L'arche
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Article - L'arche
Lettre à un jeune juif
Par Elie Wiesel | 05 mai 1970
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Vous avez dix-sept ans et vous me faites part de votre désar­roi. Vous êtes juif et vous ignorez pourquoi. Vous igno­rez même ce que c'est d'être juif : vos amis ne le sont pas et vos parents le sont si peu et de manière si superficielle.
Vous n'êtes pas croyant, mais le fait que vous ne jeûnez pas le Yom Kip­pour suscite en vous un malaise, à vos yeux inexplicable. Vous vous réclamez de la gauche, et pourtant vous récusez ses positions anti-israé­liennes : sans être sioniste, vous vous sentez aussi proche de Jérusa­lem que de Moscou. Le marxisme vous attire par son projet messiani­que, alors que le messianisme juif vous laisse indifférent. Contradictions réelles ou apparentes, vous me demandez de vous aider à les dé­nouer. Bref, être juif de nos jours, c'est quoi ? A quoi cela vous en­gage-t-il? Vous aimeriez savoir. Malheureusement, au risque de vous décevoir, je dois vous avouer que je n'ai aucune clé à offrir, aucune formule à confier. Plutôt que de parler de mes certitudes -  j'en ai si peu et elles sont d'ordre si personnel - je préfère évoquer mes efforts pour en acquérir. J'écris pour comprendre autant que pour me faire comprendre. A travers mes personnages et leurs jeux de miroirs, c'est le Juif en moi qui se cherche.

Un choix délibéré à effet rétroactif

Un souvenir : enfant, j'accompa­gnais ma mère auprès du Rabbi de Wizsnicz dont elle sollicitait pour moi toujours la même bénédiction : puissé-je grandir en bon Juif, crai­gnant Dieu et obéissant à ses com­mandements.
Réalisé en partie, en partie seule­ment, ce vœu me hante comme me hante tout ce qui me rattache au paysage de mon enfance.
Aujourd'hui je sais déjà que Dieu est à craindre, je crois même sa­ voir en quoi. Mais il arrive de m'in­terroger sur le début de la béné­diction précitée : comment devient on bon Juif ? C'est l'adjectif qui me gêne. Sans lui, le problème posé serait simplifié, ou ne se poserait pas du tout.
Car être juif, à mes yeux, constitue non pas un  problème  - aucun homme n'est un problème -  mais une situation. Je suis juif parce que je suis juif. Et non parce que mon existence pose des problèmes à ceux qui ne le sont pas. La thèse sar­trienne, par ailleurs désuète, je n'ai jamais pu y souscrire. Dire du Juif que son existence est conditionnée du dehors, c'est nier à la fois sa spécificité, son identité intrinsèque et sa force créatrice.  Comme l'homme, le Juif ne se définit que par rapport à soi-même. Sujet et non objet, il est fin de soi, et non pas fonction de ce qui le rejette ou de ce qu'il n'est pas.       
Doit-on conclure que la condition juive exclut tout élément de choix ? Certes non. Ces deux notions ne sont nullement incompatibles. Au contraire : être juif, pour moi, c'est en premier lieu assumer son destin de Juif, et ensuite le choisir. En d'autres termes : il s'agit ici d'un choix délibéré et à effet rétroactif. C'est parce que je suis né juif que je peux et dois me choisir comme tel.

"Être juif à mes yeux constitue non pas un problème aucun homme n'est un problème mais une situation. Je suis juif parce que Je suis juif.

Choix qui implique donc une aven­ture à l'échelle de l'histoire et aussi de la conscience. Rien n'est acquis, rien ne vous est imposé : vous pouvez à chaque instant, à chaque tour­nant, recommencer. Vous engagez votre être dans chacune de vos options. Votre adhésion n'a de va­leur que si elle provient d'une conscience éternellement déchirée, capable de se surprendre.
Cette aventure, où conduit-elle à la fin. Le Juif lui-même l'ignore et doit l'ignorer. "Israël nikra holekh", dit le Talmud. Le Juif est perpétuellement en mouvement. Sa quête le caractérise autant que sa foi, son silence autant que son cri. Il se définit plus par ce qui le blesse que par ce qui le rassure.
De l'homme russe, Pouchkine disait qu'il est né pour l'inspiration. Una­muno accentuait la qualité sobre et poétique de l'homme espagnol. Pour moi, l'homme juif s'identifie à son interrogation.
Lorsque le débat touche à sa fin, que tout semble avoir été dit et établi, c'est alors que surgit le Juif et, par sa seule présence, sa seule survie, renverse théories et systèmes savamment élaborés : on repart à zéro. A peine un édifice a t-il été érigé que déjà il exige qu'on en révise ses fondations. A peine une doctrine est-elle énoncée, qu'il la remet en question : il échappe à toutes les doctrines. Rien d'étonnant ·à ce qu'il ne soit pas bien vu : il dérange ses protecteurs et les irrite. C'est qu'avec lui, on peut s'attendre à tous les imprévus. A la fois enraciné dans son époque et l'intemporel, il prêche l'hésita­tion, le doute. Il sème l'inquiétude dans le cœur du vainqueur et s'ar­range pour miner la bonne con­science du vaincu. Eternel point d'interrogation, il ne conçoit le temps messianique que sous le si­gne de l'attente.

Survivre dans un univers qui vous nie

Etre juif est donc poser une ques­tion - mille questions mais toujours la même - à la société, à autrui, à soi-même, à la mort et à Dieu. La voici : pourquoi et com­ment survivre dans un univers qui vous nie ? Ou bien : comment se concilier avec l'histoire et avec les fossés qu'elle creuse et dépasse ? Ou encore : que répondre à l'enfant juif qui affirme: je ne veux pas, je ne veux plus souffrir sans sa­ voir pourquoi je souffre ? Pire : que répondre au père de cet enfant qui vous dit : je ne veux pas, je ne veux plus que mon fils subisse peine et châtiments sans savoir que sa tourmente a un sens et aura une fin. Et puis la grande question, la plus grave de toutes : que répon­dre à celui qui exige une interprétation du silence de Dieu au mo­ment où l'homme  juif et l'homme tout court avaient plus besoin que jamais de Sa parole si­ non de Sa miséricorde ?
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Jeunes juifs de Paris manifestant en faveur des Juifs d'URSS : rester à l'intérieur de l'Alliance
Juif, vous vous heurterez tôt ou tard à l'énigme de l'action de Dieu dans l'histoire. Sans Dieu, l'exis­tence juive n'intriguerait que les sociologues. Avec Lui, elle fascine philosophes et théologiens et les déroute. Sans Dieu, l'holocauste du judaïsme européen s'inscrirait au seul niveau de l'histoire - épisode cruel dans le cadre d'une guerre in­humaine, et quelle guerre ne l'est pas ? -  et ne nécessiterait pas une révision de valeurs et de con­cepts d'apparence immuables. Otez­ en l'aspect juif, et Auschwitz appa­raît dépourvu de mystère. Rappelez-vous le mot de Sartre : en amour, un et un font un. Pour les Juifs contemporains, un et un font six millions. Six millions de fois un font Dieu. Car de même qu'on ne peut concevoir pareille héca­tombe avec Dieu, elle est inconce­vable sans Dieu. Peut-être est-ce là l'absurde aboutissement de cet événement : tous les chemins y conduisent, mais toutes les expli­cations s'y brisent. Impasse totale : l'agonie du croyant vaut le désarroi de l'incroyant. Si Dieu est une ré­ponse, elle ne peut qu'être fausse. Il n'y a point de réponse. Si par l'holocauste, Dieu a choisi d'inter­roger l'homme, il appartient à celui­-ci de répondre par une quête ayant Dieu pour objet. Interrogation dou­ble : à vous de la revendiquer, de l'insérer dans les actes qui en dé­coulent.
Mais attention : il s'agit d'une in­terrogation double, à deux sens. Ne la divisez pas. La question que l'homme pose à Dieu est peut-être la même que Dieu pose à l'homme. N'empêche que c'est l'homme qui, pour la vivre, doit l'énoncer. Il peut même la changer en défi. C'est là chose permise, voire requise. N'est pas automatiquement renégat celui qui dit non à Dieu. Tout dépend de sa façon de le dire, de sa motivation. On peut tout dire, à condi­tion que ce soit pour l'homme. Et non contre lui. A condition de res­ter à l'intérieur de l'alliance. N'est renégat que celui qui s'en dédit et la juge du dehors.

Qui se veut branche coupée devient autre

Vous me répliquerez : pourquoi parler de Dieu puisque je ne suis pas croyant ? Rassurez-vous : mon propos n'est pas de vous rendre la foi. Libre à vous de remplacer Dieu par le mot -  et la présence -  que vous préférez, je ne chan­gerai pas un signe de ce message qui vous est destiné.
En outre, vos relations avec Dieu, je vous laisse le soin de vous dé­brouiller tout seul. Pour moi, seuls comptent les rapports entre l'indi­vidu et la communauté

"Être juif, c'est œuvrer pour la survie d'un peuple qui vous a légué sa mémoire collective dans sa totalité"

Nul n'a le droit de disséquer l'his­toire pour y opérer un choix per­sonnel. Votre Moi les renferme tou­tes. Vous avez vu Moïse sur le Sinaï, entendu David dans sa cité, combattu les Romains à Massada et subi le glaive des croisés le long de leur parcours. Quiconque se veut branche coupée devient autre, nous apprend le Midrash. Isolez-vous dans le temps et il devient abstrac­tion, et vous aussi. Le temps est un lien, votre Moi une somme.    
Vo­tre nom, d'autres l'ont porté avant vous. Votre condition, d'autres l'ont subie, comme vous. Les questions posées par les enfants et les répon­ses qui leur seront fournies, toutes ont été entendues au Sinaï. Vos doutes et vos conflits, autant que vos victoires, vous parviennent, en ligne directe, de vos premiers an­cêtres.
Appelez cela conscience historique ou, si vous préférez, sens de soli­darité. Solidaire, vous l'êtes avec ceux qui vivent en même temps que vous, ou-qui survivent en vous. Vous ne pouvez vous accomplir en tant que Juif si vous n'êtes pas solidaire de ceux qui partagent vos dilemmes, vos fêtes et même vos contradictions : les Juifs en Israël, en Union soviétique, dans les pays arabes, et même dans les pays où vos frères ne sont pas persécutés.
Juif, vous êtes habilité, voire ap­pelé, à parler au nom de tous les Juifs. Aussi votre parole acquiert­ elle une portée incommensurable, une résonance ancienne : elle en­ gage d'autres que vous, jusqu'à vos précurseurs les plus lointains. Car le Juif qui se renie, renie plus que sa propre personne, c'est Abraham et Isaac et Jacob qu'il répudie. Se trahir au présent, c'est se déraci­ner, s'amputer du passé. Par con­tre, s'accomplir signifie se choisir lien entre présent et avenir, re­mords et projet, le silence premier de la création et celui qui planait sur Treblinka.
Car vous  avez vécu  l'holocauste, vous aussi. Vous êtes né après? Peu importe. On peut pénétrer dans l'enceinte incendiaire vingt-cinq ans plus tard, cinquante ans plus tard. Connaissez-vous Uri-Zvi Grinberg ? Ce poète et visionnaire d'Israël raconte l'histoire du jeune Juif qui, du temps du roi Hérode, quitta Jérusalem pour Rome. Il avait emporté un oreiller dont il ne se séparait jamais. Une nuit, pendant qu'il dormait, l'oreiller prit feu : cette nuit-là, le Temple s'em­brasa à Jérusalem. Car on peut vi­vre à mille lieues du Temple et le voir brûler. On peut mourir à Auschwitz après Auschwitz.
Nous sommes tous des survivants. Et puisque holocauste il y avait, je m'en aurais voulu de l'avoir vécu à distance. Cela vous choque ? Avec tout son acharnement de dé­tresse, de honte et d'horreur, l'ex­périence que le survivant en tire fait de lui un être privilégié : un témoin.
Et ne voyez là aucune tentative de glorifier le martyre juif. Le mar­tyre, je n'y crois pas. Il fait partie de notre passé, mais non de notre destin. Les Juifs ne l'ont jamais recherché. Ils n'ont jamais intro­duit un élément sacré dans la souffrance. L'ascétisme était mal vu, la mortification considérée comme péché. Le renoncement à la vie et aux nourritures terrestres ne mène pas à Dieu. Dieu ne demeure que dans la joie. Dieu est joie, Dieu est chant. Le besoin de souffrir ? Pure invention de ceux qui, pen­dant deux mille ans, ont fait souf­frir ceux qui « tournent le dos au salut».  e martyre est un mythe, parmi tant d'autres, qu'on nous at­tribue. Pour avoir la conscience tranquille. Pour pouvoir dire : « En les châtiant, nous leur rendons ser­vice ; notre hostilité les maintient en vie. » Eh bien, non ! Les per­sécutions, les Juifs auraient pu s'en passer. Contrairement à la notion généralement répandue, ils n'ont pas besoin d'antisémites pour s'af­firmer et s'épanouir. L'image du Juif pourchassé, courbé par le re­mords, ne trouvant le bonheur que dans l'expiation, est un archétype étranger aux Juifs qui s'en débar­rassaient comme ils pouvaient. Par le rire. Et par la révolte. Puisque la société considérait son existence incompatible avec la leur, il était normal qu'ils s'évertuent à changer cette même société. Ce qui explique pourquoi tant de mouvements révo­lutionnaires, dans tous les domai­nes, comptaient tant de Juifs parmi leurs précurseurs et apôtres.

Prendre le chemin commode de la conversion

Voilà qui me ramène, dans votre lettre, à la question traitant de l'es­prit contestataire chez vos camara­des. Vous me demandez quelle atti­tude vous devriez adopter à son égard.
La contestation se confond avec les origines mêmes de l'histoire juive, et cela vous l'avez sans doute ap­pris à l'école. Abraham brisant les idoles de son père, Moïse refusant l'esclavage, les prophètes critiquant fort irrespectueusement - les rois et leurs abus de pouvoir : c'étaient des contestataires avant la lettre. Comme l'étaient tous ces Juifs qui, bien qu'en exil et opprimés, ne pas­saient pas au camp de leurs oppres­seurs. Par leur fidélité obstinée, ils mettaient en question la validité du système. Leur présence devenait acte de protestation et mise en de­ meure. Chaque Juif qui ne prenait pas le chemin commode de la con­ version faisait de son hérésie une expression de révolte quotidienne, continue. Le mouvement contesta­ taire moderne se situe dans cette ligne. D'autant que je le crois lié, lui aussi, aux répercussions boule­ versantes de la Seconde Guerre Mondiale ou, plus exactement, à l'holocauste.
La méfiance, le refus de l'autorité, les troubles, les émeutes, la soif de vérité et de pureté, la détermination d'abolir uniformes et tabous : l'ombre du fait concentrationnaire plane sur les aspirations et agisse­ments de vos camarades. Ils n'en sont peut-être pas conscients, mais leurs termes de références convien­nent à ma génération plutôt qu'à la leur.

C'est à Auschwitz qu'ont eu lieu les premières mutations de l'être. Sans Auschwitz, il n'y aurait pas eu d'Hiroshima. Ni de génocides en Afrique. 

Les tentatives en vue de déshumaniser l'homme, les expéri­mentations visant à le réduire à l'état d'objet, de minéral, de matri­cule, c'est à Auschwitz qu'ils ont été entrepris, catalogués et perfec­tionnés. C'est à Auschwitz ·que l'ave­nir a été mutilé et joué. Le désespoir qui s'en est dégagé ne s'atté­nuera pas de sitôt. Ce n'est pas par hasard que l'ère de l'espace suit de si près celle des usines à mort. Po­sant désormais sur la terre un re­gard de revenant, l'homme fuit ses malédictions en cherchant refuge sur d'autres planètes.
Avec Auschwitz dans leur passé, vos camarades - juifs et non-juifs - s'opposent à ceux qui le leur ont légué. Aux parents, aux penseurs, aux enseignants, aux profiteurs, aux suiveurs, aux meneurs sans idéal, aux prêcheurs sans âme, aux institutions rivées à l'inertie, bref, à cette génération d'adultes, désho­norée et démystifiée, qui vous a mis au monde. Si elle n'avait man­ qué de perspicacité, de droiture, d'inspiration, elle aurait pu éviter le déchaînement des catastrophes, ou du moins l'entraver. En sapant le présent, c'est le passé que vos amis dénoncent. Passé discrédité, en faillite, croulant sous sa propre culpabilité : il rattache l'homme à Caïn. Tous les domaines, toutes les sphères d'activités sont suspects. Une société, une civilisation ayant pu aboutir à pareille dégradation ont, en fait, prononcé leur propre condamnation, et elle est sans appel. Si vos camarades s'inventent de nouveaux dieux, c'est que les an­ ciens ont engendré Eichmann et Treblinka. S'ils se montrent irré­ vérencieux envers leurs aînés, c'est que ceux-ci ont vécu le temps de Sobibor et de Babi-Yar. Leur colère réfute la complaisance qui était selon eux la manière de vivre - ou de mourir - de leurs parents. S'ils aspirent à un nouveau langage, c'est que celui des adultes a servi à Majdanek. Se voulant déshérités, reclus, ils tiennent à ressembler aux habitants des ghettos qui l'étaient avant eux et plus qu'eux. Ils se font matraquer, sans riposter, pour sui­ vre les traces des millions de Juifs qui, avant eux et plus qu'eux, ont pratiqué la non-violence en arme inefficace et inutile de contestation.

La mise en cause du scandale d'hier

Marx et Engels, Lénine et Staline n'inspirent plus vos camarades, me dites-vous. Pourquoi ? Parce qu'ils font partie de cet ensemble d'idéo­logies variées et contradictoires qui pavait la voie pour Birkenau. Si les nouveaux saints se nomment Mao, Che ou Zen, c'est que rien ne les associe à la géographie concentra­tionnaire.
Que la contestation actuelle mette en question beaucoup plus que le présent, j'en demeure convaincu. Son vocabulaire devrait vous don­ner à réfléchir : il vous ramène un quart de siècle en arrière. On « occupe » usines et facultés, les Noirs s'agitent dans des «ghettos». Pra­gue envahit les manchettes, Munich aussi. La police utilise le « gaz » pour disperser les manifestants. Camps de concentration en Egypte, en Grèce. On évoque Auschwitz pour illustrer le Biafra, on compare les émeutes raciales au soulèvement du  ghetto de  Varsovie.  On  crie « SS » pour insulter les représen­tants  du  pouvoir.  On  prédit  un « holocauste » nucléaire. Racisme, fascisme, dictatures totalitaires, complicité, passivité : des mots qui traînent derrière eux un passé lourd de signification, d'où leur impact sur vos camarades. On décrie le régime en place, mais c'est le scan­dale d'hier qui est mis en cause. Voilà pourquoi il importe de faire le procès de cette société qui fut- et demeure - la nôtre. En lui disant non, vous parlerez pour ses victimes.
Mais souvenez-vous : le Juif agit sur son environnement sans s'y assimiler. C'est dans la mesure où son expérience est unique qu'autrui en bénéficiera. En se réalisant en tant que juif, il lui est possible d'atteindre à l'universel. Le Juif qui se renie, soi-disant pour se donner à l'humanité entière, la reniera à son tour. ·Cela est inévi­table. Sur la route de la vérité, le mensonge ne constitue pas une étape, mais un obstacle.
Quant à votre question : comment concilier l'homme et le Juif? Elle me paraît mal posée. Je n'admets pas la distinction qu'on a coutume de faire entre l'homme juif et l'homme tout court : l'un n'est pas opposé à l'autre, ils ne s'annulent pas l'un l'autre. Un Juif qui œuvre pour son peuple, loin de se retran­cher de l'humanité, œuvre aussi pour elle.
Soyons précis : en luttant en faveur des Juifs russes, arabes ou polonais, je me bats pour l'égalité des droits de l'homme partout. En réclamant la paix au Proche-Orient, je m'élève contre toutes les agressions, toutes les guerres. En protestant contre l'incitation à l'extermination de mon peuple, je proteste contre l'étouffement de la liberté à Prague. En essayant de maintenir vivant le souvenir de l'holocauste, je dénonce le massacre des Biafrais et la menace nucléaire. C'est seulement à partir de son expérience parti­culière que le Juif peut se rendre utile. Car un Juif ne peut pas être homme autrement qu'à l'intérieur de sa condition juive.

La stricte observance des 613 commandements de la Torah

Voilà pourquoi, dans mes écrits, le thème juif prédomine. Il m'aide à aborder, à approfondir celui de l'homme. Certes, s'il n'y avait pas eu la guerre, j'aurais cherché à me réa­liser différemment. Par exemple, je ne serais pas devenu écrivain. Ou du moins, j'aurais écrit n'im­porte quoi, tout sauf des romans. Et dans la petite Yeshiva où je serais resté indéfiniment, penché sur la même page du même livre, je n'aurais jamais pensé qu'on pou­vait s'accomplir en dehors de la stricte observance des 613 comman­dements de la Torah.
Aujourd'hui, je sais que cela ne suffit pas. La guerre a tout bous­culé, tout changé. Pour moi, être juif aujourd'hui, c'est raconter ce changement.
Car quiconque traverse une épreuve, participant à un événe­ment qui pèse sur le destin de l'homme ou le libère, se doit de transmettre ce qu'il a vu, ressenti et redouté. Ce devoir, le Juif en est obsédé depuis toujours. Comme hier, il sait que vivre une expé­rience, forger une vision sans en faire lien et projet, c'est en faire cadeau à la mort.
De nos jours, être juif c'est donc témoigner. Témoigner de ce qui est et de ce qui n'est plus. On peut témoigner avec joie - joie réelle, enthousiasme quoique mêlée d'in­quiétude - en donnant son appui à Israël, ou avec colère - colère contenue, apprivoisée et pure de toute amertume stérile en remuant les cendres de l'holocauste : pour le conteur juif et contemporain, il ne peut exister de thème plus humain, de projet plus universel.
Un certain Reb Zeira, raconte le Talmud, décida de jeûner cent jours pour oublier ce qu'il avait appris. Ce n'est qu'ensuite qu'il se rendit en Terre sainte.
Que devons-nous faire, nous, hommes de ma génération et de la vôtre, pour apprendre à nouveau ce que chaque jour, un peu plus, nous tendons à oublier? Je ne le sais pas. Je vous l'ai dit tout au long de cette lettre : j'attache plus d'importance aux questions qu'aux réponses. Seules les premières deviennent partage.
E.W.
(Extraits de "Entre deux Soleils", à paraître prochainement aux éditions du Seuil.)
Elie Wiesel
Elie Wiesel
Ecrivain, prix Nobel de la paix
Elie Wiesel est écrivain, survivant des camps nazis. Après la libération du camp d'Auschwitz en avril 1945, il est pris en charge par l'OSE (Oeuvre au secours aux enfants). Il suit des études de philosophie à la Sorbonne. Puis il gagne sa vie en effectuant de nombreux petits travaux. En 1958, suite à sa rencontre avec François Mauriac, il publie La nuit, un récit poignant témoignant de la Shoah. En 1963, il obtient la nationalité américaine et devient titulaire de la chaire en sciences humaines de l'Université de Boston. S’insurgeant contre l'indifférence, il a notamment déclaré que « Tant qu'un dissident est en prison, notre liberté ne sera pas vraie. Tant qu'un enfant a faim, nos vies seront remplies d'angoisse et de honte ». Militant pour la paix et les droits de l'homme, il reçoit le prix Nobel de la paix en 1986. En 1988, il organise avec le président François Mitterrand une conférence regroupant 76 lauréats du Prix Nobel dont la mission est de réfléchir sur l'avenir de la planète. Cette rencontre se renouvelle depuis, tous les deux ans. Il s'est éteint à Manhattan en 2016, à l'âge de 87 ans.
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