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« Klezmer On The Road » : un Juif nommé Bob Dylan
Par Pierre Amiel | 09 janvier 2007
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Cette semaine sort le biopic sur Bob Dylan, Un parfait inconnu. C'est l'occasion pour nous de partager cet article de L'Arche (2007) qui explore le rapport de Robert Allen Zimmerman, dit Bob Dylan, à sa judéité. Né dans une famille juive traditionnelle du Minnesota, le chanteur a intégré des références bibliques et historiques dans ses chansons, même s'il tenait sa culture d'origine à distance. Dans les années 80, après une conversion inattendue au christianisme, il amorce un retour discret à ses racines, notamment à travers la chanson Neighborhood Bully, un "plaidoyer en défense d'Israël".

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Revue de l'Arche de septembre 2007
PAR PIERRE AMIEL
Robert Allen Zimmerman, le futur Bob Dylan, est né le 24 mai 1941 à Duluth (Minnesota) de Abe Zimmerman et Beatty Zimmerman, née Stone. Une famille juive de la classe moyenne venue s'établir dans cette ville du nord-est américain, où le père de Bob tenait un petit commerce d'électroménager. Après la naissance en 1946 de son frère David Benjamin, la famille décida de s'installer non loin, dans la petite ville de Hibbing, où Bob passa toute son enfance et son adolescence.
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Bob Dylan avec Joan Baez, lors de la « Marche des droits civiques».
Les Zimmerman étaient ce que l'on peut appeler des Juifs « traditionalistes » sans être très pratiquants. Les grandes fêtes juives étaient respectées, et le jeune Bob accomplit en 1954 sa bar-mitsva de la manière la plus classique (avec, dit-on, de très nombreux invités), même s'il fallut, semble-t-il, faire venir un rabbin de Brooklyn, la « communauté » juive de Hibbing étant des plus réduites. Les grandes étapes de la vie de Dylan sont ensuite connues: sa passion dès l'âge de 15 ans pour le rock'n'roll naissant (il est fan d'Elvis et de Little Richard, joue du piano et chante dans un groupe local) ; son intérêt grandissant pour le blues et surtout le folk (aidé en cela par sa petite amie d'Hibbing, Echo Hellstrom, la Girl of the North Country, « la fille du Nord»); son départ à l'âge de 18 ans pour New York où il rencontrera son idole, le chanteur folk Woody Guthrie, et fréquentera la scène folk naissante de Greenwich Village dont il deviendra la figure de proue et l'ange tutélaire; l'explosion de son talent avec ses premiers albums « engagés » (The Freewheelin' Bob Dylan, The Times They Are A Changin'); son retour musical (sa « trahison », diront à l'époque certains puristes folks pour le moins obtus) au rock'n'roll dès 1965 (Bringing It All Back Home, Highway 61 Revisited, Blonde on Blonde); et surtout son évolution vers une poésie beaucoup plus foisonnante, et abstraite (Chimes Of Freedom, Desolation Row).
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En concert à New York, en novembre 1963.
PROTEST SONG
Dylan devient une icône pop absolue, influençant radicalement les plus glorieux de ses pairs, notamment John Lennon. Jusqu'à son accident de moto de 1967, à la suite duquel il va se retirer quelques temps, épouser Sara Lowndes (la « Sara » du disque Desire en 1976) avec qui il aura plusieurs enfants, et revenir ensuite petit à petit sur le devant de la scène.
À dire vrai, les influences juives sur l'œuvre de Dylan ne sont (au moins, au départ) guère nombreuses ni apparentes. Dylan lui- même ne clame pas son judaïsme. Adolescent, il reste volontiers taisant sur le sujet, même s'il ne l'a jamais nié. Notons toutefois sa propension régulière à s'inventer une ou des vie(s) qui ne sont pas les siennes: il prétendra ainsi à son arrivée à New York (c'est ce qu'il racontera notamment aux dirigeants de Columbia, sa maison de disques) qu'il est orphelin, qu'il a des ancêtres bohémiens et même amérindiens (sioux!), ce que certains biographes prendront encore pour argent comptant plusieurs années plus tard (1).
Cela ne l'empêchera pas, à son arrivée à New York, de fréquenter bon nombre de Juifs, lesquels sont nombreux dans la communauté de Greenwich - notamment le chanteur Ramblin' Jack Elliott, d'origine juive russe, qui provoquera l'hilarité de Dylan en lui avouant qu'il s'appelle en réalité Adnopoz (personne ne doutera alors plus de la judéité de Dylan). La petite histoire veut que Dylan apprécie alors beaucoup la cuisine ashkénaze préparée par les mères de ses amis, qui se laissent volontiers aller à leurs instincts de mères juives devant ce yiddisher bokher [jeune garçon juif] famélique.
Notons que c'est à cette époque que le jeune Zimmermann adopte son pseudonyme. Certains y verront à tort le rejet d'un nom trop «juif». La réalité est plus pragmatique. Bob prend, comme c'est l'usage à l'époque, un « pseudo» sonnant plus « artiste», et il choisit Dylan sans doute en hommage, conscient ou non, au poète gallois Dylan Thomas - même si, évidemment, il prétendra le contraire, affirmant à plusieurs reprises que ce nom lui est venu « par hasard ».
Dylan enregistre en 1961 une version parodique de Hava Naguila, qu'il intitule Talkin' Hava Nageela Blues, dans laquelle il se moque en réalité du chanteur noir Harry Belafonte, qui vient d'en enregistrer sa propre version. Bob va jusqu'à préciser qu'il s'agit d'une chanson « étrangère » qu'on lui a apprise dans l'Utah! Comprenne qui pourra...
Par la suite, on sait que Dylan va s'illustrer dans la protest song. Les thèmes « juifs » à proprement parler en sont quasiment absents, même si certaines allusions, souvent bibliques, sont bien présentes. La place manque ici pour les relever toutes. Notons néanmoins l'allusion à la Shoah dans With God On Our Side, où il s'étonne de la récente grande amitié des États- Unis avec l'Allemagne, malgré les « six millions qu'ils ont brûlés » pendant la seconde guerre mondiale, et la récurrence des thèmes bibliques: référence à la victoire des Hébreux sur Pharaon, puis de David sur Goliath dans When The Ship Cames In, au sacrifice d'Abraham, traité de manière parodique dans Highway 61 Revisited, etc.
CHRISTIANISME
La fin des années soixante et les années soixante-dix correspondent, surtout à compter de 1975, au grand retour discographique et scénique de Dylan: Blood On The Tracks, chef-d'œuvre rarement égalé, en 1974, Desire en 1975 (avec la célèbre chanson Hurricane consacrée au boxeur Rubin Hurricane Carter, injustement accusé de meurtre), Street Legal en 1978, suivi d'une immense tournée mondiale qui permet au public français, qui ne l'avait plus vu depuis ses concerts houleux à l'Olympia de 1966, de le retrouver.
L'année 1979 sera un peu « sans» Dylan. Mais c'est le calme qui précède la tempête. Le 31 août 1980 sort un nouveau disque intitulé Slow Train Coming, et l'on apprend alors que Dylan s'est converti au christianisme. C'est à cette conversion que ce disque (par ailleurs d'une excellente facture musicale, enregistré notamment avec Mark Knopfler, le guitariste et chanteur du groupe anglais Dire Straits) est essentiellement consacré. Dylan expliquera alors à un journaliste qu'il a eu, lors de sa dernière tournée, une vision de Jésus dans sa chambre d'hôtel.
En réalité, il semble que l'artiste soit sous l'influence de certains de ses musiciens, peut-être ses choristes, et qu'il est devenu ce qu'on appelle un born-again christian. Les fans, juifs ou pas, crient de nouveau à la trahison. D'autant que, lors de la tournée qui suit, Dylan prend un malin plaisir, au moins dans un premier temps, à ne chanter que les nouveaux titres chrétiens, avant de consentir, sous la pression, à reprendre finalement quelques anciennes chansons. On se souviendra ainsi d'un concert assez catastrophique au stade de Colombes en 1981.
Les choses ne vont pas s'arranger avec les deux albums également « chrétiens » qui suivent: Saved en 1980 et Shot Of Love en 1981, dont la qualité laisse cette fois vraiment à désirer - même si, comme toujours avec Dylan, il y a quelques titres à sauver.
L'année 1982, une nouvelle fois « sans Dylan », laisse ses fans de toutes confessions pour le moins désemparés. Mais, en 1983, nouveau coup de tonnerre. Dylan sort un nouveau disque, « laïque » cette fois et très symboliquement nommé Infidels. Un disque enregistré de nouveau avec Mark Knopfler, mais également avec Mick Taylor, ancien guitariste des Rolling Stones. La presse spécialisée s'enthousiasme. C'est un vrai retour au rock'n'roll, les chansons (Jokerman, I & I) sont de qualité. Mais...
LOUBAVITCH
Album laïque? Pas si sûr. Il suffit d'extraire le 33 tours (on est encore à l'époque des vinyles) pour constater que la pochette intérieure du disque nous montre un Dylan accroupi au soleil couchant sur l'une des collines qui entoure Jérusalem, et prenant dans sa main un peu de terre d'Israël. Et surtout, le disque contient une chanson nommée Neighborhood Bully, qui va faire couler beaucoup d'encre.
Formellement, c'est un rock énergique de facture assez classique. La presse rock de l'époque va souvent le citer en exemple, pour se réjouir du retour au bercail du vieux héros. Mais elle restera assez elliptique sur les paroles, et pour cause... Cette chanson est en effet un véritable plaidoyer en défense d'Israël. Avec sa verve et sa hargne habituelle de protest singer, Dylan y retrace l'histoire du peuple juif et la renaissance de son État, même s'il ne nomme jamais formellement l'une et l'autre.
Le neighborhood bully (que l'on peut traduire approximativement comme la « terreur » ou la « brute du quartier »), ce n'est « qu'un homme » (« just one man »), mais il est entouré d'ennemis « un million de fois plus nombreux » qui prétendent qu'il occupe leur terre. Il n'a nulle part où aller, où s'échapper (« nowhere to escape, nowhere to run »), il a erré sur la terre entière, exilé (« he wandered the earth, an exiled man »), ses proches ont été massacrés, il ne vit que pour survivre. Tout ce qu'on lui reproche, ce pourquoi on le condamne, c'est d'exister. Mais il a toujours survécu, y compris à ses persécuteurs : « Every empire that enslaved him is gone, Egypt and Rome, even the great Babylon » (« Les empires qui l'ont asservi ont tous disparu, l'Égypte et Rome, même la grande Babylone »). Une peut compter sur personne, alors que l'humanité entière lui doit tant, il a fait du désert un jardin d'Eden (« He's made a garden of paradise in the desert sand »), il a détruit une « usine à bombes» (« a bomb factory »: allusion à peine voilée au bombardement de la centrale irakienne d'Osirak) « Les bombes lui étaient destinées et il aurait dû s'excuser », « qu'a-t-il fait pour porter tant de cicatrices et attirer tant de haine»?
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Dylan à Jérusalem.
On l'aura compris : Bob Dylan est bien revenu au judaïsme et, pour la première fois de sa carrière, il l'exprime de manière presque explicite. La chanson Jokerman, aux paroles énigmatiques, a également été interprétée comme l'expression d'une figure messianique. On raconte d'ailleurs qu'à l'époque Bob fréquente le mouvement Habad (Loubavitch). Il commence à se rendre fréquemment en Israël. On le verra notamment à Jérusalem, célébrer au Mur, revêtu de son talith et de ses tefilin, la bar-mitsva de son fils Jakob.
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Au Mur de Jérusalem.
Pour être tout à fait complet, il faut toutefois indiquer que, curieusement, Dylan n'a jamais repris Neighborhood Bully sur scène. Depuis, même si l'on peut trouver de ci de là des allusions à peine voilées au judaïsme dans ses nouvelles chansons, l'artiste n'a plus jamais fait référence de manière aussi claire à ses origines.
Il participa à plusieurs reprises, dans les années quatre-vingt-dix, au Téléthon du mouvement Habad à la télévision américaine. On ne résistera pas au visionnage savoureux sur YouTube de certains extraits d'émission où Bob Dylan, coiffé d'une magnifique kippa, accompagne, non pas à la guitare, mais à la flûte à bec ou à l'harmonica, le chanteur folk et Juif pratiquant Peter Himmelman dans une version débridée de Hava Naguila - la « vraie », cette fois - avant de converser, joyeux et bouleversé en même temps, avec le rabbin présentateur de l'émission.
Depuis, Dylan, âgé aujourd'hui de 66 ans, a repris son never ending tour. Son dernier disque, Modern Times, sorti l'année dernière, est absolument magnifique. Le 23 avril 2007, Bob Dylan a pénétré, accompagné de cinq musiciens, sur la scène de Bercy. La voix désormais un peu caverneuse, mais forte et assurée, il y a donné un long concert irréprochable et d'une étonnante énergie, avec notamment une version très proche de l'originale de Like A Rolling Stone. Puis il a poursuivi sa tournée, aux États-Unis cette fois.
Alors, Dylan, le dernier des bluesmen itinérants? Peut-être tout simplement le dernier des klezmers « on the road again ».
1. Sur cette tendance de Dylan à réécrire constamment sa propre histoire, on notera que, dans le tome 1 de ses mémoires, Chroniques, sorti en 2005 -  excellent ouvrage par ailleurs -, il affirme que la famille de sa mère serait d'origine turque, qu'elle venait d'Istanbul et serait arrivée aux États- Unis via Odessa. Dylan séfarade?
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En 2005. en concert à Bologne.
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