaves de la réflexion stérile qui entrave toute entreprise audacieuse. »
De même, tel qu’il fut mis en pratique dans la Russie de la fin du XIXe siècle, le marxisme fit une utilisation idéologique du mépris nietzschéen de la populace comme instrument de critique quant au statut historique de la classe ouvrière, l’opposant à son avenir grâce au socialisme. La conception nietzschéenne selon laquelle il n’existe pas de vérité éternelle ni de valeur absolue fut adaptée à la morale relativiste de Marx. Aux yeux du jeune Gorki, Nietzsche représentait la foi dans l’individu, alors que Marx symbolisait la révolution sociale qui devait libérer cet individu. Gorki n’avait pas encore fait son choix au moment où il citait Zarathoustra déclarant que « l’homme est quelque chose qu’il faut dépasser », et en concluait : « Je suis convaincu, entièrement convaincu, que l’on peut le dépasser. » Gorki fut fortement impressionné par le passage « sur la guerre et les guerriers » dans Zarathoustra et par la philosophie nietzschéenne relative à « l’amour du destin ». Son Chant du faucon (1895) est un hymne à la gloire de l’individu devenu héros. Le faucon blessé, préférant un dernier envol à une existence vaine, déclare : « Celui qui est né pour ramper est incapable de voler. »
Tous les héros de Gorki antérieurs à 1905 ont un caractère nietzschéen. Le premier de ses romans, publié en 1899, illustre « l’amour du destin » concrétisé par des actes exécutés en dépit des dangers, tels qu’on les attend d’un héros. Deux ans plus tard, la parution de deux de ses recueils de nouvelles lui valurent, de la part de certains critiques, d’être accusé de « nietzschéanisme », une philosophie que nombre de Russes considéraient comme immorale et nihiliste. Effectivement, l’oisif de Gorki désapprouve la totalité des fondements de la société russe : sa religion, son code moral, son gouvernement et sa culture. Le Zarathoustra de Gorki n’était pas un moine venu de la montagne, mais un nomade russe violent, s’efforçant de convaincre les jeunes russes de devenir les dirigeants combatifs de la nouvelle Russie. Plus que tout autre philosophe, c’est Nietzsche qui donna à Gorki les outils et les arguments dont il se servit pour réprouver l’Intelligentsia russe, et son influence perdura après que Gorki eut rejoint les rangs des Bolcheviks au sein desquels il devint le personnage littéraire le plus important de l’ex-Union Soviétique.
Pour Jabotinski, Tchekhov et Gorki représentent deux extrêmes : le premier exprime l’ennui, ce à quoi « le second répond : “Libère-toi, fais de ta vie un volcan, et advienne que pourra35.” » Ailleurs, Jabotinski décrit Gorki comme le miroir de Nietzsche : Il raconte l’histoire d’un groupe de jeunes gens en villégiature à qui l’on demande de choisir dix oeuvres littéraires qu’il faut sauver d’un incendie imaginaire. L’un des participants déclare : « Je dois avouer que, parmi ces dix volumes épargnés par le feu, il me semble important de sauver une œuvre de l’un des précurseurs de la forte personnalité [...] Par conséquent, il faut opter pour Gorki. » Le choix des livres sert de prétexte à un débat sur « la forte personnalité ». «Nous fantasmons tous sur une personnalité forte et dominante, nous attendons tous avec une impatience fébrile qu’il apparaisse sur la scène de l’histoire [...] pour que chaque individu puisse, sur une terre nouvelle, développer une forte personnalité36. » Bien entendu, le nom de Nietzsche sera mentionné plusieurs fois dans ce débat axé sur la forte personnalité.
Les oeuvres de Jabotinski contiennent de nombreuses preuves de sa profonde affinité avec Nietzsche, le philosophe innovateur. À la question : « Dans votre jeunesse, qui était le maître à penser et le gourou de tous les agitateurs, à qui, à votre avis, revient le blâme (ou le crédit) de tous les foyers qui, aujourd’hui, embrasent un peu partout toutes les défenses de notre monde ? », Jabotinski répond dans L’Amérique : « Son nom est Nietzsche. [Il] a dépassé les limites non pas celles de la connaissance ou de l’expérience, mais celles de la morale, du devoir, du Bien et du Mal37. » Et, dans un autre texte : « Nombre de grands philosophes et de penseurs ont frayé le chemin qui mène du “tout va bien dans le meilleur des mondes” au climat qui prévaut partout de nos jours : douter, rechercher, changer. Cette lignée de géants de la pensée comprend, entre autres, Nietzsche, Ibsen et Bergson38. » Ce ne sont là que quelques exemples de la haute estime que Jabotinski portait à Nietzsche. Les oeuvres du père du sionisme révisionniste comportent des thèmes manifestement nietzschéens, entre autres, le conflit entre la force et la morale, l’importance primordiale des cérémonies et des jeux, l’expérience esthétique de la puissance et l’aspiration à un homme nouveau.
Un autre nietzschéen fut le poète Uri Zvi Greenberg qui immigra en Israël en 1924. Deux ans plus tard, âgé de trente ans, il publie un recueil qu’il intitule La virilité en marche, contrairement à La grande frayeur et la lune et à ses premiers poèmes en yiddish où il rejetait sa judéïté, La virilité en marche est un recueil de poèmes existentialistes à la gloire du judaïsme et des ses symboles : « Si un jour, là-bas, j’ai rejeté mes frères, les Juifs aux papillotes [...] ici, loin d’eux, au temps de la purification des Hébreux sur la terre de leur race et dans la divinité de Jérusalem, je jure devant Dieu de ne plus renier mes frères, les Juifs aux papillotes. » Greenberg déclare son mépris à l’égard de l’Europe chrétienne et son aversion pour l’écriture latine : « Qu’importe si c’est par ces lettres que s’est révélée à moi la vision du surhomme de Nietzsche !39 » Sa poésie est empreinte de la « philosophie vitale » nietzschéenne. Toutefois, contrairement à Berdichevsky et aux Jeunes Hébreux qui prônaient une européanisation de la culture juive, Greenberg dirige l’esthétisation de la puissance contre la culture européenne. Dans L’organiste, Greenberg parvient au paroxysme de l’illumination, dans un désir ardent de transformer l’homme juif en être supérieur40.
En 1944, l’année du centenaire de la naissance de Nietzsche, Israël Eldad – le futur traducteur de Nietzsche en hébreu – exhortait la jeunesse juive à s’élever « aux sommets de Zarathoustra, là où règne un air pur et vif, non seulement pour le plaisir esthétique, mais aussi pour apprendre ce que signifiait être un homme libre41. » Cet article, intitulé Le contenu et le contenant dans la théorie nietzschéenne, parut sans nom d’auteur et fut imprimé dans l’organe d’un groupuscule clandestin armé, le Lehi. Yaïr, le chef du Lehi, lui-même nietzschéen, écrivit le manifeste de ce mouvement clandestin Les racines de la renaissance. Son sixième principe porte nettement l’empreinte du nietzschéen Eldad : « Par le courage de mettre sa vie en danger au combat […] “de marcher heureux vers la mort” […] et avec tout ça, un monde qui danse et qui chante, stupéfait et sidéré face à la volonté de vivre que recèle la chair des torturés et des opprimés. Par eux tu vivras, par eux tu ne mourras point car tu as choisi la vie42. »
Le nom de Nietzsche a également été cité à l’époque qui a précédé la création de l’État, dans le débat qui suivit le meurtre de Lord Mayne par les activistes du Lehi. Lors d’une réunion restreinte du comité exécutif du mouvement sioniste tenue en 1944, Eliyahu Golomb fit le rapport entre l’attentat perpétré contre Lord Mayne et l’enthousiasme du Lehi, particulièrement celui d’Eldad, pour l’idée du « surhomme » de Nietzsche43. Le « nouvel Hébreu » d’Eldad voulait faire un rapprochement a priori impossible entre les théories nietzschéennes et le nationalisme hébreu. C’est pourquoi Eldad avait opté pour la « sagesse de vie » de Berdichevsky plutôt que pour la « sagesse académique » de Ahad Ha’Am. Eldad avait conclu que Berdichevsky était le seul à avoir réussi à s’élever jusque la solitude nietzschéenne : « Il y est arrivé, y a jeté un coup d’oeil et en est vite ressorti. Pourquoi ? Parce que ses attaches au judaïsme étaient bien trop profondes. […] Les tentatives de Ahad Ha’Am d’adapter les théories nietzschéennes au judaïsme, de remplacer la notion d’individu par celle de peuple et de suppléer le peuple supérieur à l’homme supérieur sont toutes restées vaines. Berdichevsky a vu plus juste44 ».
Il est de coutume d’attribuer à Eldad une conception nationaliste fondamentaliste. Pourtant, il serait plus approprié de le classer, tout comme Berdichevsky, dans la catégorie du « nationalisme individualiste » auquel nous avons précédemment fait allusion, un nationalisme qui octroie une large place à l’individu, au style et à l’expérience existentielle.
Berdichevsky
Ce qui est arrivé à Nietzsche dans la culture européenne est arrivé à Berdichevsky dans la culture hébraïque. Dans la mémoire collective, tous deux sont devenus un mythe tombé dans le domaine public, en d’autres termes, une histoire fonctionnelle au service du narrateur et de sa génération. Ceci peut nous aider à mieux comprendre comment et pourquoi Nietzsche et Berdichevsky furent adoptés par des courants idéologiques très différents, désireux d’élaborer à leur image le surhomme d’une part, et le nouvel Hébreu, d’autre part. L’impact de Nietzsche est dû, par-dessus tout, à son style. C’est dans son style en effet que réside sa formidable influence sur les intellectuels, les penseurs, les écrivains et les artistes, toujours en quête de nouvelles voies. C’est dans ce sens que Nietzsche est moderne par excellence, car le modernisme est « avant tout la recherche d’un style plutôt que celle d’un style particulier45. » En fin de compte, Berdichevsky a abandonné Nietzsche comme quelqu’un qui n’a plus besoin qu’on lui fasse la courte échelle.
L’examen chronologique et thématique de l’impact de Nietzsche, l’un des principaux philosophes des temps modernes sur le nationalisme juif contemporain, nous éclaire ainsi sur un chapitre décisif de l’évolution idéologique du sionisme, riche en mythes, coulés et forgés dans le creuset de fusion des théories nietzschéennes.

Notes

Remarque : La plupart des notes renvoient à des œuvres écrites en hébreu, sauf les notes 1 et 48 dont l’original est en français, ou lorsque la référence est en anglais ou en allemand.
1. Cf., entre autres, Geneviève Bianquis, Nietzsche en France, Paris, 1929 ; Guy de Pourtalès, Nietzsche en Italie, Grasset, 1929 ; B.G. Rosenthal, éd., Nietzsche in Russia, New Jersey, 1986 ; Steven E. Ascheim, The Nietzsche Legacy in Germany 1890-1990, Berkeley, 1992 ; Patrick Bridgwater, Nietzsche in Anglosaxony ; A Study of Nietzsche’s Impact on English and American Literature, Leicester, 1972.
2. Cf., Walter Kaufman, Nietzsche : le philosophe, le psychologue, l’antéchrist, l’anarchiste, version hébraïque : Israël Eldad, éd. Shoken, Tel-Aviv, 1982 ; Yaacov Golomb, « L’affinité des Juifs marginaux pour Nietzsche », La tentation de la force – Entre Nietzsche et Freud, éd. Magnès, Jérusalem, 1987, pp. 246-271.
3. Esther Bat Mordehaï, « L’attitude de Nietzsche à l’égard du peuple d’Israël, ou dans quelle mesure la décadence profite-t-elle ou nuit-elle à la vie », Mémoire de maîtrise, Université de Tel-Aviv, 1989 ; Duffy F. Michael et Willard Mittelman, Nietzsche’s Attitude Towards the Jews, Journal of History of Ideas, XLIX (1) (1988) : 301-317.
4. Friedrich Nietzsche, La Volonté de puissance, version hébraïque : Israël Eldad, éd. Shoken, TelAviv, 1995, paragraphe 197.
5. David Neumark, « Nietzsche – Introduction à la théorie du surhomme », De l’Orient et de l’Occident (1894) (1ère année) : 116-124.
6. Le mât (éd. Tamuz, 1924) : 74.
7. Yehuda Liebes, Chapitres du dictionnaire du livre du Zohar, Dissertation, Université Hébraïque de Jérusalem, Jérusalem, 1977, pp. 59, 71-73.
8. Ahad Ha’Am, « Questions d’actualité », Ha’Shiloah (vol. IV) : 101 (en hébreu).
9. Saül Tchernikhovsky, Poèmes, vol. I-II, éd. Devir, Tel-Aviv, 1966.
10. Yehoudit Barel, « De la nouvelle vie- Visions et mélodies – La première confrontation de Tchernikhovsky avec les normes formelles de la poésie hébraïque de son temps », Saül Tchernikhovsky – Étude et documents, éd. : Boaz Arpali, Mossad Bialik, Jérusalem, 1994.
11. En ce qui concerne l’influence de Nietzsche sur Tchernikhovsky, cf. Baruch Kurzweil, Bialik et Tchernikhovsky : Recherches sur leur poésie, éd. Shoken, Tel-Aviv, 1972, pp. 211-350.
12. Zalman Schnéor, Oeuvres, vol. I-II, éd. Devir, Tel-Aviv, 1960.
13. J. H. Brenner, Oeuvres, vol. IV, éd. HaKibboutz HaMeouhad et Sifryat Hapoalim, Tel-Aviv, 1985, p. 3646.
14. Menachem Brinker, « Nietzsche Influence on Modern Hebrew Literature », Nietzsche in Russia, vol. II, Bernice Glozer-Rosenthal (ed.), New Jersey, 1992.
15. S. E. Ascheim, Max Nordau, « Friedrich Nietzsche and Degeneration », Journal of Contemporary History 28 (4) (1993) : 643-658.
16. Nietzsche, cf. supra note 34, paragraphe 5.
17. P. Selz, German Expressionist Painting, Berkeley, 1957, p. 95.
18. Menuha Guilboa (éd.), David Frishman, Choix d’articles critiques sur son oeuvre, HaKibboutz HaMeouhad, Tel-Aviv, 1988.
19. Yaacov Cohen (éd.), Le nouvel Hébreu, Varsovie, 1912.
20. Bruce E. Ellerin, « Nietzsche et les sionistes : tableau d’une réception », in De Sils-Maria à Jérusalem : Nietzsche et le judaïsme : Les intellectuels juifs et Nietzsche, D. Bourel et J. Le Rider (eds.), Cerf, 1991, pp. 111-119.
21. Leonard Stein, ed., The Letters and Papers of Chaim Weizmann, vol. I : Letters, London, 1968, pp. 85, 95, 123, 298, 323, 328, 340-341, 348, 365.
22. Ernst Müller, « Gedanken Über Nietzsche und sein Verhältnis zu den Juden », Die Welt 5 (Oktober 1900) : 4-5.
23. Gustav Witkowsky, « Nietzsches Stellung zum Zionismus », Jüdische Rundschau 2 (Mai 1913) : 178-179.
24. Cf. particulièrement, Menachem Brinker, « Les thèmes nietzschéens dans l’œuvre de Brenner », Jusqu’aux ruelles de Tibériade, éd. Am Oved – Sifryat Ofaquim, Tel-Aviv, 1990, pp. 139-149.
25. Hillel Zeitlin, « Friedrich Nietzsche (sa vie, sa poésie et sa philosophie) », HaZeman, 1905 ; « L’homme supérieur ou le surhomme (critique de l’homme) », À la frontière de deux mondes, éd. Yavné, 1965.
26. Guershom Shalom, Et une chose encore, éd. : Avraham Shapira, Am Oved, Sifryat Ofaquim’ TelAviv, 1989, p. 383.
27. P. A. Schilpp et M. Friedman, eds., The Philosophy of Martin Buber, La Salle III, 1967, p. 12.
28. Martin Buber, « L’origine de l’homme d’après Nietzsche. Guilionote 7 (brochure IV) (1938) : 279-285 (en hébreu) ; Feuerbach et Nietzsche », Un visage humain, éd. Mossad Bialik, Jérusalem, 1965, pp. 40-53.
29. Jean Wahl, « Buber and the Philosophies of Existence », in The Philosophy of Martin Buber, Schilpp et Friedman (eds.), pp. 475-510.
30. S. H. Bergman, « La polémique de A. D. Gordon au sujet de Nietzsche », HaPoël Hatsaïr 40 (1947) : 5-6.
31. A. D. Gordon, « Le respect de nous-même », Les oeuvres de d’A. D. Gordon, vol. III, éd. Hapoel Hatsaïr, Tel-Aviv, 1926, pp. 38-39.
32. Elyezer Shavid, L’individu - Le monde d’A. D. Gordon, éd. Am Oved, Tel-Aviv, 1970.
33. Mouky Tsour, Conférence au Cercle Nietzsche de Jérusalem, « Hebrew Union College », 1990.
34. Zeev Jabotinski, Oeuvres, vol. I : Autobiographie, éd. Eri Jabotinski, Jérusalem, 1947, p. 22.
35. Jabotinski, op. cit., p. 33.
36. Jabotinski, « Dix livres », Oeuvres, vol. VII, p. 33.
37. Ibid., p. 189.
38. Zeev Jabotinski, « L’autre Max Nordau », Oeuvres, vol. XVII, p. 232.
39. Ouri Tsvi Greenberg, La virilité en marche, éd. Sadan, Tel-Aviv, 1926.
40. Yaacov Bahat, « Étude du poème : L’organiste » de Ouri Tsvi Greenberg, Ouri Tsvi Greenberg - Choix d’articles critiques sur son oeuvre, éd. : Yéhouda Friedlander, Am Oved, Tel-Aviv, 1974, pp. 208-226.
41. Israël Eldad, « Le contenu et le contenant dans la théorie nietzschéenne », Lohamé Hérout Israël, Oeuvres, vol. I, éd. Yaïr, 1959, pp. 785-788.
42. À propos des « Racines de la renaissance », cf. Josef Heller, Lehi - Idéologie et politique 1940- 1949, vol. I, Keter et Centre Zalman Shazar d’histoire de l’État d’Israël, Jérusalem, 1989, pp. 117- 119, 121.
43. Ibid., p. 206.
44. Israël Eldad, « Berdichevsky ; entre l’Égypte et Canaan », Kivounim 9 (automne 1981) : 37-59 (en hébreu), et cf. Israël Eldad, « Nietzsche et l’Ancien Testament », in Studies in Nietzsche and the Judaeo-Christian Tradition, J. C. O’Flaherty, T. F. Sellner et R. M. Helm (eds.), Londres, 1985, pp. 47-68.
45. Malcolm Bradbury et James McFarlane, eds., Modernism, 1890-1930, Penguin Books, Harmondsmith, 1976, p. 26.
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