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La Hanoukia : un conte 'hassidique de I.L. Peretz
Par Isaac Leib Peretz | 31 décembre 1977
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Que nous révèle 'Hanouka sur nous mêmes ? En 1977, la revue l'Arche publie un conte d'Isaac Leib Peretz, maître de la littérature yiddish, où se mêlent humour, tendresse et critique sociale. Ce texte narre la chute d’un couple juif ayant renié ses traditions et leur retour à la vie grâce à un vieux candélabre oublié. Joyeuses fêtes à tous !

Revue de L'Arche - décembre 1977
PUISQUE c'est la fête de 'Hanoukka, je vais vous raconter comment un Juif descendu très bas - que Dieu vous préserve d'un tel sort! - a pu remonter la pente grâce à une lampe de 'Hanoukka... Et si vous pensez qu'il s'agissait d'une 'hanoukia en or ou en argent, détrompez-vous. Ce n'était qu'une lampe en cuivre, une lampe tordue à laquelle manquait un bout de tube, que de lointains ancêtres avaient laissée en héritage... Autrefois ce Juif avait été fort aisé, cossu...
Il s'était enrichi d'un seul coup. De quelle façon? Ceci est hors de notre propos.
On raconte qu'une fois un soldat remontait la rue avec une barre de fer qu'il voulait vendre, que notre homme l'avait achetée à vil prix et que lorsqu'il avait commencé à la nettoyer, il s'aperçut qu'elle était tout en or. On dit que le soldat l'avait volée dans une banque. Mais quand un vieux Juif s'enrichit, il « sort le vieux blé » pour mettre la nouvelle récolte à la place. Notre Juif décida, donc de refaire l'intérieur de sa maison, de s'habiller à la mode des riches et de se transformer en une espèce d'Allemand. Et si lui était devenu une espèce d'Allemand, sa femme, elle, se métamorphosa en une espèce de Parisienne : elle jeta bas sa perruque.
Le couple avait deux fils; ils allaient au 'héder, dorénavant ils allèrent au lycée! Quant à l'intérieur de la maison, il fallut lui donner un nouvel aspect : il y avait une armoire où l'on rangeait des livres de piété, des rituels et quelques autres livres d'édification. Qui avait besoin à présent de tout ce fatras? On en ferait cadeau au Beth-Hamidrach. Quant à l'armoire à livres, elle était vieille, vermoulue : on la cassa en petits morceaux pour allumer le fourneau de la cuisine... La maîtresse de maison mit un trumeau à la place de l'armoire. C'est que maintenant qu'elle se contemplait amoureusement, elle voulait se voir de haut en bas... On fit venir un brocanteur, on liquida les vieux meubles pour une bagatelle; les chaises étaient de bois doré, leurs pieds galbés étaient montés sur des roulettes. De vrais joyaux! On n'osa pas s'asseoir dessus.
Il y avait un peu d'argenterie dans la maison: des boîtes d'ethrog, des boîtes à épices. On en vendit au poids, on en mit de côté pour les offrir aux jeunes mariés de la famille. On acheta un service en cristal, des vases à fleurs, comme il sied à des gens fortunés.
MAIS, comme « la roue tourne », un moment vint ou tout commença a dégringoler dans cette famille et du côté beurré encore! On ne pouvait plus aider les deux fils qui étaient déjà à l'étranger. On trouvait très difficilement quelqu'un pour prolonger une traite ou pour prêter sans intérêt.
Tout alla à la dérive. Et comme la situation ne cessait d'empirer on chercha dans la maison quelque objet de valeur à mettre en gage. On n'y trouva rien, car, entre-temps, le « Louis XIV » a été abîmé, le service de cristal ébréché, et le reste était tout rafistolé.
Ce fut la misère... Tant et si bien qu'on finit par se souvenir de l'ancienne Yiddishkaït* la manière de vivre traditionnelle...
« Madame » alla même de temps en temps chez la voisine emprunter le Tsenna Ouréna , le Pentateuque commenté à l'usage des femmes, et « Monsieur Salomon » se fit de nouveau appeler « Chloïmé-Zalman », il alla même jusqu'à remettre de temps en temps son châle de prières et ses tefilin, ses phylactères pour la prière du matin. La fête de 'Hanoukka venue, il ne put résister à l'envie d'allumer les bougies... Des petites bougies, il finit par en retrouver, mais de lampe de 'Hanoukka il n'y en avait plus. On courut à la cuisine chercher quelques bouts de bois pour y fixer les bougies. En vain, pas de bouts de bois. Chloïmé-Zalman se souvint qu'à l'époque de sa splendeur, il avait rangé une vieille lampe de 'Hanoukka en haut du poêle.
« Chloïmé-Zalman, lui dit sa femme, monte la chercher. »
Et il le fit, au péril de sa vie. Il mit un tabouret sur la table, approcha la table du poêle, la table grinça, chancela, «Louis XIV » gémit, mais l'épouse de Chloïmé-Zalman la soutint. Il parvint finalement à saisir la 'hanoukia. On l'épousseta et Chloïmé-Zalman put enfin dire les bénédictions. On répéta cette cérémonie le deuxième soir, Je troisième soir, et ainsi de suite jusqu'à la huitième soirée. La joie régnait, mais pour ce qui est du souper, il fallait s'en passer. C'est bien triste, mais que pouvait-on y faire? Chloïmé- Zalman était assis à table, sa femme lui faisait face et il réfléchissaient. La faim leur creusait l'estomac. C'était la famine. Soudain, ils entendirent sonner à la porte. Ils sursautèrent, allèrent ouvrir et virent un jeune homme qui se disait brocanteur. Il achetait, dit-il, n'importe quoi.
Quoi? Comment? Chloïmé-Zalman étouffe un rire. Est-ce possible? Cet Anglais fou, le visage rasé - c'est peut-être une femme déguisée en homme? - prétendait venir exprès de Varsovie... pour acheter du bric-à-brac. N'est-ce pas risible? Il est là qui attend, dans le vestibule. Peut-il entrer? Mais oui! Mais oui! Il trouvera ce qu'il lui faut. Dans un vieux ménage, on trouve toujours quelque chose qui traîne, quelque chose qui pourrait contenter un brocanteur ramasse- tout. Le vieux couple se regarda: avaient-ils un objet dont ils pourraient se passer? La porte était restée entrouverte, l'Anglais était impatient, il entra. Il enleva son chapeau, et quand il aperçut la 'hanoukia, il la dévora des yeux, il la prit dans ses mains qui se mirent à trembler, il la tourna, la retourna, et ses yeux lancèrent des éclairs. «Puisque je vous dis que je suis un maniaque des objets anciens. Combien?» demande l'Anglais en allemand petit-nègre. Bref, et pour tout dire, Chloïmé-Zalman a vendu la 'hanoukia. Quant au prix, il se fia à l'estimation de l'Anglais fou, il prit ce qu'il lui donnait.
CELUI qui s'était présenté à la fois comme Anglais et comme brocanteur quitta la maison en laissant le vieux couple ahuri et bredouillant. «Il est fou, cet Anglais, remarqua Chloïmé-Zalman. - Peut-être, suggéra sa femme d'un ton hésitant, était-ce le prophète Élie qui nous a rendu visite grâce au mérite que nous avons acquis en allumant les bougies de 'Hanoukka? »
Quoi qu'il en soit, on avait de quoi acheter à manger pour le souper. Il resterait encore quelque chose pour le petit-déjeuner du lendemain et on pourrait même aller en ville pour affaires.
Cet argent était comme béni : la roue s'était remise à tourner et, cette fois-ci, dans la direction voulue. Chloïmé-Zal- man redevint « Monsieur Salomon ». Une fois que la chance s'était remise à sourire au couple, tout alla de mieux en mieux. Les enfants, de l'étranger, envoyèrent des lettres, des lettres heureuses, remplies de bonnes nouvelles. Ils s'étaient bien débrouillés. L'un était à Londres, il était ingénieur, il venait de se marier et il invitait chez lui Papa et Maman pour faire connaissance avec leur bru.
En route donc!... On ne pouvait que se réjouir de tout ce qu'on voyait chez le jeune ménage. On visita Londres, ses monuments, ses usines, puis ce furent les théâtres, les concerts, tant et si bien qu'une fois il leur arriva d'aller à une exposition, une sorte de musée, quoi! Et laissez-moi vous dire le grand étonnement dont furent saisis Chloïmé-Zalman et son épouse lorsqu'ils se trouvèrent dans une des salles du musée, en face d'une vieille 'hanoukia qu'on exposait sous globe.
Ils reconnurent bien les lions souriants, les arbrisseaux avec l'oiseau, le pied tordu, le tube auquel il manque un bout. C'était bel et bien leur lampe de 'Hanoukka...
« Non, il n'était pas fou, pas fou du tout, l'Anglais, pensa Mister Salomon. - Ce n'était pas le prophète Élie! », ajouta dans son for intérieur la Lady. Quant à échanger des réflexions à haute voix, à ce sujet, en présence de la jeune bru, il ne fallait pas y penser.
Ils ne pouvaient que réfléchir en silence à tout cela. Peut-être vous aussi, allez-vous, à votre tour, y réfléchir un peu.
I.-L. PERETZ
(Extrait de « Métamorphose d'une mélodie » à paraître chez Albin-Michel, collection « Présences du judaïsme ». Traduit du yiddish par J. Gottfarstein)
*Style de vie, manière de vivre juifs.

Dessin de Marek Rudnicki

