
Revue de l'Arche de mars 1996
L’Assemblée nationale examine actuellement un projet de loi relatif à "l'aide à mourir"
Dans cet article de 1996, Raphaël Drai propose une méditation éthique sur l’euthanasie à l'aune de la tradition juive.
Si la loi juive interdit formellement de provoquer délibérément la mort, le politologue, s'appuyant sur le verset "Tu choisiras la vie", affirme que la réponse juive réside dans la présence, la compassion et le lien, plus que dans les lois ou les dogmes.
Ne pas hâter la mort, mais ne jamais abandonner celui qui souffre.
Par définition, les questions d'éthique sont redoutables parce qu'elles se placent à la limite extrême de l'intelligence, qu'elles soulignent les marges de la Loi et les confins du droit. L'une des questions éthiques les plus insoutenables a trait aux derniers moments de la vie d'un être, surtout lorsque la souffrance le contraint à s'interroger sur la pertinence de l'expression « don de la vie ». Le mot euthanasie retrouve alors les harmoniques de son étymologie grecque : la belle mort. Mais l'euthanasie n'est-elle pas en contradiction totale, en transgression violente avec l'axiome des axiomes de l'éthique d'Israël et du droit hébraïque : « Tu choisiras la vie » (Dt. 30) ?
Ce choix est aussi une question d'éthique extrême dans le sens qui vient d'être énoncé : s'il allait de soi, il n'aurait pas lieu d'être. Choisir la vie, c'est le faire tandis que d'autres choix seraient concevables, que d'autres attitudes seraient explicables, sinon justifiables. Lorsqu’un être humain est détruit par un cancer au point que son visage se déstructure, lorsque le moindre souffle est pour lui suppliciant, n'est-il pas humain, n'est-il pas moral de l'aider à mourir plus vite, de le délivrer d'un tourment qui dénature le sens même de la vie ? Car il faut lire intégralement le verset précité : « Tu choisiras la vie pour que tu vives, toi et ta descendance. » La formulation de l'injonction semble redondante : si l'on choisit la vie, n'est-ce pas pour vivre ? Parfois il arrive qu'une disjonction se produise entre le substantif et le verbe. L'injonction doit alors être entendue : « Tu choisiras la vie, certes, et non pas la mort, mais tu choisiras aussi une vie qui vaille d'être vécue, sinon c'est bien le choix de la mort qui aura été fait, mais insidieusement. »
Le débat engagé doit maintenant être éclairé sur trois plans. Aussi bien le malade qui se réclame du judaïsme que son médecin sont astreints aux obligations tant de la législation, pénale en l'occurrence, que de la Torah. Contrairement à la législation néerlandaise par exemple, la loi française n'autorise ni n'excuse l'euthanasie, toujours assimilée à un meurtre relevant de la cour d'assises. Pourtant, ce meurtre-là, lorsqu'il est commis, n'est pas assimilé à un crime crapuleux ou à un assassinat d'enfant. La règle stricte doit prendre en compte les mobiles du meurtrier qui a voulu l'être par compassion. Dans son esprit, deux obligations se sont sans doute entrechoquées : ne pas assassiner, au sens caïnique du terme, mais ne pas assister non plus passivement à des tourments plus insupportables qu'une torture. Dans cette sorte de procès, il arrive que même l'avocat général, défendant le principe, n'accable pas celui qui l'a transgressé pour des raisons de cette sorte. Le droit strict est tempéré par la compassion. Un homme qui a tué sa femme qu'il aimait d'un amour total et qu'il ne pouvait abandonner à ses atroces souffrances est ainsi condamné à cinq ans de prison dont quatre avec sursis. En l'espèce, l'avocat général avait su ne pas rendre plus difficile et déchirante qu'elle ne devait l'être la délibération du jury. Pour la Torah aussi, la mort donnée volontairement afin de mettre un terme à des souffrances physiques ou morales est prohibée. Les deux références majeures, mais non limitatives, se trouvent à cet effet d'abord dans le « Tu ne tueras point » du Décalogue. Cette injonction est tout d'une pièce : sans proposition principale et sans proposition subordonnée. L'injonction est principielle. Au moment du don de la Torah, la vie, comme aurait dit Freud, « avait la mort facile ». Le renforcement du vivant était bien plus prioritaire que l'aménagement de ce qui devait l'annuler. Ce qui explique — seconde référence — la réponse de David au jeune Amalécite qui avait répondu à l'invite du roi Saül de lui donner la mort parce que l'angoisse du roi d'Israël était devenue ténébrante : « David lui dit : — Comment n'as-tu point craint d’avancer ta main pour tuer l'Oint de l'Éternel... Ton sang est sur ta tête » (II Sam. 1 ;16).
Cette situation est transposable au dilemme thérapeutique : un médecin serait coupable de meurtre si son geste apparemment euthanasique s'interprétait en fait comme une complicité de meurtre par dépréciation de la capacité de résistance du malade confié à ses soins. Au point limite où de pareilles questions sont posées, Saül est antinomique avec Job. Celui-ci endure également des tourments inouïs. Mais il résiste à toutes les incitations et pressions pour y mettre un terme, à ses yeux prématuré.
Car l'éthique biblique ne fait pas de distinguo fallacieux entre la quantité de la vie et la qualité de la vie. L'allongement de la vie est aussi une mitsva (un commandement), ce qu'énonce toujours le verset précité du Deutéronome : « Tu choisiras la vie... pour aimer l'Éternel ton Dieu... Lui est ta vie et la prolongation de tes jours. » Encore faut-il que ces jours ne soient pas une antichambre du Shéol (le monde de la mort). La prolongation de la vie ne saurait s'assimiler à la pérennisation d'une souffrance indue. Une des dernières paroles de Kafka à son médecin donne la mesure de ce débat de conscience : « Si vous ne m’ôtez pas la vie maintenant, vous êtes un assassin. » C'est devant une telle objurgation que les mots, autrement abstraits, d'éthique et de conscience prennent tout leur sens. Car c'est bien de sens dont il est toujours question. Freud, on le sait, a souffert d’un atroce cancer de la bouche. Jusqu'à ses derniers instants, il voulut conserver sa lucidité. Son médecin, Max Schur, restitue la parole qui mit fin à leur commun combat : « Désormais, cela n'a plus de sens. » Un moment arrive où la souffrance et le sens se séparent. À ce carrefour, l'acharnement thérapeutique risque de dégénérer en cruauté gratuite, en akhzarout, strictement prohibée par la halakha. C'est notamment le rejet d'une pareille cruauté qui fonde les règles de la cheh'ita, de l'abattage dit rituel. Pour autant que l'on veuille manger de la viande, il est interdit de massacrer l'animal dont cette viande doit provenir. À plus forte raison de l'être humain. Si l'acte médical est destiné, dans la meilleure des hypothèses, à le guérir, il ne saurait se transformer en une modalité du sadisme en blouse blanche. Le soulagement de la souffrance est alors lié aux progrès de la médecine antidouleur, pour la nommer ainsi. De même que la Torah enjoint d'interroger les juges et les cohanim de notre temps, elle fait obligation analogue de solliciter les soins des médecins de notre temps aussi, avec leur art et leur savoir actuels.
Au-delà de tous les codes juridiques et de toutes les règles déontologiques, le moment du choix est un moment nu d'éthique pure : celui de la décision prise en vertu de la conservation, le plus longtemps possible, et de la vie et du sens de la vie. Le tranchant d'un pareil moment décisif ne saurait être émoussé en songeant à la résurrection des morts, ni même aux interprétations selon lesquelles la mort n'aurait pas de prise sur certains êtres, ni en se défaussant sur une quelconque autorité tutélaire. Pourtant, ce qui doit faire sens n'est pas dicté à chaud mais découle de l'authenticité de la coalition thérapeutique formée par le patient, sa famille, ses amis et le médecin. Lorsque l'on n'ignore plus que s'approche le terme, le kets, la souffrance étant atténuée autant que faire se peut, la peur de la mort se gonfle comme un nuage de nuit. Cette peur est l'ultime tourment contre lequel aucun analgésique ne peut plus rien. Le ciel nocturne de l'âme s'éclaire toutefois lorsque la main du médecin, relayant celle des parents et des amis, ôte à cette innommable peur des derniers instants sa cause ultime : l'esseulement.
Les derniers instants de la vie constituent l'ultime mise à l'épreuve éthique du lien interhumain. Si cette peur subsiste, c'est que ce lien n'est pas assez fort. Le Psaume 23 illumine cette dernière partie du trajet : « Aussi, quand j'irai dans la crevasse de la mort, je ne craindrai aucun mal car toi tu es avec moi (ata 'imadi). » 'Imadi est d'une extrême intensité, plus intense que le simple 'im : avec. Il est bâti sur la racine ÂMD qui désigne la force de se maintenir, de rester moralement droit, de ressentir en soi la continuité du vivant et bientôt non plus son anéantissement mais son changement d'échelle : celle d'une vie pressentie de l'âme. C'est pourquoi 'amad est le contraire de dam'a : les larmes. Celles que l'on verse par désespoir. Parce que l'ange de la mort n'aura que trop bien su où était sa victoire. Non pas dans l'expiration du dernier souffle mais dans le détachement hâtif des deux mains qui l'a précédé, des mains qui eussent dû rester nouées jusqu'au dernier moment.