L'arche
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L’antisémitisme, passion de notre époque
Par Perrine Simon-Nahum | 11 juin 2024
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Cela pourrait commencer comme une histoire juive. Comment comprendre aujourd’hui que les adversaires du capitalisme, les penseurs décoloniaux, les féministes radicales s’accordent sur un seul point : le fait que le juif soit l’ennemi ? Ils sont rejoints dans cette haine du juif, à l’autre bout du spectre politique, par ceux qui, à l’extrême droite, stigmatisent en lui l’étranger, l’apatride, l’individu aux mœurs sexuelles douteuses, l’agent de la dilution de l’identité nationale. Le plus étonnant est que ces accusations, qui pourraient nous sembler appartenir à un autre âge, sont aujourd’hui largement diffusées sur les réseaux sociaux, reçues d’un grand auditoire, mais qu’elles nourrissent également les discours publics. Il faut alors s’interroger sur ce que nous disent ces fantasmes de ceux qui les véhiculent et, au-delà, de notre époque.

L’ANTISÉMITISME ORDINAIRE

On pourrait, en 2024, qualifier d’« antisémitisme ordinaire » ce qui, dans la haine du juif, répercutée par les partis politiques, s’apparente aux pathologies politiques et sociales qui accompagnent la vie des ensembles collectifs. C’est un antisémitisme qu’on pourrait dire « ordinaire » tant nous y sommes habitués depuis les temps anciens et qui n’a cessé, à toutes les époques et pour l’ensemble des sociétés, de désigner les juifs à la vindicte populaire. Il repose sur un ensemble d’éléments psychologiques connus et fréquemment répandus parmi les populations que la psychanalyse a souvent eu l’occasion d’explorer : à savoir le principe de déplacement d’un motif de mécontentement d’un objet vers un autre, ce que René Girard a analysé comme la théorie du bouc émissaire. On en a un exemple dans Les Protocoles des Sages de Sion, qui permit à la police tsariste de désigner les juifs à la colère d’une population réduite à la misère. Nous savons également ce que la haine du juif doit au double mécanisme du refoulement et de la projection sur l’autre de ses propres tares. Le juif revêt alors la figure du meurtrier, du débauché, du pervers, et rassemble sur lui l’ensemble des traits de ce qui menace l’intégrité des corps ou de la nation. Voilà pourquoi, comme le soulignent Ernst Simmel, célèbre psychanalyste de l’École de Francfort, mais aussi l’historien Léon Poliakov, l’antisémitisme est l’une des constantes anthropologiques de l’histoire de l’humanité. Il est alors, comme l’a d’abord montré Gustave Le Bon, puis, comme l’ont amplement étudié Freud ou Theodor Adorno, élevé au rang d’une passion collective autorisant tous les déchaînements.

L'ANTISÉMITISME CONTEMPORAIN

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Jean-Luc Mélenchon ©Shutterstock
L’antisémitisme auquel nous avons affaire participe de ce fond psychologique ou politique. Pourtant, il y entre d’autres composantes d’autant plus inquiétantes qu’elles participent de la dégradation du climat politique dans lequel vivent nos démocraties. L’antisémitisme contemporain se nourrit en effet de la crise que connaissent les démocraties d’aujourd’hui, au premier rang desquelles la France. Parmi celles-ci, on mettra l’accent sur les théories du complot qu’alimentent les partis populistes, à l’image du Rassemblement national (RN) et de sa présidente qui n’a cessé de dénoncer le « Système », suspect de confisquer le pouvoir populaire au profit des possédants et de ceux dont le projet secret est de régner sur le monde. La récente Radiographie de l’antisémitisme, réalisée en 2022 par la Fondapol, révélait ainsi que 36 % des sympathisants RN affirmaient « l’existence d’un complot sioniste à l’échelle mondiale », tandis que 39 % pensaient que les « juifs ont trop de pouvoir dans l’économie et dans la finance ». Le danger se trouve également à l’extrême gauche, qui, de la même façon, masque derrière des arguments en apparence humanistes, voire humanitaires, la haine qu’elle voue à tous ceux qui seraient susceptibles d’entraver le grand dessein égalitaire qu’elle nourrit pour la France et au-delà, sans cacher ce que celui-ci pourrait avoir de potentiellement autoritaire.

Les discours de droite ou de gauche trouve à se rejoindre et se superposent, et l’antisémitisme est aujourd’hui la passion de notre époque.

Le plus fascinant pourtant, au-delà même du fait que dans ce cas précis les discours de droite ou de gauche trouvent à se rejoindre et se superposent, est que l’antisémitisme est aujourd’hui la passion de notre époque. Il en incarne en effet les principales pathologies, à commencer par la désorientation des opinions publiques face à un monde chaque jour plus complexe. Ce trait met en lumière sa nature profonde et plus encore le fait que chercher à l’éradiquer relèverait de l’impossible. Car la vraie nature du fantasme antisémite tient dans la manière dont il articule la figure du Même et celle de l’Autre. Le juif est en effet, à travers les âges, celui qui est désigné à la fois comme inassimilable à soi, mais également celui que l’on ne saurait cerner à travers la figure de l’Autre ou de l’étranger. Voilà pourquoi il demeure, aujourd’hui encore, à travers les théologies modernisées issues du catholicisme ou de l’islam, assimilé à la figure du Diable, comme en témoignent les menaces proférées contre Israël, que l’on peut entendre dans les manifestations favorables à la Palestine, en Iran, dans les différents pays arabes, mais tout aussi bien dans celles initiées par les groupes wokistes sur les campus américains. L’antisémitisme identitaire qui a pris forme dans les théories identitaires venues des États-Unis, fait du juif la figure du mal (du mâle) universel, de l’Occident colonisateur et de l’exploiteur capitaliste. Incarnant tout cela à la fois, le juif n’est en réalité plus rien que l’enveloppe formelle d’une détestation mondialisée.
Voilà pourquoi l’antisémitisme caractérise pleinement notre époque, laquelle ne sait que faire avec son passé, se persuade qu’elle ne dispose d’aucun futur et ne parvient pas à habiter son présent. Voilà pourquoi il est aussi utile aux États totalitaires et aux pouvoirs populistes. Car, en traduisant en termes simplistes des causalités complexes, il nourrit leurs discours antidémocratiques et antihumanistes au lait d’une détestation de l’autre, indispensable à l’instauration d’un pouvoir personnel détourné au profit d’un leader ou d’un parti porté au pouvoir par des passions mauvaises.
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Jordan Bardella ©Shutterstock
Les juifs victimes de l’illusion de certaines postures ou de discours prétendant assumer la défense d’Israël ou prendre fait et cause pour eux, surtout lorsqu’ils fleurissent à l’extrême droite, doivent se méfier. Ils devraient savoir qu’aux yeux de leurs ennemis, prenant un instant un visage avenant pour des raisons électorales, ils ne cesseront jamais de figurer le diable, c’est-à-dire l’élément trouble de nous-mêmes, celui dont on cherche à se débarrasser. Le propre du judaïsme est de se définir, loin de tous les totalitarismes, comme un projet jamais accompli, toujours en voie de réalisation. Voilà pourquoi il tourne le dos aux autoritarismes et consonne avec la démocratie.
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