L'arche
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Article - L'arche
Quand les juifs de France s'inquiétaient des chrétiens du Liban
Par Simon Schwarzfuchs | 01 juillet 1976
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En 1860 au Liban, entre 10 000 et 22 000 chrétiens sont tués par les druzes : c'est le massacre de Damas. En France, Adolphe Crémieux et d'autres penseurs, qui allaient devenir l'Alliance Israélite Universelle, appellent la communauté juive au secours des persécutés. C'est ce que raconte le rabbin et historien Simon Schwarzfuchs dans un article de juillet 1976.

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Revue de l'Arche de juillet 1976
1860. Viols, tortures, assassinats. Le sang chrétien coule dans l'Orient embrasé. Un groupe d'Israélites libéraux appelle la communauté juive au secours des persécutés.
Les troubles avaient éclaté au Liban au mois de juin 1860. Les chrétiens maronites en furent les premières et principales victimes. Les Druses, que la propagande du parti vieux-musulman, qui s'offrait à l'ouverture de la Turquie sur l'Occident, avait complètement intoxiqués, furent les artisans de ce massacre qui n'arrivait pas à prendre fin. Tout le Liban en était embrasé.
Au début de juillet, on savait déjà à Paris l'ampleur et la gravité de la persécution. Elle avait désastreusement frappé les imaginations. L'émotion fut particulièrement grande dans le petit groupe qui préparait alors la fondation de l'Alliance israélite universelle. Un de ses membres, Adolphe Crémieux, à qui l'avenir allait réserver une brillante carrière politique, ne voulut pas se taire plus longtemps. Il adressa un appel aux Juifs de France, que la presse publia. Le 11 juillet 1860, il leur écrivait de Paris :
Mes chers coréligionnaires,
Toute la terre nous était fermée lorsqu'aux premiers jours de son immortelle révolution la France nous ouvrit ses bras et nous fit citoyens.
Cette France qui nous a miraculeusement délivrés, qui nous adopta, qui nous appelle ses enfants, c'est la France chrétienne. Et voilà qu'en Orient, les chrétiens sont livrés à la plus effrayante persécution. Les tortures, le viol, l'assassinat; le pillage, l'incendie, le massacre des femmes, des enfants, des vieillards, la mutilation même des cadavres, tel est l'effroyable tableau que présente aujourd'hui toute la contrée du Liban. Le sang coule, la misère et la faim s'étendent sur des populations nombreuses que le fanatisme musulman, luttant même contre la pensée et les forces du gouvernement turc, veut anéantir et dont le seul crime est d'adorer le Christ. Israélites français, venons les premiers en aide à nos frères chrétiens; n'attendons pas les résultats toujours si lents de la diplomatie, qui réglera l'avenir; venons au secours des infortunés présents. Qu'une large souscription s'ouvre aujourd'hui même à Paris; que demain un comité israélite s'organise. Ne perdons pas un jour, pas une heure, que du sein d'une réunion juive, formée dans cette capitale de la civilisation, parte le signal d'un secours immense. A ce signal répondront nos frères d'Angleterre, d'Allemagne, de Belgique, de la Hollande, de toute l'Europe, soit des pays qui les reconnaissent comme citoyens, soit de ceux qui leur refusent encore ce noble titre.
Vous aussi, Juifs des contrées américaines, où la liberté des cultes marche triomphante, vous viendrez en aide aux catholiques d'Asie si cruellement opprimés par la superstition. Tous, pour cette œuvre sainte, apportons notre contribution : le Juif opulent sa riche offrande, le juif pauvre sa pieuse obole!
Mais une pensée plus grande encore doit sortir de ce premier élan. Qui sait? Dieu qui conduit toutes choses a peut-être permis ces désolantes catastrophes pour donner à tous les cultes une occasion de s'entraider, de se défendre contre ces haines furieuses, filles de la superstition et de la barbarie.
Un comité permanent dans chaque pays, ayant l'œil ouvert sur toutes les atteintes portées à la liberté de conscience, une caisse générale destinée à toutes les victimes du fanatisme, sans distinction de culte, voilà l'établissement qu'il faut créer et soutenir. Oui, les maux que subissent en ce moment tant d'innocentes victimes réveillent la sympathie de tous. Ils féconderont la pensée de protéger l'avenir contre le retour de ce fléau que notre siècle repousse avec horreur : la persécution religieuse.
Ad. Crémieux
Un esprit chagrin Isidore Cahen
De son côté, à Londres, Moses Montefiore, qui ne représentait certes pas la fraction assimilatrice du judaïsme, envoyait une lettre et un chèque de 200 livres sterling au Times pour témoigner de sa compassion pour les quelques 20 000 chrétiens libanais, femmes et enfants, qui erraient dans les montagnes, où ils étaient exposés aux plus grands périls.
A Paris, les présidents des sociétés de secours mutuels et de bienfaisance israélites se réunissaient dès le 15 juillet pour féliciter Crémieux et constituaient un comité de secours pour les chrétiens du Liban, se préparaient à combattre l'intolérance religieuse au nom de la solidarité universelle. Ici et là, des comités locaux se formaient, avec la participation de nombreux rabbins.
Cependant, Isidore Cahen, collaborateur et fils du fondateur des archives israélites, qui avait publié l'appel de Crémieux, au mois d'août 1860, n'arrivait pas à partager l'enthousiasme général. Esprit chagrin et consistorial, il estimait que la charité était nécessaire et admirable et qu'on ne pouvait que féliciter ceux qui s'y consacraient. Il mettait cependant en garde contre la tentation de déterminer sans enquête préalable qui était le plus coupable : l'agresseur druse ou la victime chrétienne, mais ajoutait que ceci ne changeait pas grand chose à l'obligation de porter assistance à ceux qui souffraient. Il se demandait cependant comment tant de personnes si généreuses quand il se s'agissait des chrétiens libanais étaient sourdes quand les Juifs souffraient : ·
Peu de temps auparavant, de nombreux Juifs du Maroc avaient été chassés de leur pays par la guerre qui avait opposé le gouvernement chérifien à l'Espagne. Hormis les Juifs, personne ne s'en était soucié.
Il ajoutait encore : « Pour dire enfin toute notre pensée, n'espérons point que les passions ultramontaines nous sauront gré de notre commisération pour nos frères chrétiens : loin de là, on dépréciera, on bafouera tous nos efforts, on nous accusera de faire de la réclame, de vouloir intriguer et faire parler de nous. En tout cas, on ne nous imitera pas; on nous persécutera quand on le pourra, et, quand nous souffrirons, on nous refusera l'obole.
Une deuxième « affaire de Damas»
Sur ce dernier point, il ne se trompait guère. Les chrétiens de Damas accusèrent les Juifs d'avoir prêté main forte aux Druses. Certains furent jetés en prison, quelques uns y moururent. La presse s'empara de l'affaire et accusa les Juifs du Liban d'avoir participé aux massacres. Le président du Consistoire central dut protester contre les calomnies et annoncer l'ouverture d'une enquête qui rétablirait la vérité : un délégué fut nommé, Albert Cohen, qui s'apprêtait à partir quand la nouvelle arriva que l'innocence des Juifs, impliqués dans cette deuxième affaire de Damas, avait été reconnue. Abd el Kader lui-même, qui habitait alors cette ville, l'avait confirmé.
Isidore Cahen avait demandé à ses coreligionnaires de ne pas être dupes de leurs propres sentiments et de ne pas oublier les misères juives qui restaient à soulager. Il n'avait pas manqué de marquer le contraste entre l'attitude du rabbinat et celle des Juifs religieux des autres cultes, qui n'avaient rien trouvé à dire quand les Juifs du Maroc en avaient été chassés et quand le jeune Mortara avait été arraché à sa famille. Il publiait également la lettre d'un de ses correspondants, un certain Westh, qui lui avait écrit de la Haute Alsace :
«Comment? Quand tant de prélats remuent ciel et terre pour procurer de l'argent et des soldats destinés à asservir de généreuses populations qui aspirent à conquérir les droits imprescriptibles de l'homme, il ne s'en est encore pas présenté un seul pour provoquer les sympathies du christianisme en faveur de leurs coreligionnaires opprimés au Liban? On voit bien combien peu ils ont dans le cœur le sentiment dont ils parlent avec tant d'emphase et qu'ils ont appelé la charité chrétienne.» Westh leur conseillait, peu charitablement, de prêcher à l'avenir la charité juive.
Isidore Cahen estimait que la distribution de circulaires, l'envoi d'imprimés à domicile étaient parfaitement justifiés, mais trouvait que les quêtes à domicile, la visite des dirigeants des œuvres dans les maisons, étaient nettement exagérées. Il concluait : le test n'est jamais inutile! Quant au Liban, le calme y fut rétabli peu de temps après grâce à l'envoi d'un corps expéditionnaire français.
S. SCHWARZFUCHS
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Simon Schwarzfuchs
Simon Schwarzfuchs
professeur émérite d'histoire juive à l'Université Bar-Ilan
Simon Schwarzfuchs est un rabbin et historien français. Il est professeur émérite d’histoire juive à l’université Bar-Ilan, et a enseigné dans de multiples universités hors d’Israël, y compris à l’École Pratique des hautes études, où il a inauguré la chaire d’Études juives.  
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