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Pessah 5736, par Arnold Mandel
Par Arnold Mandel | 10 avril 1976
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Qu’est-ce qui distingue cette nuit de toutes les autres nuits, et qu’est-ce qui rend la Pâque si semblable à elle-même à travers la succession millénaire des générations juives.

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Revue de l'Arche d'avril 1976
« Le passé n’étant jamais entièrement dépassé, le Séder contient toujours du prenant actuel. »
Dans cet article de 1976, l'écrivain Arnold Mandel livre une réflexion sur le rite commémoratif du Seder et montre sa permanente actualité.
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UN SEDER EN COMMUNAUTÉ - L'an prochain à Jérusalem (Crédits : Daniel Franck)
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MOÏSE AU SINAÏ - Un flambeau brandi (Crédits : Daniel Franck)
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PESSAH AU XVIIe SIÈCLE - Ghéttoïque (Crédits : Daniel Franck)
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LES DIX COMMANDEMENTS : L'ESCLAVAGE EN ÉGYPTE - Quel pain mangeait-on sur le « Mayflower » ? (Crédits : Paramount)
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L'ANÉANTISSEMENT DE PHARAON SELON CÉCIL B. DE MILLE - Vous nous avez eus, on vous aura (Crédits : Paramount)
Aucune des commémorations collectives nationales des peuples n’est sans doute aussi chargée — surchargée — de sens que la Pâque juive. Souvenir d’une libération, elle est encore l’implicite notification de l’insuffisance et de l’inachèvement de cette libération. La prise de possession de la Terre promise est, certes, le dessein, l’objectif de l’exode, mais non pas sa fin dernière et suffisante. Il y a une transcendance, un « plus oultre », et qui n’est plus du domaine territorial, ni même uniquement terrestre. Magnifiant la révolte des esclaves et approuvant l’attentat terroriste-révolutionnaire (le meurtre commis par Moïse du contremaître égyptien), elle souligne encore, en contraste avec cette apologie de la violence, la fondamentale communauté humaine, au-delà des conflits et des inimitiés, par le commandement de n’avoir pas à se réjouir de la chute de l’ennemi. Le midrache sur ce thème — Dieu blâmant les anges pour leur concert d’allégresse au cours de la noyade des Égyptiens — est trop connu pour qu’il soit besoin d’y revenir.
Enfin, éternelle actualité du profil pharaonique, de ses sévices et de ses menaces, de Laban à Hitler, Brejnev et Arafat, il n’y eut jamais de Séder dans la longue histoire de la dispersion juive sans horizon de péril. Dans l’étincelant « Rabbi de Bacharach » de Henri Heine — comme si souvent dans la chronique juive médiévale — ce danger est imminent, à la table du Séder même avec la calomnieuse accusation de meurtre rituel juif qui vient interrompre le cantique et l’action de grâces.
Donc, comme il est dit dans la Hagada : Chélo Ehad Bilvad, ce ne fut pas un seul qui souhaita notre extermination. Il y eut de ces exterminateurs en puissance dans chaque génération.
Il en est toujours ainsi, en ce Pessah de l’an 5736. Et ce n’est pas une gémissante rengaine, ni une routine de la complainte. Nous ne sommes pas des paranoïaques, ce qui nous impressionne est une matérialité de faits. Il importe que soient enregistrés les voix et les vociférations et les murmures, de l’O.N.U. des 72 aux invectives anti-israéliennes de Manhattan, les projets du « bureau d’information » ou de « liaison » de l’O.L.P. dans le Paris printanier de nos séjours et de nos déambulations. Il y a lieu de citer Elie Wiesel, en l’occurrence : « Nous avons appris à ajouter plus de foi aux menaces qu’aux promesses. »
Oui, le pharaon Menephta II règne encore, ou derechef. Dans des îles de son archipel — empire du Goulag — sont enfermés des « captifs de Sion », volontaires obstinés d’un exode.
Le passé n’étant jamais entièrement dépassé, le récitatif du Séder ou son contexte biblique contient toujours du prenant actuel. Il a été notifié assez récemment du côté soviétique que l’U.R.S.S. ne cédera à aucune pression tendant à infléchir des mesures du ressort de ses affaires intérieures. Ce qui signifie qu’elle ne fera pas de concessions dans sa « politique juive » d’interdictions, de restrictions et de vexations. Nous y sommes : « Et moi, j’endurcirai le cœur de Pharaon » (Exode 7-3).
Les gouvernants soviétiques affirment aussi, contre toute évidence, que leurs ressortissants juifs jouissent de tous les droits d’autonomie culturelle et religieuse et n’auraient donc nul besoin de s’expatrier. Pharaon fut du même avis : « Pharaon appela Moïse et Aaron et dit : Allez et offrez des sacrifices à votre Dieu dans le pays » (Exode 8-21). Chela’h eth ami, laisse partir mon peuple, let my people go (en « américain », c’est le titre et le thème de l’un des plus émouvants negro-spirituals) sont donc des revendications, une exigence — et une incantation — de l’heure présente, comme il y a plus de trois millénaires.

Un retournement de situation

Un autre aspect que celui de relative similitude de situation dans la perspective d’histoire comparée mérite l’attention. C’est celui de Pessah en Israël et, pour ainsi dire, « au large » d’Israël. Le Séder traditionnel tel que nous le célébrions depuis la dispersion était essentiellement diasporique. On savait que l’on fêtait une libération dont les effets avaient été suspendus, sinon annulés, par un autre asservissement subséquent. Bien que cette veillée fût en son déroulement une sorte de psychodrame avec des connotations quasi oniriques, les « acteurs » avaient néanmoins conscience de la réalité actuelle de leur condition. En dépit de l’euphorie consécutive au vin bu — en règle générale, même au temps des transports longs et hasardeux, du vin du Carmel, du pays d’Israël — le « sédérisant » imaginatif dans la lumière vacillante des chandeliers pouvait apercevoir, en rétrospective et avec les yeux de l’esprit, le premier cavalier égyptien de la troupe des poursuivants, en train de se noyer dans la mer des roseaux, s’adressant au dernier Hébreu de la colonne des fugitifs, bien au sec, mais à portée de voix, et lui disant, tout en sombrant : « Vous nous avez eus, mais à charge de revanche, un siècle ou l’autre, on vous aura à votre tour ».
Et cette méchante prophétie d’immergé finit par se réaliser. Les Juifs des ghettos gothiques du Moyen Âge qui se félicitaient de la noyade de la cavalerie égyptienne étaient plus opprimés, plus pressurés et trop souvent massacrés que ne l’avaient été leurs ancêtres de Gochen. Cependant, ils se réjouissaient au Séder, chantaient une liberté conquise que, eux, ils avaient à la fois reperdue et néanmoins préservée. Préservée dans l’intériorité de sa dimension spirituelle. La liberté « charnelle », politique et territoriale — ils n’en doutaient pas — serait rétablie elle aussi au terme fixé pour l’avènement. Aussi bien le « clou » du Séder ghettoïque, pour les petits et les grands, était-il l’apparition légendaire et fantomatique du prophète Élie, précurseur du Messie, pour lequel la porte était ouverte et emplie la coupe. La conclusion d’espoir s’articulait dans le vœu rituel, d’une patience infinie, jamais découragé par la vaine expectative : « L’an prochain à Jérusalem ». Le présent édifice du nouvel Israël sur la terre ancienne et ancestrale modifie les coordonnées. Finalement, le prophète Élie n’a peut-être pas failli à sa charge. Même si les traces des pas d’un Messie personnel ne se relèvent toujours pas sur le sable des pistes.
Avec Israël souverain, il y eut - il y a - un grand et considérable retournement et retour de situation, après un avatar ténébreux et tragique.

Un vœu exaucé

Depuis quelques lustres, nous sommes déjà en cet « an prochain » du vœu jadis lancinant et insatisfait. Et nous voici rétablis dans Jérusalem, foulant sa terre, scrutant son ciel, même si cette cité n'est pas encore notre résidence principale, même si nous demeurons formellement, légalement, des diasporiques. Car presque tous nous y investissons notre être juif, pour aussi difficile que soit parfois cet investissement - et la Pâque du mont Maria n'est pas celle des fleuves de Babel.
Ici, le Pessah se célèbre dans la plénitude de l'accomplissement, non seulement plénitude de sentiment - qui peut aussi nous habiter ailleurs - mais encore de sensation ; non seulement dans le sentir mais encore dans le ressentir. Ici, le long hiatus historique de l'exil a été, sinon éliminé, comme mis en parenthèse. Que cela soit fondé ou non dans l'ordre d'une philosophie de l'histoire importe peu en l'occurrence. C'est ce que cela donne qui compte. Et c'est une connaissance et une conscience de continuité, alors que l'expérience affective diasporique, post-ghettoïque, est le plus souvent dans le discontinu, l'ambiguïté et le déchirement où l'absurde Kafka, évoquant le Séder familial de ses parents, à Prague, raconte combien il était difficile - à vrai dire impossible - à ces officiants de s'identifier avec leurs lointains ancêtres de l'exode.
À tel point qu'au passage de la Hagada disant : « Nous étions des esclaves dans le pays d'Égypte », la tablée de convives éclate de rire. Ils s'imaginent en effet, tels qu'ils sont, en leur dégaine de bons bourgeois germanisés, chapeau melon, faux col dur, plastron et nœud papillon, pliés et cinglés par le fouet de l'esclavagiste de Mitsraïm, et cela leur paraît d'un haut comique. Le psychodrame tourne en farce.
Mais l'enfant juif d'Israël, redevenu hébreu et parlant la langue de Moïse et du « Cantique de la mer », s'identifie tout naturellement avec ceux dont la Hagada, qu'il récite et chante, évoque les peines, les tribulations et le salut. Il faut avoir assisté à un vrai Séder d'Israël, à Jérusalem ou en un autre lieu du pays (non pas « un deuxième Séder » d'office touristique - en Israël et pour les Israéliens il n'en est qu'un seul - avec des hagadoth en anglais), pour prendre la mesure d'une vibration spirituelle et humaine dans l'élévation de sa droiture : ferveur sans emphase, joie sans débordement, pleine présence à soi-même.
Je ne veux pas opérer ici avec le pinceau et les couleurs de l’imagier d’Épinal, ni donner dans un optimisme-idyllisme de convention dont j’ai horreur. Je sais, comme beaucoup d’autres, qu’à Jérusalem même ce n’est pas tous les soirs l’ambiance du Séder, que de Chabbath à Chabbath s’étale une semaine qui peut être moralement grise, même sous l’éclat du soleil, enfin que beaucoup de choses vont de travers dans le pays d’Israël.
Un flambeau porté ou brandi, ou même agité, ne dissipe pas la nuit. Il l’éclaire seulement. Israël est tantôt ce flambeau, et tantôt — temps d’éclipse — cette nuit même. Ils doivent être assumés et protégés et défendus l’un et l’autre. L’un pour son rayonnement immédiat dans les ténèbres, l’autre pour son cheminement vers l’aube. Car il n’est pas de nuit sans fin.

Sur fond nocturne

Le symbolisme pascal dans le contexte de sa légende est profondément et significativement nocturne. Le Séder est une veillée. Les nouveaux-nés d’Égypte sont visités par l’ange de la mort durant la nuit. L’une des dix plaies est une obscurité épaisse à toucher. L’exode même se fait dans la nuit. L’un des poèmes chantés de la Hagada répète, en chacune de ses strophes : « C’était au milieu de la nuit » (Vayahi bahetsi halaïla). Le poète Henri Heine s’était inspiré de ce rythme pour l’un de ses plus beaux poèmes, Und Mitternacht War’s.
Le personnage du récit d’Israël Zangwill : Had Gadya, de retour dans le ghetto de Venise, de ses incursions dans le monde vaste et « ouvert » de la gentilité, assistant au Séder de ses parents, s’aperçoit qu’il a perdu le lien avec son essentiel être. Il se noie, en « nocturne », après le dernier couplet du joyeux chant pascal, Had Gadya, dans les eaux glauques du Canal.
Dans la Hagada est encore rapporté l’état de concentration et l’étourderie de ces Rabbis qui, durant toute la nuit, parlaient de l’exode et s’« emballaient » au point de laisser passer sans s’en apercevoir l’heure de la première oraison de l’aube, le Kriath-Chema. Si ces maîtres avaient tant de choses à se dire sur la sortie d’Égypte, c’est parce que le thème, d’une insigne richesse dans ses dimensions, ses variantes, ses nuances, n’atteint jamais l’exhaustif. Chaque temps lui apporte le support de sa propre signification. Et sur l’antique fonds de la narration et du commentaire se tisse et se brode un fil nouveau du flamboiement présent.
ARNOLD MANDEL
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