On
pourrait, en 2024, qualifier d’« antisémitisme ordinaire » ce qui,
dans la haine du juif, répercutée par les partis politiques, s’apparente aux
pathologies politiques et sociales qui accompagnent la vie des ensembles
collectifs. C’est un antisémitisme qu’on pourrait dire « ordinaire »
tant nous y sommes habitués depuis les temps anciens et qui n’a cessé, à toutes
les époques et pour l’ensemble des sociétés, de désigner les juifs à la
vindicte populaire. Il repose sur un ensemble d’éléments psychologiques connus
et fréquemment répandus parmi les populations que la psychanalyse a souvent eu
l’occasion d’explorer : à savoir le principe de déplacement d’un motif de
mécontentement d’un objet vers un autre, ce que René Girard a analysé comme la
théorie du bouc émissaire. On en a un exemple dans Les Protocoles des Sages
de Sion, qui permit à la police tsariste de désigner les juifs à la colère
d’une population réduite à la misère. Nous savons également ce que la haine du
juif doit au double mécanisme du refoulement et de la projection sur l’autre de
ses propres tares. Le juif revêt alors la figure du meurtrier, du débauché, du
pervers, et rassemble sur lui l’ensemble des traits de ce qui menace l’intégrité
des corps ou de la nation. Voilà pourquoi, comme le soulignent Ernst Simmel,
célèbre psychanalyste de l’École de Francfort, mais aussi l’historien Léon
Poliakov, l’antisémitisme est l’une des constantes anthropologiques de
l’histoire de l’humanité. Il est alors, comme l’a d’abord montré Gustave Le Bon,
puis, comme l’ont amplement étudié Freud ou Theodor Adorno, élevé au rang d’une
passion collective autorisant tous les déchaînements.
Jean-Luc Mélenchon ©Shutterstock
L’antisémitisme
auquel nous avons affaire participe de ce fond psychologique ou politique. Pourtant,
il y entre d’autres composantes d’autant plus inquiétantes qu’elles participent
de la dégradation du climat politique dans lequel vivent nos démocraties.
L’antisémitisme contemporain se nourrit en effet de la crise que connaissent
les démocraties d’aujourd’hui, au premier rang desquelles la France. Parmi celles-ci,
on mettra l’accent sur les théories du complot qu’alimentent les partis
populistes, à l’image du Rassemblement national (RN) et de sa présidente qui
n’a cessé de dénoncer le « Système », suspect de confisquer le
pouvoir populaire au profit des possédants et de ceux dont le projet secret est
de régner sur le monde. La récente Radiographie de l’antisémitisme, réalisée
en 2022 par la Fondapol, révélait ainsi que 36 % des sympathisants RN
affirmaient « l’existence d’un complot sioniste à l’échelle
mondiale », tandis que 39 % pensaient que les « juifs ont trop
de pouvoir dans l’économie et dans la finance ». Le danger se trouve
également à l’extrême gauche, qui, de la même façon, masque derrière des
arguments en apparence humanistes, voire humanitaires, la haine qu’elle voue à
tous ceux qui seraient susceptibles d’entraver le grand dessein égalitaire qu’elle
nourrit pour la France et au-delà, sans cacher ce que celui-ci pourrait avoir
de potentiellement autoritaire.
Le plus
fascinant pourtant, au-delà même du fait que dans ce cas précis les discours de
droite ou de gauche trouvent à se rejoindre et se superposent, est que
l’antisémitisme est aujourd’hui la passion de notre époque. Il en incarne en
effet les principales pathologies, à commencer par la désorientation des
opinions publiques face à un monde chaque jour plus complexe. Ce trait met en
lumière sa nature profonde et plus encore le fait que chercher à l’éradiquer
relèverait de l’impossible. Car la vraie nature du fantasme antisémite tient
dans la manière dont il articule la figure du Même et celle de l’Autre. Le juif
est en effet, à travers les âges, celui qui est désigné à la fois comme
inassimilable à soi, mais également celui que l’on ne saurait cerner à travers
la figure de l’Autre ou de l’étranger. Voilà pourquoi il demeure, aujourd’hui
encore, à travers les théologies modernisées issues du catholicisme ou de
l’islam, assimilé à la figure du Diable, comme en témoignent les menaces
proférées contre Israël, que l’on peut entendre dans les manifestations
favorables à la Palestine, en Iran, dans les différents pays arabes, mais tout
aussi bien dans celles initiées par les groupes wokistes sur les campus
américains. L’antisémitisme identitaire qui a pris forme dans les théories
identitaires venues des États-Unis, fait du juif la figure du mal (du mâle)
universel, de l’Occident colonisateur et de l’exploiteur capitaliste. Incarnant
tout cela à la fois, le juif n’est en réalité plus rien que l’enveloppe
formelle d’une détestation mondialisée.
Voilà
pourquoi l’antisémitisme caractérise pleinement notre époque, laquelle ne sait
que faire avec son passé, se persuade qu’elle ne dispose d’aucun futur et ne
parvient pas à habiter son présent. Voilà pourquoi il est aussi utile aux États
totalitaires et aux pouvoirs populistes. Car, en traduisant en termes
simplistes des causalités complexes, il nourrit leurs discours
antidémocratiques et antihumanistes au lait d’une détestation de l’autre,
indispensable à l’instauration d’un pouvoir personnel détourné au profit d’un
leader ou d’un parti porté au pouvoir par des passions mauvaises.
Jordan Bardella ©Shutterstock
Les
juifs victimes de l’illusion de certaines postures ou de discours prétendant
assumer la défense d’Israël ou prendre fait et cause pour eux, surtout
lorsqu’ils fleurissent à l’extrême droite, doivent se méfier. Ils devraient
savoir qu’aux yeux de leurs ennemis, prenant un instant un visage avenant pour
des raisons électorales, ils ne cesseront jamais de figurer le diable,
c’est-à-dire l’élément trouble de nous-mêmes, celui dont on cherche à se débarrasser.
Le propre du judaïsme est de se définir, loin de tous les totalitarismes, comme
un projet jamais accompli, toujours en voie de réalisation. Voilà pourquoi il
tourne le dos aux autoritarismes et consonne avec la démocratie.