
Les Juifs d'Australie, au bout du monde
Par Henri Minczeles | 16 décembre 2025
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Nous sommes tous hantés par l’attentat antisémite de Sydney. Dans cet article de 1987, l’historien Henri Minczeles nous faisait découvrir une communauté à part, celle des Juifs d'Australie : son histoire, sa structuration communautaire, sa vitalité religieuse et culturelle, ainsi que la place qu’elle occupe dans une Australie à la fois prospère et traversée de tensions.

Revue de L'Arche - avril 1987
Imaginez une France qui s'étendrait
de Brest à Stalingrad et de Stokholm à Djerba.
Henri Minczeles revient d'Australie

Au Queensland, Australie (Crédits : Gloagen - Rapho)
Nous avons quitté Bangkok ce matin. Il fait nuit noire. Le Boeing 747 atterrit à l’aéroport Tullamarine de Melbourne. Un vieux rêve se réalise. Nous sommes arrivés en Australie.
Quand on parle de ce continent des antipodes, on pense à Crocodile Dundee, aux inévitables koalas, aux incontournables kangourous. Quand on évoque – très rarement d’ailleurs – les juifs du bout du monde, on dit, à tort : ce sont des juifs de l’Exil en exil. Ils sont loin. Loin d’où ? pourrait-on rétorquer. Or, c’est précisément cette communauté que j’ai eu le loisir de rencontrer.
Je n’ai pas la prétention de donner un tableau complet du « yichouv ». Mais séjournant dans ma famille, tante, cousins, cousines et enfants (neuf personnes), dès le premier jour j’ai pris une grande feuille de papier. En abscisses : matin, après-midi, soir. En ordonnées, lundi, mardi, etc., et ce, pendant quinze jours, les trois derniers étant prévus à Sydney. Durant ce court laps de temps, j’ai visité le sud du pays, rencontré de nombreux camarades et amis – dont je tiens ici à souligner l’esprit fraternel et chaleureux –, interviewé plusieurs personnalités, lu la presse locale, bref, recueilli quelques impressions.
Si mon yiddish était – presque – correct, mon anglais laissait à désirer. Mais le lendemain de mon arrivée ayant lu dans un restaurant : « Don’t mind if you don’t speak italian, we speak a very good broken english », je n’ai plus eu aucun complexe.
90 000 juifs australiens
Il y a près de 90 000 juifs en Australie dont 40 000 à Melbourne, un peu moins à Sydney et le reste dans les autres villes et petites agglomérations ; très peu dans le Bush. Un grand faubourg de Melbourne, Caulfield, à lui seul abrite près de 15 000 juifs, soit près de 10 % de la population. On m’assure qu’il y a plusieurs rues entièrement juives.
La plupart sont venus au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, mais il existait déjà une communauté avant : selon Aaron Patkin, 23 553 juifs en 1933 (cf. Australish Yiddisher Almanach de 1937). Si l’on consulte l’ouvrage de Hilary L. Rubinstein, The Jews in Victoria, celui-ci signale que sur les 751 convicts des premiers bateaux venus en 1788, il y en avait, dit-on, 14 d’origine juive. Il ne faut pas oublier non plus que lors de la première ruée vers l’or, en 1851, à Ballarat (à 100 kms de Melbourne), de nombreux juifs étaient partis à la recherche des pépites. C’est d’ailleurs là que la première synagogue du pays a été édifiée.
Les juifs sont arrivés de partout, mais principalement d’Europe : des Hongrois, des Allemands, des Polonais, ainsi que des Français, quelques Égyptiens – l’élément sépharade est minoritaire – et même des Israéliens. Selon certains, c’est en Australie que l’on rencontrerait le plus grand nombre de survivants de la Choa ; à preuve : un petit musée de l’Holocauste, fort touchant et très documenté, que m’a fait admirer un bundiste bien connu, Bonno Wiener.
La communauté juive se caractérise par sa structure héritée du système anglo-saxon, c’est-à-dire revendique son appartenance à un groupe ethno-culturel. Les juifs polonais sont juifs et non pas polonais. À l’instar des juifs aux U.S.A. ou en Grande-Bretagne, ils sont affiliés à un ensemble institutionnel dont l’expression politique et communautaire s’affirme par un Board of Deputies qui groupe 120 membres, en quelque sorte l’équivalent du CRIF. Ne serait-ce que pour s’élever contre l’OLP locale. Cela est dû au système fédéral australien, creuset d’individus de différentes nationalités devenus citoyens australiens. D’où la cohésion du groupe juif.
La communauté est très particulariste bien que l’on ne puisse en aucun cas parler de ghetto dans le sens d’un shtetl de type polonais. C’est ce qui explique un réseau scolaire très dense où la grande majorité des enfants juifs fréquentent 16 écoles à plein temps parmi lesquelles le Moriah College de Sydney rassemble plus de 1 000 enfants et adolescents, et le Mount Scopus College de Melbourne, près de 2 500 élèves.
Cela explique également l’impact des traditions religieuses. Melbourne compte 22 synagogues, toutes, sauf une, de rite ashkénaze où toutes les tendances sont représentées. Ainsi, au cours de deux longs entretiens, l’un avec Ronald Lubofsky, rabbin libéral-orthodoxe, un bel homme d’une cinquantaine d’années, très british, l’autre avec Haïm Gutnik, rabbin Loubavitcher, un jeune homme de 65 ans, père de six enfants et grand-père de quarante petits-enfants, nous avons pu constater l’importance du phénomène religieux et vérifier – d’après des indices recueillis par ailleurs – que ce sentiment était vivace. Mais cela n’occulte pas pour autant le courant laïque, qui est réel, encore que tous les mariages (ou presque) sont célébrés à la shule et que les garçons font leur bar-mitsva.
Les Smorgon et les Myers
L’intégration des juifs australiens est un fait parfaitement admis mais la communauté conserve sa spécificité. L’assimilation n’atteint pas les proportions que nous connaissons en Europe. Aux dires de nombreux interlocuteurs que nous avons interrogés, les mariages mixtes oscillent entre 10 et 15 %, c’est-à-dire trois fois moins qu’ici. Dans les écoles, en dehors de l’anglais bien entendu, on étudie l’hébreu et l’on nous assure que proportionnellement l’aliya y est la plus forte du monde.
De leur côté, les yiddishistes n’ont pas croisé les bras et le mouvement Kadima, où se côtoient sionistes et non-sionistes, s’occupe d’une école primaire yiddish, Sholem Aleichem.
En règle générale, la situation économique des juifs d’Australie est relativement bonne. La plupart sont propriétaires de maisons individuelles fort bien agencées, avec jardin et parfois avec piscine. Les juifs s’apparentent très souvent à l’« upper-middle-class » : professions libérales ou à haute technicité, disposant d’un revenu supérieur au niveau moyen des juifs français. Certes, il y a des couches défavorisées aidées par des mouvements sociaux, mais elles sont heureusement minoritaires. Il y a également quelques familles juives très fortunées, dont on loue l’esprit philanthropique, tels les Smorgon ou les Myers, ces derniers disposant d’une chaîne de grands magasins.
Un ouvrage qui n’a pas son équivalent en France, le Jewish Year Book, donne chaque année de précieuses informations sur la communauté tant sur le plan statistique que socio-économique ou culturel. La lecture attentive des deux hebdomadaires juifs est instructive. Par exemple dans le Jewish News de Melbourne, deux types de préoccupations dominent : ce qui se passe dans la communauté, y compris celle de Nouvelle-Zélande où vivent plusieurs milliers de juifs, notamment à Christchurch et à Auckland, et la politique menée par Israël. Récemment, le Premier ministre australien, Bob Hawke, s’est rendu en visite à Jérusalem ; son voyage a largement été commenté par les journaux.
Cette année, l’Australie fêtera son bicentenaire. C’est un pays peuplé de seize millions d’habitants pour une superficie supérieure à treize fois et demie celle de la France. Imaginez que l’Australie s’étende de Brest à Stalingrad et de Stockholm à Djerba et vous aurez une vague idée de sa taille. Le pays est riche, vivant, prospère en dépit d’une inflation de l’ordre de 10 % et d’un dollar australien à 4 F, très avantageux pour les Européens. Certes, il a ses problèmes : un commerce extérieur largement déficitaire, des dettes importantes – malgré une politique d’expansion économique remarquable –, mais aussi la drogue, l’alcoolisme, les nouveaux pauvres, les aborigènes.
De toutes les communautés du monde, pourrait-on conclure, le judaïsme australien n’est sûrement pas la plus déshéritée.

A Sydney : les cousins d'Henri Minczeles (Crédits : DR)
Henri Minczeles
