L'arche
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Le Rassemblement national est-il l’ami des Juifs ?
Par Marc Knobel | 17 juin 2024
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Marine Le Pen drague la communauté juive. Doit-on tomber dans le panneau ? Que comprendre et que penser de ces appels du pied ?

La part de la population se déclarant juive en France est très faible, 0,67 % de la population totale et elle ne représente que 0,6 % du corps électoral, un échantillon trop faible pour être significatif (260 000 électeurs en 2014, selon l’IFOP). Or, un seul sondage nous éclaire sur le vote des Français de confession juive en faveur de Marine Le Pen. En 2014, une étude de l’IFOP pour Atlantico révèle que 13,5 % de ces électeurs ont voté en faveur de la présidente du RN, contre 4 % pour son père. Lors de la présidentielle de 2022, quelques résultats supplémentaires ont été mentionnés (Sarcelles, Saint-Mandé, bureau de vote numéro 7 du 20e arrondissement de Paris et le vote des Français en Israël). Dans ces bureaux, si l’on constate une percée regrettable en faveur d’Éric Zemmour, ces résultats sont-ils suffisamment représentatifs ? J’en doute. Par exemple, en Israël, peu d’électeurs se rendent aux urnes. Ensuite, les choix électoraux des Juifs dépendent de plusieurs facteurs et variantes comme pour le reste du corps électoral car, à l’instar de nos concitoyens, les Français de confession juive se déterminent en fonction de différents critères, économiques, politiques et sociétaux. Enfin, une sensibilité commune liée à l’antisémitisme et à Israël ne produit pas forcément un même comportement électoral, tout simplement parce qu’il y a une hétérogénéité dans cet électorat et dans la communauté juive.
Mais voilà, des Juifs votent pour l’extrême droite. Combien sont-ils réellement ? Par ailleurs, combien y aurait-il d’adhérents de confession juive au RN, si ce n’est une poignée de militants ? Et quand bien même y aurait-il quelques milliers d’électeurs juifs votant pour l’extrême droite, en quoi ce vote serait-il plus important que celui des catholiques pratiquants (ou non pratiquants) qui votent pour l’extrême droite et/ou que les innombrables militants et sympathisants non juifs qui votent pour le RN ou Reconquête ? Cela dit, ces rappels me paraissent nécessaires, car je vois bien comment, dans une entreprise constante de dédiabolisation, Marine Le Pen tente non seulement de lifter l’image de son parti, mais également de séduire l’électorat juif, en parlant notamment et distinctement de l’antisémitisme « islamiste » et d’Israël. Ces tentatives réitérées font pourtant partie d’une stratégie.

La stratégie de dédiabolisation de Marine Le Pen

Dès son accession à la présidence du parti, Marine Le Pen ambitionne d’accéder à la présidence de la République. Tout juste élue présidente du FN en janvier 2011, elle tient un discours qui marque les esprits. Elle dit se placer sous le signe de la République et de l'héritage de 1789. Mais, pour espérer un jour conquérir le pouvoir, elle comprend qu’elle doit procéder à un nettoyage et lifter l’image du FN. Cela suppose de le transformer, de tenter de rassembler à droite et de se débarrasser de son encombrant père. C’est ainsi que le 20 août 2015, Jean-Marie Le Pen est exclu du parti qu'il a pourtant contribué à fonder. Ses propos infâmes sur les chambres à gaz, son antisémitisme et son racisme pénalisent la stratégie de « dédiabolisation » du parti menée par sa fille. Elle l’écarte donc, mais elle garde autour d’elle de nombreux protagonistes du FN, clairement sulfureux. Ce n’est pas pour autant que Marine condamne vigoureusement les propos de son père. Dans un premier temps, elle s’emploie juste à s’en démarquer.
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Jean-Marie Le Pen dans les années 70 
Concernant l’antisémitisme, la stratégie est rappelée alors par Louis Aliot, vice-président du FN, dans un entretien qu’il accorde à l’historienne Valérie Igounet, en décembre 2013. Là, Louis Aliot explique comment il veut redorer l’image du parti. L’enjeu est simple. Pour « dédiaboliser » le FN, il doit couper avec l’antisémitisme, tel qu’il était porté par Jean-Marie Le Pen. Que dit Aliot ? « La dédiabolisation ne porte que sur l’antisémitisme. En distribuant des tracts dans la rue, le seul plafond de verre que je voyais, ce n’était pas l’immigration, ni l’islam… D’autres sont pires que nous sur ces sujets-là. C’est l’antisémitisme qui empêche les gens de voter pour nous. Il n’y a que cela… À partir du moment où vous faites sauter ce verrou idéologique, vous libérez le reste ». [1]
On voit bien ce qu’il y a de stratégie politicienne dans cette déclaration. Ce qu’explique Jonathan Hayoun, notamment réalisateur de documentaires et ancien président de l’UEJF, interviewé en 2019. « Dans sa stratégie dite de dédiabolisation, les Juifs représentent clairement une cible à neutraliser, voire à séduire. Non pas tant pour le pseudo-électorat juif (0,6 % du corps électoral seulement), mais bien pour la symbolique que représenterait un dialogue possible entre le Front national et les institutions juives. Marine Le Pen y verrait donc une caution, qui effacerait l’histoire et l’actualité de l’antisémitisme d’extrême droite. Les institutions juives ne sont pas dupes et tiennent ». [2] Depuis 2011, Marine Le Pen poursuit cette stratégie et tente de s’écarter de l’antisémitisme, tant bien que mal.
C’est ainsi que dans un entretien qu’elle accorde à l’hebdomadaire Le Point du 3 février 2011, la nouvelle Présidente du FN explique que ce qui s'est « passé » dans les camps nazis « est le summum de la barbarie ». Que dit-elle exactement ? « Je n'ai pas à faire de travail de mémoire. Tout le monde sait ce qui s'est passé dans les camps et dans quelles conditions. Ce qui s'y est passé est le summum de la barbarie. Croyez-moi, cette barbarie, je l'ai bien en mémoire », explique-t-elle, avant d’ajouter qu’elle ne sent « aucune filiation avec ce que fut l'armée allemande [...] Cette armée a assassiné nos pères et nos frères, je ne l'oublie pas. Et tous ceux qui font preuve d'ambiguïté sur le sujet m'agacent au plus haut point. » Comme on lui demandait si c'était le cas aussi pour ceux qui font preuve « d'ambiguïté sur la Shoah », elle répondait : « Oui, ils m'agacent de la même manière. » [3]  

«La France n’est pas responsable de la rafle du Vél’d’Hiv», dit-elle.

Le 9 avril 2017, Marine Le Pen déclenche une tempête durant la campagne présidentielle en déclarant que « la France n’est pas responsable du Vél’d’Hiv ». « S’il y a des responsables, c’est ceux qui étaient au pouvoir à l’époque, ce n’est pas la France. » – une version de l’histoire installée par le général de Gaulle et que partageait François Mitterrand.
Que dit-elle également dans ce numéro du Point de 2011 ? « L'histoire a d'abord permis de culpabiliser les Français au-delà du raisonnable. On leur a expliqué qu'ils étaient des salauds, des colonisateurs, des esclavagistes... à ce titre, ils devaient abandonner leurs réflexes de survie et accepter, par exemple, une immigration insupportable. » De là à parler d’occupation… Il n’y a qu’un pas. Qu’elle franchit aisément. Comment ? En décembre 2010, alors candidate à la présidence du FN, Marine Le Pen compare les prières de rue des musulmans à une forme d'«occupation», sans « blindés » ni « soldats », mais d' « occupation tout de même ». En juillet 2013, elle réitère ses propos : « Je suis désolée, mais pour ceux qui aiment beaucoup parler de la Seconde Guerre mondiale, s'il s'agit de parler d'occupation, on pourrait en parler, pour le coup, parce que ça c'est une occupation du territoire », précise-t-elle. Rien d’étonnant finalement, car le thème de « l’Occupation » – de la France – est un terme porteur et largement exploité par toute l’extrême droite et en particulier par Éric Zemmour. À la différence de son père, elle ne cible pas les Juifs, mais… l’immigration, notamment musulmane. Et c’est ainsi que l’on passe chez les Le Pen d’une obsession à une autre (des Juifs aux musulmans) et d’une cible à une autre (Juifs, musulmans).
Le 16 juillet 2020, elle rend hommage aux 13 000 Juifs arrêtés par la police et la gendarmerie françaises (lors des rafles des 16 et 17 juillet 1942). Depuis, elle cherche à se présenter comme le rempart, pour la communauté juive, contre « l’antisémitisme islamique », en surfant sur l’inquiétude des Juifs de France. C’est ainsi qu’elle reproche aux responsables politiques ayant été aux affaires ces dernières années d'avoir « laissé s'installer un fondamentalisme islamiste qui est incontestablement à l'origine de l'antisémitisme aujourd'hui » [4] Enfin, le 12 novembre 2023, Marine Le Pen qui, en son temps, faisait huer dans ses meetings Dominique Strauss-Kahn, Bernard Henri-Lévy, Édouard de Rothschild, Jacques Attali, participe à la marche contre l’antisémitisme. Beaucoup y voient une consécration.
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Louis Aliot, artisan de la dédiabolisation

Le RN, « rempart » pour la communauté juive ?

Que Marine Le Pen et le RN veuillent se présenter comme un « rempart », un « bouclier » pour protéger la communauté juive est risible. Surtout lorsque l’on connaît l’histoire de son parti et que l’on se souvient que le FN était – et pas seulement en ses débuts – un mélange nauséeux de vieux fascistes vichyssois, de catholiques intégristes, de païens férus de rituels celtes et de jeunes étudiants d’extrême droite. Au fond, quoiqu’elle ne soit pas personnellement antisémite, le RN se heurte toujours à la question de l’héritage du FN et de sa filiation politique. Ensuite, ce n’est pas le RN qui devrait être un « bouclier » contre l’antisémitisme, mais la République, ses institutions et les corps constitués.
Enfin, que MLP fasse son chou gras de « l’antisémitisme islamique », tout en surfant sur l’immigration, n’étonnera personne. Par exemple, à LFI, Mathilde Panot et ses camarades ne voient et ne dénoncent l’antisémitisme que lorsqu’il provient exclusivement de l’extrême droite. Au RN, on ne voit l’antisémitisme que lorsqu’il émane exclusivement des musulmans et/ou des islamistes. Bref, chacun voit son verre à moitié vide. Mais, les choses sont bien plus complexes. L’antisémitisme fluctue, il peut attirer les uns et les autres et il est intimement lié aussi à une ancienneté des stéréotypes, il se modèle en fonction de l’actualité et donc s’actualise (crise des Gilets jaunes, épidémie du coronavirus et ses répercussions, conflit israélo-palestinien…). Il est donc attractif de toute manière. Bref, l’antisémitisme ne provient pas seulement de l’extrême droite (version Panot) ou de l’islamisme (version Marine Le Pen), il peut toucher une partie plus large du spectre politique français.

Pas d’antisémitisme chez les sympathisants et électeurs du RN, vraiment ?

Un parti qui a été antisémite peut-il en être totalement délesté ? Par exemple, que dire des préjugés antisémites qui sont portés par les électeurs, sympathisants et militants du RN ? L’étude Radiographie de l’antisémitisme en France, édition 2022, entreprise par l’American Jewish Committee (AJC) et la Fondation pour l’innovation politique, avec l’IFOP, donne plusieurs indications. [5] La diffusion des préjugés antisémites est plus répandue à l’extrême gauche et à l’extrême droite. Ainsi, l’affirmation selon laquelle « les Juifs ont trop de pouvoir dans le domaine de l’économie et de la finance » est partagée par 39 % de l’électorat de Marine Le Pen et par 33 % des proches du Rassemblement national, [6] contre 26 % dans l’ensemble de la population. De plus, 20 % des proches du RN estiment que l’on parle trop de l’antisémitisme.
Si donc les préjugés antisémites sont assez répandus dans son électorat, quelques polémiques surgissent également. Par exemple, au lendemain du premier tour de l’élection présidentielle de 2017, Marine Le Pen décide de se mettre en retrait de la présidence de son parti et cède sa place à un cadre historique, Jean-François Jalkh. Or, ce dernier avait tenu des propos négationnistes. Par ailleurs, Marine Le Pen nomme Philippe Vardon directeur de communication pour sa campagne électorale des européennes. Pourtant, Vardon a été le cofondateur du Bloc identitaire, un violent groupuscule d’extrême droite. Autre exemple, dans une correspondance du 5 mai 2021, rendue publique à l’AFP, Jean-Richard Sulzer, membre du Conseil national du RN, [7] met en garde Marine Le Pen contre la présence sur les listes aux élections régionales et départementales de candidats au passé « sulfureux », et il cite plusieurs noms. [8] Par ailleurs, le RN continue d’entretenir des liens avec certains personnages qui naviguent en eaux troubles, [9] comme Frédéric Chatillon, un proche de Marine Le Pen ou Axel Loustau. [10] Ou encore, l’actuel député RN Frédéric Boccaletti tenait une boutique de livres d’extrême droite au cœur de Toulon, l’échoppe Anthinéa, en référence à un ouvrage de l’écrivain monarchiste et antisémite Charles Maurras. Il avait également créé une société d’édition d’extrême droite, [11] qui publiait des livres sulfureux et l’on trouvait des publications négationnistes dans son échoppe.

Conclusion provisoire

À la différence de Jean-Luc Mélenchon, Marine Le Pen condamne l’attaque terroriste du Hamas contre Israël en faisant même des parallèles (quelquefois douteux) sur le modèle de… nous avons un ennemi commun. Elle a des mots aimables lorsqu’elle parle d’Israël et se présente comme un « bouclier » pour les Juifs. Mais est-elle pour autant crédible ? D’ailleurs, quelle crédibilité peut-on donner à un parti d’extrême droite ? Quelle crédibilité peut-on donner à un parti qui stigmatise les étrangers ? Quelle crédibilité peut-on donner à un parti qui entretient des liens douteux avec d’autres formations politiques d’extrême droite européenne ? Quelle crédibilité donner à Marine Le Pen, qui est régulièrement mise en cause pour ses liens avec la Russie ? Quelle crédibilité peut-on donner à un parti dont les propositions économiques sont fantaisistes, etc. Bref, avant de déposer un hypothétique bulletin de vote en sa faveur, les électeurs de confession juive seraient bien inspirés de prendre en considération un ensemble de données politiques et économiques. Au fond, Marine Le Pen, est-ce vraiment ce que l’on voudrait pour la France ?
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Notes :
[1] Entretien de Louis Alliot, 6 décembre 2013, in Valérie Igounet, Le Front national de 1972 à nos jours – Le Parti, les hommes, les idées, Seuil, 2014, p. 420.
[2] « Comment l’extrême-droite a voulu séduire les Juifs de France ? », www.crif.org – 5 mars 2019.
[3] Franck Johannès, « En condamnant “le fléau de l’antisémitisme”, Marine Le Pen prend ses distances avec l’histoire du FN », Le Monde, 20 juillet 2020.
[4] « L’interview politique », Europe 1, 19 février 2019.
[6] Cette affirmation est également partagée par 33 % des répondants au sein de l’électorat de Jean-Luc Mélenchon, et par 34 % des proches de La France insoumise.
[7] Il s’agit d’un mouvement embryonnaire représentant quelques rares militants de confession juive du RN.
[9] Nicolas Massol et Tristan Berteloot, « Antisémitisme. Au Rassemblement national, une haine des Juifs toujours bien ancrée derrière la dédiabolisation », Libération, 8 novembre 2023.
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