La part de la population se déclarant juive en
France est très faible, 0,67 % de la population totale et elle ne
représente que 0,6 % du corps électoral, un échantillon trop faible pour
être significatif (260 000 électeurs en 2014, selon l’IFOP). Or, un seul
sondage nous éclaire sur le vote des Français de confession juive en faveur de
Marine Le Pen. En 2014, une étude de l’IFOP pour Atlantico révèle que
13,5 % de ces électeurs ont voté en faveur de la présidente du RN, contre
4 % pour son père. Lors de la présidentielle de 2022, quelques résultats
supplémentaires ont été mentionnés (Sarcelles, Saint-Mandé, bureau de vote
numéro 7 du 20e arrondissement de Paris et le vote des Français en
Israël). Dans ces bureaux, si l’on constate une percée regrettable en faveur
d’Éric Zemmour, ces résultats sont-ils suffisamment représentatifs ? J’en
doute. Par exemple, en Israël, peu d’électeurs se rendent aux urnes. Ensuite,
les choix électoraux des Juifs dépendent de plusieurs facteurs et variantes
comme pour le reste du corps électoral car, à l’instar de nos concitoyens, les
Français de confession juive se déterminent en fonction de différents critères,
économiques, politiques et sociétaux. Enfin, une sensibilité commune liée à
l’antisémitisme et à Israël ne produit pas forcément un même comportement
électoral, tout simplement parce qu’il y a une hétérogénéité dans cet électorat
et dans la communauté juive.
Mais voilà, des Juifs votent pour l’extrême
droite. Combien sont-ils réellement ? Par ailleurs, combien y aurait-il
d’adhérents de confession juive au RN, si ce n’est une poignée de militants ?
Et quand bien même y aurait-il quelques milliers d’électeurs juifs votant pour
l’extrême droite, en quoi ce vote serait-il plus important que celui des
catholiques pratiquants (ou non pratiquants) qui votent pour l’extrême droite
et/ou que les innombrables militants et sympathisants non juifs qui votent pour
le RN ou Reconquête ? Cela dit, ces rappels me paraissent nécessaires, car je
vois bien comment, dans une entreprise constante de dédiabolisation, Marine Le
Pen tente non seulement de lifter l’image de son parti, mais également de
séduire l’électorat juif, en parlant notamment et distinctement de
l’antisémitisme « islamiste » et d’Israël. Ces tentatives réitérées
font pourtant partie d’une stratégie.
Dès son accession à la présidence du parti,
Marine Le Pen ambitionne d’accéder à la présidence de la République. Tout juste
élue présidente du FN en janvier 2011, elle tient un discours qui marque les
esprits. Elle dit se placer sous le signe de la République et de l'héritage de
1789. Mais, pour espérer un jour conquérir le pouvoir, elle comprend qu’elle
doit procéder à un nettoyage et lifter l’image du FN. Cela suppose de le
transformer, de tenter de rassembler à droite et de se débarrasser de son
encombrant père. C’est ainsi que le 20 août 2015, Jean-Marie Le Pen est exclu
du parti qu'il a pourtant contribué à fonder. Ses propos infâmes sur les
chambres à gaz, son antisémitisme et son racisme pénalisent la stratégie de «
dédiabolisation » du parti menée par sa fille. Elle l’écarte donc, mais elle
garde autour d’elle de nombreux protagonistes du FN, clairement sulfureux. Ce
n’est pas pour autant que Marine condamne vigoureusement les propos de son
père. Dans un premier temps, elle s’emploie juste à s’en démarquer.
Jean-Marie Le Pen dans les années 70
Concernant l’antisémitisme, la stratégie est
rappelée alors par Louis Aliot, vice-président du FN, dans un entretien qu’il
accorde à l’historienne Valérie Igounet, en décembre 2013. Là, Louis Aliot
explique comment il veut redorer l’image du parti. L’enjeu est simple. Pour
« dédiaboliser » le FN, il doit couper avec l’antisémitisme, tel qu’il
était porté par Jean-Marie Le Pen. Que dit Aliot ? « La dédiabolisation ne
porte que sur l’antisémitisme. En distribuant des tracts dans la rue, le seul
plafond de verre que je voyais, ce n’était pas l’immigration, ni l’islam…
D’autres sont pires que nous sur ces sujets-là. C’est l’antisémitisme qui
empêche les gens de voter pour nous. Il n’y a que cela… À partir du moment où
vous faites sauter ce verrou idéologique, vous libérez le reste ». [1]
On voit bien ce qu’il y a de stratégie
politicienne dans cette déclaration. Ce qu’explique Jonathan Hayoun, notamment réalisateur
de documentaires et ancien président de l’UEJF, interviewé en 2019. « Dans sa
stratégie dite de dédiabolisation, les Juifs représentent clairement une cible
à neutraliser, voire à séduire. Non pas tant pour le pseudo-électorat juif (0,6 %
du corps électoral seulement), mais bien pour la symbolique que représenterait
un dialogue possible entre le Front national et les institutions juives. Marine
Le Pen y verrait donc une caution, qui effacerait l’histoire et l’actualité de
l’antisémitisme d’extrême droite. Les institutions juives ne sont pas dupes et
tiennent ». [2]
Depuis 2011, Marine Le Pen poursuit cette stratégie et tente de s’écarter de
l’antisémitisme, tant bien que mal.
C’est ainsi que dans un entretien qu’elle
accorde à l’hebdomadaire Le Point du 3 février
2011, la nouvelle Présidente du FN explique que ce qui s'est « passé » dans
les camps nazis « est le summum de la barbarie ». Que dit-elle exactement
? « Je n'ai pas à faire de travail de mémoire. Tout le monde sait ce qui s'est
passé dans les camps et dans quelles conditions. Ce qui s'y est passé est le
summum de la barbarie. Croyez-moi, cette barbarie, je l'ai bien en mémoire »,
explique-t-elle, avant d’ajouter qu’elle ne sent « aucune filiation avec ce que
fut l'armée allemande [...] Cette armée a assassiné nos pères et nos frères, je
ne l'oublie pas. Et tous ceux qui font preuve d'ambiguïté sur le sujet
m'agacent au plus haut point. » Comme on lui demandait si c'était le cas aussi
pour ceux qui font preuve « d'ambiguïté sur la Shoah », elle répondait : « Oui,
ils m'agacent de la même manière. » [3]
Le 9 avril 2017, Marine Le Pen déclenche une
tempête durant la campagne présidentielle en déclarant que « la France n’est pas responsable du Vél’d’Hiv ». «
S’il y a des responsables, c’est ceux qui étaient au pouvoir à l’époque, ce
n’est pas la France. » – une version de l’histoire installée par le général de
Gaulle et que partageait François Mitterrand.
Que dit-elle également dans ce numéro du Point
de 2011 ? « L'histoire a d'abord permis de culpabiliser les Français
au-delà du raisonnable. On leur a expliqué qu'ils étaient des salauds, des
colonisateurs, des esclavagistes... à ce titre, ils devaient abandonner leurs
réflexes de survie et accepter, par exemple, une immigration insupportable. »
De là à parler d’occupation… Il n’y a qu’un pas. Qu’elle franchit aisément.
Comment ? En décembre 2010, alors candidate à la présidence du FN, Marine Le
Pen compare les prières de rue des musulmans à une forme d'«occupation», sans
« blindés » ni « soldats », mais d' « occupation tout de même ». En
juillet 2013, elle réitère ses propos : « Je suis désolée, mais pour ceux qui
aiment beaucoup parler de la Seconde Guerre mondiale, s'il s'agit de parler
d'occupation, on pourrait en parler, pour le coup, parce que ça c'est une
occupation du territoire », précise-t-elle. Rien d’étonnant finalement, car le
thème de « l’Occupation » – de la France – est un terme porteur et largement
exploité par toute l’extrême droite et en particulier par Éric Zemmour. À la
différence de son père, elle ne cible pas les Juifs, mais… l’immigration,
notamment musulmane. Et c’est ainsi que l’on passe chez les Le Pen d’une
obsession à une autre (des Juifs aux musulmans) et d’une cible à une autre
(Juifs, musulmans).
Le 16 juillet 2020, elle rend hommage aux 13 000
Juifs arrêtés par la police et la gendarmerie françaises (lors des rafles des
16 et 17 juillet 1942). Depuis, elle cherche à se présenter comme le rempart,
pour la communauté juive, contre « l’antisémitisme islamique », en surfant sur
l’inquiétude des Juifs de France. C’est ainsi qu’elle reproche aux responsables
politiques ayant été aux affaires ces dernières années d'avoir « laissé
s'installer un fondamentalisme islamiste qui est incontestablement à l'origine
de l'antisémitisme aujourd'hui » [4]
Enfin, le 12 novembre 2023, Marine Le Pen qui, en son temps, faisait huer dans
ses meetings Dominique Strauss-Kahn, Bernard Henri-Lévy, Édouard de Rothschild,
Jacques Attali, participe à la marche contre l’antisémitisme. Beaucoup y voient
une consécration.
Louis Aliot, artisan de la dédiabolisation
Que Marine Le Pen et le RN veuillent se
présenter comme un « rempart », un « bouclier » pour protéger la
communauté juive est risible. Surtout lorsque l’on connaît l’histoire de son
parti et que l’on se souvient que le FN était – et pas seulement en ses
débuts – un mélange nauséeux de vieux fascistes vichyssois, de catholiques
intégristes, de païens férus de rituels celtes et de jeunes étudiants d’extrême
droite. Au fond, quoiqu’elle ne soit pas personnellement antisémite, le RN se
heurte toujours à la question de l’héritage du FN et de sa filiation politique.
Ensuite, ce n’est pas le RN qui devrait être un « bouclier » contre
l’antisémitisme, mais la République, ses institutions et les corps constitués.
Enfin, que MLP fasse son chou gras de «
l’antisémitisme islamique », tout en surfant sur l’immigration, n’étonnera
personne. Par exemple, à LFI, Mathilde Panot et ses camarades ne voient et ne
dénoncent l’antisémitisme que lorsqu’il provient exclusivement de l’extrême
droite. Au RN, on ne voit l’antisémitisme que lorsqu’il émane exclusivement des
musulmans et/ou des islamistes. Bref, chacun voit son verre à moitié vide.
Mais, les choses sont bien plus complexes. L’antisémitisme fluctue, il peut
attirer les uns et les autres et il est intimement lié aussi à une ancienneté
des stéréotypes, il se modèle en fonction de l’actualité et donc s’actualise
(crise des Gilets jaunes, épidémie du coronavirus et ses répercussions, conflit
israélo-palestinien…). Il est donc attractif de toute manière. Bref,
l’antisémitisme ne provient pas seulement de l’extrême droite (version Panot)
ou de l’islamisme (version Marine Le Pen), il peut toucher une partie plus
large du spectre politique français.
Un parti qui a été antisémite peut-il en être
totalement délesté ? Par exemple, que dire des préjugés antisémites qui
sont portés par les électeurs, sympathisants et militants du RN ? L’étude Radiographie
de l’antisémitisme en France, édition 2022, entreprise par l’American
Jewish Committee (AJC) et la Fondation pour l’innovation politique, avec l’IFOP,
donne plusieurs indications. [5]
La diffusion des préjugés antisémites est plus répandue à l’extrême gauche et à
l’extrême droite. Ainsi, l’affirmation selon laquelle « les Juifs ont trop de
pouvoir dans le domaine de l’économie et de la finance » est partagée par 39 %
de l’électorat de Marine Le Pen et par 33 % des proches du Rassemblement
national, [6]
contre 26 % dans l’ensemble de la population. De plus, 20 % des
proches du RN estiment que l’on parle trop de l’antisémitisme.
Si donc les préjugés antisémites sont assez
répandus dans son électorat, quelques polémiques surgissent également. Par
exemple, au lendemain du premier tour de l’élection présidentielle de 2017,
Marine Le Pen décide de se mettre en retrait de la présidence de son parti et
cède sa place à un cadre historique, Jean-François Jalkh. Or, ce dernier avait
tenu des propos négationnistes. Par ailleurs, Marine Le Pen nomme Philippe
Vardon directeur de communication pour sa campagne électorale des européennes.
Pourtant, Vardon a été le cofondateur du Bloc identitaire, un violent
groupuscule d’extrême droite. Autre exemple, dans une correspondance du 5 mai
2021, rendue publique à l’AFP, Jean-Richard Sulzer, membre du Conseil national
du RN, [7]
met en garde Marine Le Pen contre la présence sur les listes aux élections
régionales et départementales de candidats au passé « sulfureux », et il cite
plusieurs noms. [8] Par ailleurs, le RN continue
d’entretenir des liens avec certains personnages qui naviguent en eaux troubles, [9]
comme Frédéric Chatillon, un proche de Marine Le Pen ou Axel Loustau. [10]
Ou encore, l’actuel député RN Frédéric Boccaletti tenait une boutique de livres
d’extrême droite au cœur de Toulon, l’échoppe Anthinéa, en référence à un
ouvrage de l’écrivain monarchiste et antisémite Charles Maurras. Il avait
également créé une société d’édition d’extrême droite, [11] qui publiait des livres
sulfureux et l’on trouvait des publications négationnistes dans son échoppe.
À la différence de Jean-Luc Mélenchon, Marine
Le Pen condamne l’attaque terroriste du Hamas contre Israël en faisant même des
parallèles (quelquefois douteux) sur le modèle de… nous avons un ennemi commun.
Elle a des mots aimables lorsqu’elle parle d’Israël et se présente comme un
« bouclier » pour les Juifs. Mais est-elle pour autant
crédible ? D’ailleurs, quelle crédibilité peut-on donner à un parti
d’extrême droite ? Quelle crédibilité peut-on donner à un parti qui
stigmatise les étrangers ? Quelle crédibilité peut-on donner à un parti
qui entretient des liens douteux avec d’autres formations politiques d’extrême
droite européenne ? Quelle crédibilité donner à Marine Le Pen, qui est
régulièrement mise en cause pour ses liens avec la Russie ? Quelle
crédibilité peut-on donner à un parti dont les propositions économiques sont
fantaisistes, etc. Bref, avant de déposer un hypothétique bulletin de vote en
sa faveur, les électeurs de confession juive seraient bien inspirés de prendre
en considération un ensemble de données politiques et économiques. Au fond,
Marine Le Pen, est-ce vraiment ce que l’on voudrait pour la France ?
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[1] Entretien de Louis
Alliot, 6 décembre 2013, in Valérie Igounet, Le Front national de 1972 à nos
jours – Le Parti, les hommes, les idées, Seuil, 2014, p.
420.
[2] « Comment
l’extrême-droite a voulu séduire les Juifs de France ? »,
www.crif.org – 5 mars 2019.
[3]
Franck Johannès, « En
condamnant “le fléau de l’antisémitisme”, Marine Le Pen prend ses distances
avec l’histoire du FN », Le Monde, 20 juillet 2020.
[4] « L’interview
politique », Europe 1, 19 février 2019.
[6] Cette affirmation est
également partagée par 33 % des répondants au sein de l’électorat de
Jean-Luc Mélenchon, et par 34 % des proches de La France insoumise.
[7] Il s’agit d’un mouvement
embryonnaire représentant quelques rares militants de confession juive du RN.
[9] Nicolas Massol et Tristan
Berteloot, « Antisémitisme. Au Rassemblement national, une haine des Juifs
toujours bien ancrée derrière la dédiabolisation », Libération, 8
novembre 2023.