L'Arche
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Article - L'Arche
Robert Badinter : Maïmonide, la connaissance de la vérité
Par Robert Badinter | 01 mai 1985
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Robert Badinter : Maïmonide, la connaissance de la vérité
Par Robert Badinter | 01 mai 1985
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Quand Robert Badinter contemple la vie de Maïmonide à ce point ultime où la mort a figé ce grand destin juif » ...

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Revue de L'Arche de mai 1985
Il y a un an, Robert Badinter nous quittait. Dans le tumulte actuel du monde, la mémoire de l'homme de justice est une nécessité autant qu'un refuge.
Nous vous proposons de découvrir un texte inédit que Robert Badinter consacrait à la figure de Maïmonide, publié dans l'Arche en 1985. Dans ces pages, l'ancien Garde des Sceaux, occupant alors ses fonctions ministérielles, contemplait l'œuvre législative et humaniste du Maître de Cordoue: un hommage rendu, en somme, par l'homme de Justice à l'homme de Loi.
Avec l'accord du Garde des sceaux et ministre de la Justice, nous reproduisons. ici, le discours qu'il a prononcé au " centre Ram- bam ., pour la soirée inaugurale de l'année Maïmonide, retransmise par Radio communauté judaïque FM. Les titres et inters-titres sont de la rédaction.
La vie de Maïmonide est d'abord errance et oppression. « Depuis que nous avons pris la route de l'exil, écrit-il, les persécutions n'ont pas cessé ». Il fuit Cordoue, la ville où il est né, et l'Espagne, sa patrie. Il se réfugie au Maroc. Il séjourne en Palestine, devenue le royaume chrétien de Jérusalem. Longtemps, il demeura sur les routes, préférant à la fausse liberté du reniement la fidélité à la tradition de ses pères. Il achève sa vie à Fostat, à deux lieues du Caire : il est alors l'hôte du Sultan, dont il est devenu le médecin. Il assure les plus hautes fonctions dans la commune. Les journées de ce vieil homme sont chargées de labeur. Chaque jour, il revient du palais, harassé, affamé, et c'est pour trouver « les anti-chambres pleines de monde : juifs et non juifs, écrit-il, juges et fonctionnaires, amis et ennemis, un société mélangée m'attend avec impatience ». Ainsi nous apparaît, dans le lointain de l'histoire, Maïmonide : un errant qui n'a jamais perdu ses racines ; un intellectuel qui n'a pas cessé d'agir ; un homme au service de tous les hommes. Il conseille, il juge, il soigne.
Mais, tandis qu'il supporte tant de charges, une grande pensée se forme en lui. Elle l'accompagne tout au long de ses pérégrinations et de ses activités, comme un secret qu'il voudrait garder. Mais pourquoi retiendrait-il pour lui seul un tel fruit, puisqu'il le doit à la méditation qu'il a poursuivie dans le monde où il fut plongé? C'est par l'endurance de la persécution, par l'exercice des responsabilités, par la réflexion assidue sur la Mischna et le Talmud que ce fruit a mûri. Il ne lui appartient pas. Il nous le donne. Aujourd'hui encore, par delà les siècles, nous recevons son message comme celui d'un maître qui nous guide sur les chemins où nous avançons à notre tour. Or, d'emblée, Maïmonide l'errant nous entretient de notre marche elle-même : il nous avertit que, sur la route où nous sommes engagés, rien n'est plus facile que de se perdre. Nous sommes tous des Egarés. Nous sommes fourvoyés non point parce que nous habitons parmi les hommes, mais dans notre manière de résider en ce monde terrestre. Si nous nous arrêtons sur le message de Maïmonide le Guide, nous voudrions rejoindre l'esprit qui fut le sien quand il nous l'adressa.
La violence de l'Homme contre l'Homme
Parce que nous appartenons à cette époque où la violence de l'homme contre l'homme s'est déchaînée comme jamais, nous aimons que Maïmonide se soit interrogé sur l'origine de la Barbarie. Nous aimons que sa douleur de la souffrance des persécutés n'ait pas éteint en lui la lucidité, toujours difficile, d'une foi humaniste.
« L'aveugle, parce qu'il ne voit pas, écrit-il, ne cesse de se heurter, de se blesser et de blesser aussi les autres, quand il n'a personne pour le conduire sur le chemin ».
Nous savons quelle ironie on peut diriger contre ceux qui continuent à affirmer sereinement que la vérité rend meilleur. Comme s'il suffisait de savoir pour faire, et pour bien faire.
Aussi bien n'est-ce pas l'enseignement que nous recevons de Maïmonide le Sage. Le juge et le médecin en lui ont préservé le penseur de céder aux naïvetés du pur intellectuel. Un jugement qui ne se traduirait pas dans les faits, une médication qui ne rendrait pas à l'esprit et au corps du souffrant la force de redevenir lui-même seraient dérisoires. La vérité est d'abord un service que nous nous rendons les uns aux autres.
Il y a une opacité du mal, rebelle à toutes les explications. Ceux-là peuvent le comprendre, qui ont approché avec émotion la victime innocente qui ne sait pas pourquoi elle est frappée, ceux aussi qui, sans la moindre complaisance pour le crime, ont pressenti la misère du criminel, séduit par l'illusion, poussé par la passion. Aussi la grandeur de Maïmonide est-elle non d'avoir conçu, mais exercé « la connaissance de la vérité » qui « fait cesser l'inimitié et la haine, et empêche que les hommes se fassent du mal les uns aux autres ». Il sut que seule est humaine la connaissance du vrai qui opère. Le vrai fut pour lui un modèle qui se pratique et qui découvre son éclat dans l'œuvre qu'on accomplit. Mais nous aimons que cette sagesse n'ait pas été innée en lui, nous aimons qu'il y soit venu. N'avait-il pas déclaré d'abord, avec quelque hauteur, qu'il « ne faut se réunir avec personne, si ce n'est en cas de nécessité » ? Il eut à apprendre que la méthode pour atteindre à la vérité ne se rencontre que sur les routes où, humblement, on chemine avec tous.
La détestation du mal
Nous voudrions ensuite dégager la conviction qui a décidé Maïmonide à s'attacher avec persévérance à l'œuvre à faire. Car, tout de même, il faut bien qu'il ait été lui-même travaillé et construit par la force d'une pensée irradiante qui, comme il le dira, tel un grand roi... l'accompagne sans cesse. Homme d'Israël, Maïmonide a donné le nom de Dieu à ce grand roi. Mais ce qui nous attire en lui, c'est qu'il ne se soit pas satisfait de nommer ce roi : c'est qu'il ait reconnu, si j'ose dire, la race de son pouvoir dans l'œuvre qu'il a produite. Car cette œuvre divine, nous avons à la vivre dans la liberté.
Religieuses ou sécularisées, les théologies ne manquent pas, hier comme aujourd'hui, pour nier que nous puissions vivre comme des hommes libres. Les doctrines qui exaltent le destin ou la nécessité possèdent même en tout temps une redoutable puissance. Elles exercent sur certains hommes une fascination qui leur font souhaiter comme un bonheur de s'asservir et d'asservir les autres. Les races, les nations, les partis et les classes seront toujours portés à de tels dévoiements. Or, nous dit Maïmonide, ne te laisse pas traverser l'esprit par la théorie que soutiennent de stupides Gentils et bon nombre d'Israélites écervelés...
Pour Maïmonide, la détestation du mal, l'amour du bien sont toujours notre œuvre, et celle-ci est à notre portée. Ainsi aucune contrainte, ni divine ni humaine, ne voue à haïr. Écoutons-le : voici que le genre humain est devenu unique dans l'univers et qu'il n'en est aucun autre qui lui soit comparable sous le rapport de son autonomie, car par son entendement et sa pensée discernant le mal et le bien, il fait l'un ou l'autre selon ce qu'il désire et sans qu'il soit personne qui puisse empêcher sa main de l'accomplir.
Il nous plaît que cet homme pieux, en raison même de sa piété, laisse l'homme à sa solitude, quand il s'agit de décider s'il fera le bien ou s'il fera le mal. Nul guide ne décharge de se conduire soi-même. Nous ne pouvons attendre ni des autres ni de Dieu ce printemps secret pendant lequel, en nos cœurs, nos actes se forment, comme des fruits. Le respect de nous-mêmes et d'autrui est toujours d'abord faible, exposé à périr, car rien ne peut nous contraindre à nous y soumettre : ce serait nier sa grandeur d'humanité. Le respect n'est jamais un maître qui s'impose : nous le donnons, mais nous pouvons le refuser. Tout homme, dit Maïmonide, a la possibilité d'être un juste comme Moïse... ou un méchant à l'instar de Jéroboam, un sage ou un sot, un cœur tendre ou une âme cruelle, un avare ou un prodigue et ainsi pour tous les autres penchants.
Mais la merveille, c'est qu'il n'y a pas de prescription pour la liberté. Nul n'est enfermé dans des actes comme dans une prison. Puisqu'il est possible de se livrer librement au mal, il nous est possible aussi d'y renoncer librement. D'un bout à l'autre, dans sa grandeur comme dans sa misère, l'existence humaine est éthique. Il nous est possible de renoncer au mal en faisant pénitence, nous dit Maïmonide, puisque nous avons présentement la faculté d'examiner nos actes et d'abandonner la voie mauvaise.
La leçon reste précieuse pour nous autres aujourd'hui. Notre vocabulaire est devenu plus profane. Mais, que faisons-nous lorsque nous ne désespérons pas de celui qui s'est retranché de notre communauté par le mal qu'il a commis. La réinsertion du coupable n'est pas en mesure de miséricorde, un geste de faiblesse. C'est, avant tout, l'expression d'une foi en notre inaltérable liberté.
Le second Moïse
Mais il y a une interrogation pour nous plus profonde encore chez Maïmonide. Un homme d'aujourd'hui y est d'autant plus sensible qu'il croit davantage à la liberté. Comment se fait-il qu'un penseur d'une telle pénétration ait consacré une grande part de ses forces à méditer sur la loi, à commenter dans des détails une législation, à légiférer lui-même, au point d'être nommé, dans la tradition, le second Moïse ?
Pour Maïmonide, comme pour tout juif croyant, au cœur de la loi, il y a Dieu. Mais Maïmonide n'est pas que docteur de la loi. Il est aussi médecin des corps et vit dans la société des hommes. Maïmonide n'hésite pas à affirmer que l'observance de la loi se recommande par son utilité. Notre corps et la société y gagnent en « bien-être » et celui-ci s'obtient « par l'amélioration de la manière de vivre des hommes les uns avec les autres ». Mais pour cela il faut la loi, dont l'aspect coercitif n'est pas exclu. Sa fonction est « de faire disparaître la violence réciproque parmi les hommes, de manière que l'individu ne puisse se permettre d'agir selon son bon plaisir et selon le pouvoir qu'il possède, mais qu'il soit forcé de faire ce qui est utile à tous ». Bref, la loi est non seulement un message divin, mais d'abord un secours, une protection. La loi n'est pas la violence officialisée qui s'opposerait à la sauvagerie bestiale. Elle n'est pas le diktat du maître qui entend juguler la pulsion désordonnée de la vie collective. Pour Maïmonide l'institution de la loi est d'une sagesse cachée, mais il dépend de nous qu'elle brille de tout son éclat.
Car la sagesse, qui est dans la loi, se révèle à nous non par des idées, mais par les voies dans lesquelles nous avons à marcher. Or ces voies, qui sont des actes prescrits et accomplis, se nomment, nous dit Maïmonide, bienveillance, justice et équité. Dans l'admirable page finale du « Guide des égarés » il dissipe toute équivoque sur la raison de la Loi, sur l'appel que nous entendons à lui obéir. Ni morale, ni mystique, la pratique de la Loi réalise une imitation active de Dieu, au point que Maïmonide fait dire à Dieu, en commentant Jérémie : C'est mon intention que la bienveillance, la vertu et la justice émanent de vous sur la terre. Voilà où tend la pratique de toute disposition législative.
Vous nous pardonnerez de nous être laissé guider par Maïmonide jusque dans les hauteurs où il nous entraîne, même si, dans l'ordinaire de l'existence, nous restons loin de lui sur le chemin. Mais c'est une chose d'être lent dans l'allure, c'en est une autre, bien différente, de s'égarer. Or la méditation de Maïmonide nous évite ce second malheur.
C'est un grand mur que j'ai construit autour de la Loi et qui l'environne pour la protéger contre les pierres qu'on lui lance.
De telles paroles, vous le pensez bien, résonnent en nous avec une force particulière. Nous souhaiterions cependant qu'elles ne soient pas entendues des seuls spécialistes de la Justice et du Droit. Car chacun, à sa place, est mis aujourd'hui devant l'obligation de choisir : sera-t-il de ceux qui lapident la loi ? Sera-t-il de ceux qui la défendent comme on préserve un demeure aimée où l'on réside ? Nous sommes libres. Chacun de nous décidera pour lui - et pour nous tous.
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Robert Badinter - Un homme au service de tous les hommes (crédits : Goyhenex - Sipa)
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Le Garde des sceaux parle - La loi n'est pas la violence officialisée. (crédits : Zihnioglu - Sipa)
ROBERT BADINTER
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