Vous avez dix-sept ans et vous me
faites part de
votre désarroi. Vous êtes juif et vous
ignorez pourquoi. Vous ignorez même ce que
c'est d'être juif : vos amis ne le sont
pas et vos parents le
sont si peu et de manière si superficielle.
Vous
n'êtes pas croyant, mais le fait que
vous ne jeûnez
pas le
Yom Kippour
suscite en vous un malaise, à vos yeux inexplicable. Vous vous réclamez de la gauche, et pourtant vous
récusez ses positions anti-israéliennes : sans être sioniste, vous vous sentez aussi proche de Jérusalem que de Moscou. Le marxisme vous attire par son projet messianique,
alors que le messianisme
juif vous laisse indifférent. Contradictions
réelles ou apparentes, vous me demandez de vous aider à les dénouer. Bref, être juif de nos jours, c'est quoi ? A quoi cela vous engage-t-il? Vous
aimeriez savoir. Malheureusement, au risque de vous décevoir, je dois vous avouer que je n'ai aucune clé à offrir, aucune formule à confier. Plutôt que de parler de mes certitudes - j'en ai si peu et elles sont d'ordre si
personnel - je préfère évoquer
mes efforts pour en acquérir. J'écris pour comprendre autant que pour me faire comprendre. A travers
mes personnages et leurs jeux de miroirs, c'est le Juif en moi qui se cherche.
Un souvenir : enfant, j'accompagnais ma mère auprès du Rabbi de Wizsnicz dont elle sollicitait pour moi toujours la même bénédiction : puissé-je grandir
en bon Juif, craignant Dieu et obéissant à ses commandements.
Réalisé en partie, en partie seulement, ce vœu
me hante comme me hante
tout ce qui me rattache au paysage de
mon enfance.
Aujourd'hui
je sais déjà que Dieu est à craindre, je crois même sa voir en quoi. Mais il arrive de m'interroger sur le début de la bénédiction précitée : comment devient on bon Juif
? C'est l'adjectif
qui me gêne. Sans lui, le problème posé serait simplifié, ou ne
se poserait pas du
tout.
Car être juif, à mes yeux, constitue non pas un problème - aucun
homme n'est un problème - mais une situation. Je suis juif
parce que je suis juif. Et non parce que mon existence pose des problèmes à ceux qui
ne le sont pas. La thèse sartrienne, par ailleurs désuète, je n'ai jamais pu y souscrire. Dire du Juif que son existence est conditionnée du dehors, c'est nier
à la fois sa spécificité, son identité intrinsèque et sa force créatrice. Comme l'homme, le Juif ne
se définit que par rapport à soi-même. Sujet et
non objet, il est fin de soi, et non
pas fonction de ce qui le rejette ou
de ce qu'il n'est pas.
Doit-on conclure que la condition juive exclut tout élément de choix ? Certes non. Ces deux notions ne sont nullement incompatibles. Au contraire : être juif, pour moi, c'est en premier lieu assumer son destin de Juif, et ensuite le choisir. En d'autres termes : il s'agit ici d'un choix délibéré et à effet rétroactif. C'est parce que je suis né juif que je peux et dois me choisir comme tel.
Choix qui
implique donc une aventure à l'échelle de l'histoire et
aussi de la conscience. Rien n'est acquis, rien ne vous est imposé : vous pouvez à chaque instant, à
chaque tournant, recommencer. Vous
engagez votre être dans chacune de vos options. Votre adhésion n'a de valeur que si elle provient d'une conscience éternellement déchirée,
capable de se surprendre.
Cette
aventure, où conduit-elle
à la fin. Le Juif lui-même l'ignore et
doit l'ignorer. "Israël nikra holekh", dit le Talmud. Le Juif est perpétuellement en mouvement. Sa quête le
caractérise autant que sa foi, son silence autant que
son cri. Il se définit
plus par ce qui le blesse que par ce
qui le rassure.
De
l'homme russe, Pouchkine
disait qu'il est né pour l'inspiration. Unamuno accentuait la qualité sobre et poétique de l'homme espagnol. Pour
moi, l'homme juif s'identifie à son interrogation.
Lorsque
le débat touche à sa fin, que tout semble avoir été dit et établi, c'est alors que surgit le Juif
et, par sa seule présence, sa seule survie, renverse théories et systèmes savamment élaborés : on repart à zéro. A peine un édifice
a t-il été érigé que déjà il exige qu'on en révise ses fondations. A peine une doctrine est-elle énoncée,
qu'il la remet en question : il échappe à toutes les doctrines. Rien d'étonnant ·à ce qu'il ne soit pas bien
vu : il dérange ses protecteurs
et les irrite. C'est qu'avec lui, on peut s'attendre à tous les imprévus. A la fois
enraciné dans son époque
et l'intemporel, il prêche l'hésitation, le doute. Il sème l'inquiétude dans le cœur du vainqueur et s'arrange pour miner la bonne conscience du vaincu. Eternel point
d'interrogation, il ne conçoit le temps messianique que sous le signe de l'attente.
Etre juif est donc poser une question - mille questions mais toujours la même - à la société,
à autrui, à soi-même, à la
mort et à Dieu. La voici : pourquoi et comment survivre dans un univers qui vous nie ? Ou bien : comment se concilier avec l'histoire et avec les fossés
qu'elle creuse et dépasse ? Ou encore : que répondre à l'enfant
juif qui affirme: je ne veux pas,
je ne veux plus souffrir sans sa
voir pourquoi je souffre ?
Pire : que répondre au père de cet enfant qui vous dit : je ne veux pas,
je ne veux plus que mon fils subisse peine et châtiments
sans savoir que sa tourmente a un sens et aura une fin. Et puis la grande question, la plus grave de toutes : que répondre à celui qui exige une interprétation
du silence de Dieu au moment où l'homme juif et l'homme tout court avaient plus besoin que jamais de Sa
parole si non de Sa miséricorde ?
Jeunes juifs de Paris manifestant en faveur des Juifs d'URSS : rester à l'intérieur de l'Alliance
Juif, vous vous heurterez tôt ou tard à l'énigme de
l'action de Dieu dans l'histoire. Sans Dieu, l'existence juive n'intriguerait que les sociologues. Avec Lui, elle fascine philosophes et théologiens et les déroute. Sans Dieu, l'holocauste du judaïsme européen s'inscrirait au seul niveau de l'histoire - épisode cruel dans le cadre d'une guerre inhumaine,
et quelle guerre ne l'est pas ? - et ne nécessiterait pas une révision de valeurs et de concepts d'apparence immuables. Otez en
l'aspect juif, et Auschwitz apparaît dépourvu de mystère. Rappelez-vous
le mot de Sartre :
en amour, un et
un font un. Pour les Juifs contemporains, un et un font
six millions. Six millions
de fois un font Dieu. Car de même qu'on ne peut concevoir pareille hécatombe avec Dieu, elle est inconcevable sans Dieu. Peut-être est-ce là l'absurde
aboutissement de cet événement : tous les chemins y conduisent, mais toutes les explications s'y brisent.
Impasse totale : l'agonie du croyant vaut le désarroi de l'incroyant. Si Dieu est une réponse, elle ne
peut qu'être fausse. Il n'y a point de réponse. Si par
l'holocauste, Dieu a
choisi d'interroger
l'homme, il appartient à celui-ci de répondre par une quête ayant Dieu pour objet.
Interrogation double : à
vous de la revendiquer, de l'insérer dans les actes qui en découlent.
Mais attention : il s'agit d'une interrogation double, à deux sens. Ne la divisez
pas. La question que l'homme pose à Dieu est peut-être la même que Dieu pose à l'homme. N'empêche que
c'est l'homme qui, pour la vivre, doit l'énoncer. Il peut même la changer en défi. C'est là chose permise, voire requise. N'est pas
automatiquement renégat celui qui dit non à Dieu. Tout dépend de sa façon de le dire, de sa motivation. On peut
tout dire, à condition que ce soit pour
l'homme. Et non contre lui. A condition de rester à l'intérieur de l'alliance. N'est renégat que celui qui s'en
dédit et la
juge du dehors.
Vous me
répliquerez : pourquoi
parler de Dieu puisque
je ne suis pas croyant ? Rassurez-vous : mon propos n'est pas de
vous rendre la foi.
Libre à vous de remplacer Dieu par le mot - et la
présence - que vous préférez, je ne changerai pas un signe de ce
message qui
vous est destiné.
En outre, vos relations avec Dieu, je vous
laisse le soin de vous
débrouiller tout seul. Pour moi, seuls comptent les rapports entre l'individu et la communauté
Nul n'a le droit de disséquer l'histoire pour y opérer un choix personnel. Votre Moi les renferme toutes. Vous avez vu Moïse sur le Sinaï, entendu David dans sa cité, combattu les Romains
à Massada et subi le glaive des croisés le long de leur parcours. Quiconque se veut branche coupée devient autre,
nous apprend le Midrash. Isolez-vous dans le temps et il
devient abstraction, et vous aussi. Le temps est un
lien, votre Moi une somme.
Votre nom, d'autres l'ont porté avant vous. Votre condition, d'autres l'ont subie, comme vous. Les questions posées par les enfants et les réponses qui leur seront fournies, toutes ont été entendues au Sinaï. Vos doutes et vos conflits, autant que vos victoires, vous parviennent, en ligne directe, de vos premiers ancêtres.
Appelez cela conscience historique ou, si vous préférez,
sens de solidarité. Solidaire, vous
l'êtes avec ceux qui
vivent en même temps que vous, ou-qui
survivent en vous. Vous ne pouvez vous accomplir en tant que Juif si vous n'êtes pas solidaire
de ceux qui partagent vos dilemmes,
vos fêtes et même vos contradictions : les Juifs en Israël, en Union
soviétique, dans les pays arabes, et même dans les pays où vos frères ne sont
pas persécutés.
Juif, vous êtes habilité, voire appelé, à parler au nom de tous les Juifs. Aussi votre parole acquiert elle
une portée incommensurable, une résonance ancienne : elle en gage d'autres que vous, jusqu'à vos précurseurs les plus lointains. Car le Juif qui se renie,
renie plus que sa propre personne, c'est Abraham et Isaac et Jacob
qu'il répudie. Se trahir au
présent, c'est se déraciner, s'amputer du passé. Par contre, s'accomplir signifie se choisir lien entre présent et avenir, remords
et projet, le silence premier de la création et celui qui planait sur Treblinka.
Car vous avez vécu l'holocauste, vous aussi. Vous êtes né
après? Peu importe. On peut pénétrer dans l'enceinte
incendiaire vingt-cinq ans plus tard,
cinquante ans plus tard. Connaissez-vous Uri-Zvi Grinberg ? Ce poète et visionnaire d'Israël
raconte l'histoire du jeune Juif qui, du temps du roi Hérode, quitta Jérusalem
pour Rome. Il avait emporté un
oreiller dont il ne se séparait jamais. Une nuit, pendant qu'il dormait, l'oreiller prit feu : cette nuit-là, le Temple s'embrasa à Jérusalem.
Car on peut vivre à mille lieues du Temple et le voir
brûler. On peut mourir à
Auschwitz après Auschwitz.
Nous sommes tous des survivants. Et puisque holocauste il y avait, je m'en aurais voulu de l'avoir vécu à distance. Cela vous choque ? Avec tout son acharnement de détresse, de honte et d'horreur, l'expérience que le survivant en tire fait de lui un être privilégié : un témoin.
Et ne voyez
là aucune tentative de glorifier le martyre juif. Le martyre, je n'y crois pas. Il fait partie de notre passé, mais non de notre destin. Les Juifs ne
l'ont jamais recherché. Ils n'ont jamais introduit un élément
sacré dans la souffrance. L'ascétisme était mal
vu, la mortification considérée comme péché. Le renoncement à la vie et aux nourritures terrestres ne mène pas à Dieu. Dieu ne demeure que dans la joie. Dieu est joie,
Dieu est chant. Le besoin de souffrir
? Pure invention de ceux qui, pendant deux mille ans, ont fait souffrir ceux qui « tournent le dos au salut». e
martyre est un mythe, parmi tant d'autres, qu'on nous attribue. Pour avoir la conscience tranquille. Pour pouvoir dire : « En
les châtiant, nous leur rendons service ; notre hostilité
les maintient en vie. » Eh
bien, non ! Les
persécutions, les Juifs auraient pu s'en passer. Contrairement à la notion généralement répandue, ils n'ont pas besoin d'antisémites pour s'affirmer et s'épanouir. L'image du Juif pourchassé, courbé par le remords, ne trouvant le bonheur que dans
l'expiation, est un archétype
étranger aux Juifs qui s'en débarrassaient comme ils pouvaient. Par le rire. Et par la révolte. Puisque la société considérait son existence incompatible avec la leur, il était normal qu'ils s'évertuent à changer cette même société.
Ce qui explique pourquoi tant de mouvements révolutionnaires, dans tous les domaines, comptaient tant de Juifs parmi leurs précurseurs et apôtres.
Voilà
qui me ramène, dans votre lettre, à la question traitant de l'esprit contestataire chez vos camarades. Vous me demandez quelle attitude vous devriez adopter à son égard.
La contestation se confond avec les origines mêmes de l'histoire juive, et cela vous l'avez sans doute appris à l'école. Abraham brisant les idoles de son père, Moïse refusant l'esclavage, les prophètes critiquant fort irrespectueusement - les rois et leurs abus de pouvoir : c'étaient des contestataires avant la lettre. Comme l'étaient tous ces Juifs qui, bien qu'en exil et opprimés, ne passaient pas au camp de leurs oppresseurs. Par leur fidélité obstinée, ils mettaient en question la validité du système. Leur présence devenait acte de protestation et mise en de meure. Chaque Juif qui ne prenait pas le chemin commode de la con version faisait de son hérésie une expression de révolte quotidienne, continue. Le mouvement contesta taire moderne se situe dans cette ligne. D'autant que je le crois lié, lui aussi, aux répercussions boule versantes de la Seconde Guerre Mondiale ou, plus exactement, à l'holocauste.
La
méfiance, le refus de l'autorité, les troubles, les émeutes, la soif de vérité et de pureté, la
détermination d'abolir uniformes et tabous : l'ombre
du fait concentrationnaire
plane sur les aspirations
et agissements de vos camarades. Ils n'en sont peut-être pas conscients, mais leurs termes de références
conviennent à ma génération plutôt qu'à la leur.
Les tentatives en vue de déshumaniser l'homme, les expérimentations visant à le réduire à l'état d'objet, de minéral, de matricule, c'est à Auschwitz qu'ils ont été entrepris, catalogués et perfectionnés. C'est à Auschwitz ·que l'avenir a été mutilé et joué. Le désespoir qui s'en est dégagé ne s'atténuera pas de sitôt. Ce n'est pas par hasard que l'ère de l'espace suit de si près
celle des usines à mort. Posant désormais sur la terre un
regard de revenant, l'homme fuit ses malédictions en
cherchant refuge sur d'autres planètes.
Avec Auschwitz dans leur passé, vos camarades - juifs et non-juifs - s'opposent à ceux qui
le leur ont légué. Aux parents, aux penseurs, aux
enseignants, aux profiteurs, aux suiveurs, aux meneurs sans idéal, aux prêcheurs sans âme,
aux institutions rivées à l'inertie, bref, à cette génération d'adultes, déshonorée et
démystifiée, qui vous
a mis au monde. Si elle n'avait man qué de perspicacité, de droiture,
d'inspiration, elle
aurait pu éviter le déchaînement des catastrophes, ou du moins l'entraver. En sapant le présent, c'est le
passé que vos amis dénoncent. Passé discrédité,
en faillite, croulant sous sa propre culpabilité : il rattache l'homme
à Caïn. Tous les domaines,
toutes les sphères d'activités sont
suspects. Une société, une civilisation
ayant pu aboutir à pareille dégradation ont, en fait, prononcé leur propre condamnation, et elle est sans
appel. Si vos camarades s'inventent de nouveaux
dieux, c'est que les an ciens ont engendré Eichmann et Treblinka.
S'ils se montrent irré vérencieux envers leurs aînés, c'est que ceux-ci ont
vécu le temps de Sobibor et de Babi-Yar.
Leur colère réfute la complaisance qui était selon eux
la manière de vivre - ou de mourir - de leurs parents. S'ils aspirent à un
nouveau langage, c'est que celui des adultes a
servi à Majdanek. Se voulant déshérités, reclus, ils tiennent à ressembler aux habitants des ghettos qui l'étaient avant eux et plus qu'eux. Ils se font matraquer, sans riposter, pour sui vre les traces des millions de Juifs qui, avant eux et plus
qu'eux, ont pratiqué la non-violence en arme inefficace et inutile de contestation.
Marx et Engels, Lénine et Staline
n'inspirent plus vos
camarades, me dites-vous.
Pourquoi ? Parce qu'ils font partie de cet ensemble d'idéologies variées et contradictoires qui pavait la voie pour Birkenau.
Si les nouveaux saints se nomment Mao, Che
ou Zen, c'est que rien ne les
associe à la géographie concentrationnaire.
Que la contestation actuelle
mette en question beaucoup plus que le présent, j'en demeure convaincu. Son vocabulaire devrait vous donner à réfléchir
: il vous ramène un quart de siècle en arrière. On « occupe » usines et facultés, les Noirs s'agitent dans des «ghettos». Prague envahit les
manchettes, Munich
aussi. La police utilise le « gaz
» pour disperser les manifestants. Camps de concentration en Egypte, en Grèce.
On évoque Auschwitz pour illustrer le Biafra, on compare les émeutes raciales au
soulèvement du ghetto de Varsovie. On crie « SS » pour insulter les représentants du pouvoir. On prédit un « holocauste » nucléaire. Racisme, fascisme, dictatures totalitaires,
complicité, passivité : des
mots qui traînent derrière eux un passé
lourd de signification, d'où leur impact sur vos camarades. On décrie le régime en place, mais c'est le scandale d'hier qui est mis
en cause. Voilà pourquoi il importe de faire le
procès de cette société qui
fut- et demeure
- la nôtre.
En lui disant non, vous
parlerez pour ses victimes.
Mais souvenez-vous : le Juif agit
sur son environnement sans s'y assimiler. C'est dans la mesure où son expérience est unique qu'autrui en bénéficiera. En se réalisant en tant que juif,
il lui est possible d'atteindre à l'universel. Le Juif qui se renie,
soi-disant pour
se donner à l'humanité entière,
la reniera à son tour. ·Cela est inévitable.
Sur la route de la vérité, le mensonge ne constitue pas une étape, mais un obstacle.
Quant à votre question : comment
concilier l'homme et le Juif? Elle me paraît mal posée. Je n'admets pas la distinction qu'on a coutume de faire entre l'homme juif
et l'homme tout court : l'un
n'est pas opposé à l'autre, ils ne s'annulent pas l'un l'autre. Un Juif
qui œuvre pour son peuple, loin de
se retrancher de l'humanité, œuvre aussi pour elle.
Soyons précis : en luttant en faveur des Juifs
russes, arabes ou polonais, je me bats pour l'égalité
des droits de l'homme partout. En réclamant la paix au Proche-Orient, je m'élève
contre toutes les agressions, toutes les guerres. En protestant
contre l'incitation à l'extermination de mon peuple, je proteste contre
l'étouffement de la
liberté à Prague. En essayant de maintenir vivant le souvenir
de l'holocauste, je dénonce le massacre des Biafrais et la menace nucléaire. C'est seulement à partir de son expérience particulière que le
Juif peut se rendre utile.
Car un Juif ne peut pas être homme autrement qu'à
l'intérieur de
sa condition
juive.
Voilà pourquoi, dans mes écrits, le thème juif prédomine. Il m'aide à aborder, à approfondir celui de l'homme. Certes,
s'il n'y avait pas eu la
guerre, j'aurais cherché à me réaliser différemment. Par exemple, je ne serais pas devenu écrivain. Ou du moins, j'aurais écrit n'importe quoi, tout
sauf des romans. Et dans la petite Yeshiva où je serais resté indéfiniment, penché sur
la même page du même livre, je n'aurais
jamais pensé qu'on pouvait
s'accomplir en dehors de
la stricte observance des
613 commandements de la Torah.
Aujourd'hui,
je sais que cela
ne suffit pas. La guerre a tout bousculé, tout changé. Pour moi, être juif aujourd'hui, c'est raconter ce changement.
Car quiconque traverse une épreuve, participant à un événement qui
pèse sur le destin de l'homme ou le libère, se doit de
transmettre ce
qu'il a vu,
ressenti et redouté. Ce devoir, le Juif
en est obsédé depuis toujours. Comme hier, il sait que vivre une expérience, forger une vision sans en faire lien et
projet, c'est en faire cadeau à la mort.
De nos jours, être
juif c'est donc témoigner. Témoigner de ce qui est
et de ce qui
n'est plus. On peut témoigner avec joie - joie réelle, enthousiasme quoique mêlée d'inquiétude - en donnant son appui à Israël, ou avec colère
- colère contenue,
apprivoisée et pure de toute amertume stérile en remuant les cendres de l'holocauste : pour le conteur
juif et contemporain, il ne peut exister de thème plus humain, de projet plus universel.
Un
certain Reb Zeira, raconte le Talmud, décida de jeûner cent jours pour oublier ce qu'il avait appris. Ce n'est
qu'ensuite qu'il se rendit en Terre sainte.
Que
devons-nous faire, nous, hommes de ma génération et de la vôtre, pour apprendre à nouveau ce que chaque
jour, un peu plus, nous tendons à oublier? Je ne le sais pas.
Je vous l'ai dit tout au long de cette lettre : j'attache plus d'importance aux questions qu'aux réponses. Seules les
premières deviennent partage.
(Extraits de "Entre deux Soleils", à paraître prochainement aux éditions du Seuil.)