
Revue de l'Arche d'octobre 1963
Conférence prononcée par Jules Isaac le 15 décembre 1959 à la Sorbonne.

SAINT SEBASTIEN MIS EN CROIX PAR LES JUIFS

L'ARRESTATION DE JESUS PAR LES JUIFS
Je devrais commencer par des excuses, car j'ai atteint l'âge de me taire, et de méditer en silence. Cependant me voici devant vous. Pourquoi ? Pour défendre une dernière fois les thèses que je soutiens depuis quinze ans, en dégager l'essentiel, mettre les points sur les i (c'est ma méthode), lancer un dernier appel à la conscience chrétienne, car toute l'action que j'ai engagée depuis ces quinze ans, tous les écrits que j'ai publiés visent au même but : le redressement de l'enseignement chrétien concernant Israël.
C'est ce but que j'ai visé dès le début, en 1943, lorsque, au paroxysme de la persécution antisémite, je commençai d'écrire « Jésus et Israël », livre de choc dont la résonance fut pour moi inespérée, et qui, après une longue et assez étrange disparition, vient de reparaître aux éditions Fasquelle.
Mais pourquoi ce but : le redressement de l'enseignement chrétien ? Je sais bien à quelles objections, à quelles critiques, à quels scepticismes il se heurte. Mais je sais qu'il en est toujours ainsi quand on engage avec quelque décision une action nouvelle, quand on dérange les habitudes prises - notamment en théologie - et quand on expose un programme neuf, positif, constructif.
Or, s'agissant de l'antisémitisme, il est facile de l'analyser, de le disséquer, de le condamner. Il est infiniment plus difficile de le combattre efficacement. Je peux me rendre cette justice : je suis seul à avoir proposé à cet égard une méthode et un but. Non pas que je me fasse illusion, que j'en attende des résultats vraiment décisifs. Mais, dans ce dur combat qui s'impose à tous les hommes de cœur - surtout après Auschwitz - c'est à mon avis le seul moyen de saper à la base les positions adverses. Et je voudrais en faire une fois de plus, une dernière fois, la démonstration.
J'entrerai donc tout de suite dans le vif du débat. Voici mes propositions préliminaires : après enquête historique approfondie, je dis et je soutiens que le sort d'Israël n'a pris un caractère vraiment inhumain qu'à partir du IVe siècle après Jésus-Christ, avec l'avènement de l'Empire chrétien. Je dis et je soutiens que le sort d'Israël s'est terriblement aggravé dans l'Europe chrétienne à partir du XIe siècle, quand commença avec la première Croisade ce qu'on peut appeler l'ère de la Grande Chrétienté. Je dis et je soutiens que le racisme exterminateur de notre époque, même s'il est en son essence antichrétien, s'est développé en terre chrétienne, et qu'il a soigneusement recueilli l'héritage, le très douteux héritage du christianisme.
Sur quoi, tout sourd que je suis, j'entends d'ici les clameurs : « Quel parti pris ! Et l'antisémitisme païen ? Et les persécutions égyptiennes ? Et la persécution perse ? Et les persécutions syriennes ? Et les persécutions romaines dans l'Antiquité ? Qu'en faites-vous ? Toujours et partout, en tout temps, en tous lieux, les Juifs ont été haïs, persécutés. » D'où certains concluent : le christianisme n'en est nullement responsable. Comme si tout de même il n'était pas responsable de sa propre attitude et de ses propres torts !
Là-dessus, je suis bien obligé de m'interroger : aurais-je un parti pris antichrétien ? En toute conscience, en toute bonne foi, je puis répondre non, absolument pas, tout au contraire. Et j'interroge à mon tour : où est le parti pris ? Du côté de ceux qui, opiniâtrement, défendent les traditions reçues, ou du côté de celui qui, les ayant examinées de près, et trouvées plus ou moins contestables, a jugé de son devoir de le dire tout haut et d'en faire la démonstration ? Car je l'ai faite, non seulement dans « Jésus et Israël », mais dans le livre qui en est la suite logique, « Genèse de l'antisémitisme».
L'éternel, l'universel antisémitisme, il ne suffit pas de l'affirmer, il faut que l'Histoire le confirme. Or, l'Histoire établît bien l'existence d'un antisémitisme païen, préchrétien. Mais, précisément quand on y regarde de près, sans préoccupations théologiques, ce que l'Histoire montre aussi, c'est que l'antisémitisme païen apparaît bien plus localisé dans le temps et dans l'espace qu'on ne le dit généralement et bien plus inconsistant.
Il ne s'est manifesté que du jour où Israël - une partie d'Israël - s'est trouvé vivre en Diaspora - dispersion - parmi les peuples païens, et surtout du jour où sa foi monothéiste, fortifiée, purifiée, s'est refusée à toute idolâtrie. Conséquence inévitable dans le monde païen, un certain séparatisme, mais ne l'oubliez pas, chrétiens, un séparatisme de commandement divin : « Je vous al séparés des autres peuples pour que vous soyez à moi ». (« Lévitique », 20, 26). Et conséquence inévitable de ce séparatisme : des réactions de méfiance, de mépris, d'hostilité anti-juive. Telle est la source première, la source majeure de l'antisémitisme. Cela est essentiel, cela est indéniable, et cela est respectable.
Où et quand s'est-il manifesté, cet antisémitisme païen ? Pour tout le deuxième millénaire de l'ère pré-chrétienne, I'Egypte en fournit l'unique exemple, avec le récit biblique de l'«Exode», dont on peut accepter l'historicité probable, malgré certains épisodes légendaires, et qu'on situe généralement vers le XIIIe siècle avant Jésus-Christ. A noter que dans les documents de l'ancienne Egypte si abondants, il n'y a pas la moindre trace d'antisémitisme avant le milieu du premier millénaire, le Ve siècle. Pour la même époque, le « Livre d'Esther » mentionne une persécution perse sous Xerxès : je le sais, mais elle parait historiquement plus que douteuse, tout indique qu'elle est la transposition dans le cadre perse de sentiments, d'événements qui se situent dans le cadre gréco-syrien au IIe siècle, époque où a été rédigé le « Livre d'Esther». Dans le monde grec ou hellénistique, l'antisémitisme ne s'est propagé qu'à partir des IIIe-IIe siècles avant Jésus-Christ, époque où la Diaspora juive a pris une très grande ampleur. Et même à cette époque, le foyer central reste I'Egypte, la grande métropole gréco-égyptienne d'Alexandrie où une âpre concurrence mettait aux prises les Grecs et les Juifs : cette rivalité économique qui se retrouve dans d'autres centres commerciaux du monde hellénistique, Antioche par exemple, est la source seconde de l'antisémitisme païen, grec principalement : elle a abouti moins à des persécutions qu'à de véritables guerres d'extermination entre Juifs et Grecs. Car le judaïsme à cette époque est une force, force spirituelle et force temporelle, comme en témoigne au IIe siècle avant Jésus-Christ la victorieuse résistance des Macchabées au roi grec de Syrie, Antioche Epiphane, comme en témoigne l'importance numérique de la Diaspora juive, 7 à 8 % de la population totale de l'Empire romain, comme en témoigneront, aux siècles suivants, les deux guerres d'indépendance soutenues contre Rome par les Juifs de Palestine, guerres où l'Empire romain, à l'apogée de sa puissance, a eu tant de peine à vaincre.
Quel est donc le contenu de cet antisémitisme païen ? Il se caractérise surtout par son absurdité. Le Drumont de ce temps a été un Grec ou Gréco-Egyptien d'Alexandrie, « Apion », contemporain de Jésus, de Philon, de l'empereur Tibère qui l'avait surnommé « Cymbalum mundi », ce qu'on pourrait traduire « tam-tam de l'Univers». Quels sont ses thèmes principaux ? L'infamie des origines juives - les Juifs seraient des lépreux chassés d'Egypte ; la perversité d'hommes qui professent - soi-disant d'après les enseignements de Moïse - la haine du genre humain ; la monstruosité d'une religion qui méprise les dieux et s'adonne aux plus honteuses pratiques : adoration d'une tête d'âne en or, meurtre rituel d'un Grec secrètement capturé et engraissé à cet effet. Quant aux Romains, ils reprochent surtout aux Juifs d'être un peuple séditieux, agité, fanatique. Mais en général, sauf quelques exceptions, les dirigeants des Etats païens, soit grecs, soit romains, Ptolémées ou Césars, leur ont été favorables : César et Auguste leur ont accordé dans l'Empire un véritable statut privilégié. Dans l'Empire Romain, après la religion romaine, la seule religion « licita », autorisée officiellement, est la religion juive.
Nous voici aux temps où apparaît le christianisme. Et nous avons d'abord à résoudre une énigme. Comment le christianisme, né juif, d'une croyance juive (en la venue d'un Messie- Sauveur), de la prédication du Juif Jésus -Yeschouha - et de ses disciples et apôtres, tous juifs, comment ce christianisme a-t-il pu se laisser gagner par l'antisémitisme ? Le Nouveau Testament n'est-il pas basé sur l'Ancien ? N'y a-t-il pas contradiction absolue entre ces deux termes, antisémitisme chrétien ?
Oui, c'est ma conviction, il y a contradiction absolue. Le christianisme en son essence exclut l'antisémitisme. Et cela, l'Église de nos jours l'a reconnu et proclamé officiellement par la voix de ses chefs : « Spirituellement, a dit Pie XI, nous sommes des Sémites».
Alors, quelle est la solution de l'énigme ? Car l'existence d'un antisémitisme chrétien est un fait historique, lui aussi. Un fait toujours actuel, incontestable. Nous le trouvons partout sur notre chemin. Comment l'expliquer ?
La théologie chrétienne a une explication très simple : la faute en est entièrement à Israël, c'est le peuple juif qui s'est condamné lui-même en rejetant Jésus, en refusant de le reconnaître comme Messie et Fils de Dieu. Et elle ajoute même souvent, trop souvent : par là le peuple juif s'est pleinement solidarisé avec les meurtriers du Christ ; il est le grand responsable de la Crucifixion.
À y regarder de près encore une fois, à scruter les Ecritures (elles sont, sur ce point, notre source presque unique de renseignements), c'est moins simple, beaucoup moins simple. Car enfin, le christianisme primitif n'était-il pas un judéo-christianisme ? Les premières communautés chrétiennes n'étaient-elles pas composées de Juifs ? « Les Actes des Apôtres » ne témoignent-ils pas que, malgré l'hostilité et la persécution des autorités juives, le nombre des Juifs qui acceptaient la croyance en Jésus-Messie ou Christ était en progression extraordinairement rapide ? Une telle conversion de tout un peuple - déjà dispersé - ne peut tout de même pas se faire du jour au lendemain ! Et supposez que de nos jours quelque ouvrier, menuisier ou charpentier (comme était Jésus), fasse de pareilles déclarations, prodigue un tel enseignement : combien seraient-ils ceux qui le suivraient dans le monde chrétien ?
Alors, la question, la formule de l'énigme devient la suivante : pourquoi le recrutement juif s'est-il tout d'un coup tari ? Pourquoi, dans le dernier tiers du premier siècle, un fossé - de plus en plus profond - s'est-il creusé entre judaïsme et christianisme ? Problème infiniment complexe, difficile à résoudre, faute d'une documentation suffisante. Mais s'il n'y a pas de certitude, il y a des probabilités et le point essentiel est bien celui-ci : il était inévitable, il était fatal que le recrutement juif se tarit, du jour où le christianisme, orienté vers la Gentilité, a totalement rejeté l'obéissance à la Torâ, à la Loi. De sorte que le refus juif (de la foi en Jésus-Christ), se trouve étroitement lié au refus chrétien (de la Loi), à l'abandon puis à l'exclusion du judéo-christianisme. « Exiger du peuple juif, ai-je écrit, qu'il consentît (au rejet de la Loi) non pas seulement pour les Gentils, pour lui-même, aussi bien exiger qu'il s'arrachât le cœur.» La fidélité à la Loi était en lui plus forte que tout, était sa raison d'être. Respectable fidélité - je le répète - et j'ajoute: dont Jésus lui-même avait donné l'exemple jusqu'à sa dernière heure. Par quel abus de pensée et de langage peut-on l'assimiler au meurtre du Christ ?
Il y a donc eu divorce entre le judaïsme et le christianisme, déplorable divorce. L'Église et la Synagogue sont devenues ennemies mortelles, se sont lancé mutuellement l'anathème, chacune se prétendant l'authentique Israël de Dieu. Entre les docteurs juifs et chrétiens, de furieuses polémiques se sont engagées. De part et d'autre, ces polémiques ont dépassé toute mesure, toute charité, tout respect humain et divin. Il y a eu concurrence acharnée entre les deux prosélytismes. Mais attention, c'est ici qu'apparaît un fait d'importance capitale pour le sujet que nous traitons : aux yeux des païens, la négation juive était le plus éclatant démenti donné aux affirmations chrétiennes, donc le principal obstacle au succès de l'apostolat chrétien ; quoi, disaient les païens, vous nous dites que Jésus est le Messie, le Sauveur annoncé par les prophètes juifs, comment se fait-il que les Juifs ne soient pas les premiers à le reconnaître ? Il fallait à tout prix renverser cet obstacle. De là les efforts de l'apologétique chrétienne pour discréditer l'adversaire juif, le rendre méprisable, haïssable, odieux. Bref, de là le développement, l'insistance, l'acharnement de l'antisémitisme chrétien.
Dans ces conditions, et de par ses origines mêmes, ce que l'enquête historique révèle jusqu'à l'évidence, l'antisémitisme chrétien devait l'emporter infiniment sur son prédécesseur païen : l'emporter à la fois par sa consistance - qui est essentiellement théologique, par sa cohérence, par la variété de ses thèmes - plus ou moins arbitrairement fondés sur l'Écriture- sur une certaine interprétation de l'Écriture, et l'emporter surtout par sa continuité, qui va des premiers siècles à l'ère chrétienne jusqu'à nos jours. Vraiment refuser de tenir compte d'une action qui s'est exercée pendant près de deux mille ans par les plus puissants moyens, c'est de l'aveuglement, c'est accepter d'ignorer l'essentiel, dans l'histoire de l'antisémitisme. Depuis que j'étudie ce problème, l'antisémitisme chrétien m'est apparu comme la souche puissante, aux profondes et multiples racines, sur laquelle sont venues se greffer par la suite les autres variétés d'antisémitisme, même antichrétiennes comme le racisme nazi. Je comprends bien ce qu'une telle constatation peut avoir d'affligeant, de désolant pour un chrétien. Mais dites-moi, est-ce une raison suffisante pour ne pas vouloir la regarder en face ? Ce devrait être au contraire une raison déterminante pour l'effort de purification qui s'impose à la conscience chrétienne. Pensez-y : deux mille ans ou presque d'une prédication, d'une action, d'un enseignement tendant à discréditer le judaïsme ! Toutefois, n'allons pas trop vite, il faut mettre à part les trois premiers siècles de l'ère chrétienne. Dans cette période, ce sont les chrétiens qui ont été persécutés, mis hors la loi, non pas les Juifs. Ceux-ci ont connu certes un sort tragique parce qu'ils se sont révoltés, au Ier, au IIe siècle, ils ont été affreusement décimés, mais sauf de courts moments, ils ont conservé dans l'Empire romain leur statut privilégié.
Avec le IVe siècle, avec Constantin, et avec la fondation de l'Empire chrétien, la situation pour les Juifs change du tout au tout et elle change, d'une façon catastrophique. Ils vont se trouver mis progressivement au ban de la société, ils vont se trouver progressivement réduits à la condition de parias.
En sa doctrine officielle l'Église reconnaissait le droit du peuple juif à survivre, comme peuple-témoin (selon les très ingénieuses formules de saint Augustin), témoin de la vérité chrétienne, de l'authenticité des textes sur lesquels elle se fonde, témoin, dit saint Augustin, à la manière de l'esclave porte-livres qui, dans l'Antiquité, marchait derrière son maître. Mais l'Église considérait aussi qu'elle avait le devoir de préserver de toute influence juive (et le judaïsme était encore très influent) les masses chrétiennes, souvent très sommairement christianisées. De là l'extrême rigueur des méthodes employées ; je les ai dénommées à bon droit : l'«enseignement du mépris», le « système d'avilissement ».
L' « enseignement du mépris », nous voici au cœur du sujet. Contre le judaïsme nulle arme ne s'est révélée plus nocive, plus redoutable que cet enseignement, forgé principalement au IVe siècle. Quels en sont les principaux thèmes ? « Thème du judaïsme dégénéré », sclérosé à la venue du Christ (thème auquel la découverte des manuscrits de la mer Morte est venue donner un nouvel et éclatant démenti), « thème du peuple charnel », incapable de percevoir le sens vrai des Ecritures, d'en avoir une autre connaissance que grossièrement charnelle, et Dieu sait tout ce que saint Jean Chrysostome à Antioche a brodé sur ce thème ! Pourquoi ? Pour foudroyer les trop nombreux chrétiens encore judaïsants et qui fréquentaient les synagogues ; « thème du Christ méconnu et rejeté » par un peuple réfractaire et aveugle, - réfractaire ? Écoutez l'Évangile selon saint Luc (19, 48) : « Le peuple entier était, en l'écoutant, suspendu à ses lèvres » ; l'Évangile selon saint Marc (11, 12): « Toute la foule était saisie d'admiration pour son enseignement » ; l'Évangile selon saint Jean (11 , 48) : « Si nous le laissons faire (disent les grands prêtres), tout le monde va croire en lui. » « Thème du peuple réprouvé, déchu, maudit par le Seigneur lui-même » : réponse de saint Paul (Romains, 11, 1) : « Est-ce que Dieu a rejeté son peuple ? Loin de là. Non, il n'a pas rejeté son peuple » ; réponse de la mère de Jésus, de Marie elle-même dans le « Magnificat» : « Le Seigneur a pris soin d'Israël, son serviteur ; il se resouvient de sa miséricorde envers Abraham et sa semence, pour l'éternité ». Et ce thème d'une nocivité meurtrière entre tous, le « thème du peuple déïcide » : cet homme de sang connu de l'Histoire, Ponce Pilate, n'est évidemment pour rien dans la crucifixion, puisqu'il n'est pas juif... ; que disent pourtant les « Actes des Apôtres » (4, 27), par la bouche des apôtres Pierre et Jean : « Contre ton saint serviteur, Jésus que tu as oint, Hérode et Ponce Pilate se sont ligués avec les Gentils et les peuples d'Israël. » « Thème de la Dispersion d'Israël en 70 », châtiment divin de la Crucifixion (or Israël a bien été vaincu par les Romains en 70, et le temple de Jérusalem détruit, mais il n'y a eu nulle dispersion, sauf de quelques milliers de captifs ; la preuve : soixante ans plus tard, la deuxième guerre de Judée, - non moins acharnée que la première, il fallait donc qu'il y eût encore un peuple juif en Judée !) « Thème de la Synagogue de Satan », autrement dit du judaïsme désormais diabolique, inspiré par le diable : à cela, vraiment, il n'y a rien à répondre, sinon l'admirable fidélité envers Dieu du vieil Israël, qui s'est exprimée à travers les siècles par tant d'œuvres de la plus haute spiritualité, telles au XIe siècle « l'Introduction aux devoirs des cœurs» de Bahya Ibn Pakouda (Trad. A. Chouraqui, aux éditions Desclée de Brouwer) et les poèmes inspirés d'Ibn Gabirol. Il n'est pas surprenant que ces thèmes, conçus dans l'entraînement d'une polémique implacable, débordent de toutes parts les données de l'Écriture sainte aussi bien que de l'Histoire. Il est aisé d'en faire la démonstration et je l'ai faite - pour la plupart d'entre eux - dans « Jésus et Israël», je ne puis évidemment la reprendre aujourd'hui. Mais si l'on songe, et il faut y songer, qu'un tel enseignement a été professé de siècle en siècle, de génération en génération, par des centaines et des milliers de voix, souvent des plus éloquentes, souvent aussi des plus grossièrement injurieuses, comment s'étonner qu'il ait fini par s'incruster dans la mentalité chrétienne, la modeler, la façonner jusque dans les profondeurs du subconscient et que, peu à peu, surtout au XIVe et XVe siècles, se soit formée en chrétienté une image caricaturale et légendaire du judaïsme et des Juifs, image ignoble, génératrice de répulsion et de haine. Qui oserait contester la gravité, la malfaisance d'un tel enseignement ? Et les lourdes responsabilités de ceux qui l'ont professé, qui ont répandu ces semences de haine dans toute la chrétienté ? Je ne parle pas dans l'abstrait : il y en a d'innombrables survivances, j'en ai fait plus d'une fois l'expérience douloureuse et concrète.
Ce n'est pas tout. Peuple témoin, le peuple juif devait l'être aussi par une déchéance visible. L'enseignement du mépris a donc eu pour corollaire un système de restrictions, d'exclusions, d'humiliations, de servitude qui mérite d'être dénommé comme je l'ai fait « système d'avilissement ». Certes, dans la synthèse trop rapide que je présente, je dois simplifier à l'extrême. Ce système a fonctionné très inégalement selon les époques, les circonstances, les régions, les hommes au pouvoir : les Juifs ont connu des alternances de terreur et de paix, de misère et de prospérité ; leur condition a varié à l'infini, mais elle a été marquée dès lors d'un signe constant, douloureux, inhumain, la précarité, l'incertitude et l'angoisse du lendemain. Et c'est à partir du XIe s., de la première Croisade, dans cette période qu'on peut appeler l'ère de la Grande Chrétienté, qu'elle s'est terriblement aggravée. Exclus de presque toutes les professions, les Juifs en ont été trop souvent réduits à pratiquer le seul métier qui leur fût largement ouvert parce que l'Église l'interdisait aux chrétiens, le prêt à intérêt- ce qu'au Moyen Âge on appelait normalement l'« usure» : ils n'en ont été que plus marqués, plus dégradés, plus exposés à toutes les convoitises et les haines. Parqués dans un quartier spécial - ce qu'au XVIe siècle on appellera le « ghetto », astreints comme les lépreux aux marques spéciales, infamantes - la « rouelle », le « chapeau jaune » - ils se sont trouvés ainsi désignés non seulement à la dérision, mais à toutes les violences de la populace ; et cela d'autant plus qu'ils étaient partout une minorité sans défense. Chaque fois qu'un malheur s'abattait sur la chrétienté, comme la peste noire au XIVe siècle, on les accusait d'en être responsables : il est si commode d'avoir un bouc émissaire.
Car le mépris et la haine, une fois déchaînés, ne connaissent ni frein ni bornes. Il est vrai que dans la chrétienté de nobles esprits comme saint Bernard ont combattu ces excès, essayé de protéger les Juifs contre les violences des grands et du peuple, et de même, jusqu'au XVIe siècle, les plus sages parmi les chefs de l'Église, les papes : jusqu'au XVIe s., c'est dans les États pontificaux que les Juifs ont trouvé l'abri le plus sûr. Il n'en est pas moins vrai que l'antisémitisme chrétien, de par sa nature même et ses méthodes, a engendré les pires excès : spoliations, expulsions en masse, livres saints jetés au feu, baptêmes forcés, enfants arrachés à leurs parents, dénonciations calomnieuses de profanation d'hosties, de crimes rituels (prétendus meurtres d'enfants chrétiens), tortures, supplices, autodafés de l'Inquisition, innombrables et affreux massacres appelés plus tard du nom russe de « pogroms ».
Et maintenant, où en sommes-nous aujourd'hui ?
L'expansion des idées libérales et démocratiques a progressivement mis fin en chrétienté au système d'avilissement, bien que même dans certains Etats démocratiques on en trouve encore des traces multiples, aux États-Unis par exemple. L'expansion plus récente des idées racistes l'a fait réapparaître et l'a porté au paroxysme. Six millions de victimes, dont un million huit cent mille enfants... De cette innocence vouée au martyre, le « journal d'Anne Franck » est un pur témoignage.
Et certes aujourd'hui, je le reconnais, il n'y a plus rien de chrétien dans de tels crimes. En faveur des persécutés, la charité chrétienne s'est employée déployée, parfois jusqu'à l'héroïsme. Et pourtant il est impossible d'oublier, parce que c'est un fait essentiel que le racisme hitlérien, est apparu sur un terrain que les siècles antérieurs lui avaient préparé. « Les Nazis ont-ils surgi du néant ou du sein d'un peuple chrétien ? » ( Genèse de l'antisémitisme, p. 20) On vient de publier en français l'autobiographie du commandant en chef du camp d'Auschwitz, Rudolf Hoess ; cet homme chargé de crimes monstrueux et qui n'en témoigne nul remords, sortait d'une famille catholique pieuse et avait songé à entrer dans les Ordres.
Mais si le système d'avilissement tend à disparaître, on ne peut en dire autant de l'enseignement du mépris. Et quel Juif n'a pas eu l'occasion d'en ressentir les effets ? À combien d'écoliers juifs ne s'est-il pas trouvé un petit camarade chrétien pour dire : «je ne veux pas jouer avec toi, tu as tué le Christ ! » A ceux qui déploraient Auschwitz et le sort des innocentes victimes juives, combien de fois s'est-il trouvé un chrétien ou une chrétienne pour répondre : « Que voulez-vous, c'est un peuple maudit ! »
D'ailleurs la preuve a été faite au moins en France. Une enquête récente a été menée à travers deux mille livres d'enseignement catholique de langue française. Elle a révélé que l'enseignement du mépris était resté singulièrement vivace dans l'immense majorité de ces livres scolaires. A ceux qui en douteraient, je recommande la lecture de l'ouvrage du R.P. Démann, « La Catéchèse chrétienne et le peuple de la Bible », ouvrage préfacé par le regretté cardinal Saliège et qui date de 1952 (Ed. des « Cahiers sioniens », 68, rue Notre-Dame-des-Champs). À titre d'exemples, voici quelques citations cueillies dans des livres d'enseignement catholique, car il faut entendre ces voix, il faut prendre contact avec les réalités.
« Sur les thèmes du judaïsme dégénéré et du peuple charnel » : dans un manuel « La vie religieuse juive était réduite au temps de Jésus à un pur formalisme extérieur. » Dans un autre : « Les Juifs n'avaient ni la crainte ni l'amour de Dieu. » Dans un autre : « Imaginez la mentalité du peuple auquel Jésus s'adressait (et l'auteur lui s'adresse à des enfants !) : il cherchait son bonheur dans l'or et l'argent, dans les basses sensualités, dans la dispute et la vengeance ».
« Sur les thèmes du peuple maudit, du peuple déicide, de la dispersion châtiment divin » : « Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants ! Et Dieu, mes enfants, a exaucé cet horrible vœu des Juifs. Depuis plus de dix-neuf siècles, le peuple juif est dispersé dans le monde entier et garde la flétrissure de son déicide, c'est-à-dire du crime abominable dont il s'est rendu coupable en faisant mourir son Dieu.... « Jusqu'à la fin des temps, les enfants d'Israël dispersés porteront la malédiction que leurs pères ont appelée sur eux. » Phrases de manuel, mais ne nous y trompons pas, elles ne sont que l'écho d'autres phrases qu'on retrouve, à un degré supérieur, dans les ouvrages de théologiens réputés.
Voilà où nous en sommes, moins de vingt ans après Auschwitz, après la mort d'Anne Frank et de milliers de ses semblables. N'est-ce pas triste, affreusement triste, n'est-ce pas un défi à la véritable charité chrétienne ?
À ces constatations qui sont pénibles, qui me sont pénibles à moi-même, il faut opposer cependant un espoir, un invincible espoir. On ne renverse pas facilement un courant presque bimillénaire, c'est évident. Mais l'enquête même du R.P. Démann, l'ouvrage qu'il a publié avec l'imprimatur, la préface du cardinal Saliège, témoignent qu'il existe dans l'Eglise un contre-courant purificateur. Dans ce combat que je mène depuis plus de quinze ans, c'est une grande joie pour moi de constater que j'ai trouvé, du côté catholique comme du côté protestant, des alliés sincères, fidèles et courageux.
Les premiers résultats importants datent de 1947, du Congrès international judéo-chrétien de Seelisberg à ce Congrès, j'avais soumis un mémoire se terminant par un programme de redressement comportant dix-huit points. Pour la première fois, on se trouvait en présence d'un programme positif et précis. Une sous-commission chrétienne présidée par un Père capucin venu de Rome, commission dont faisait partie le P. Démann, établit un texte, connu sous le nom des « Dix points de Seelisberg », qui fut adopté d'enthousiasme par le Congrès et devait servir de base au redressement souhaité. Pourtant, je suis bien obligé de dire que sur ce terrain de l'enseignement, rien de vraiment décisif n'a été fait depuis Seelisberg. Un programme c'est bien ; son application c'est mieux.
C'est sur un autre terrain, celui de la liturgie, que les autorités ecclésiastiques ont pris quelques sages mesures, notamment en ce qui concerne la liturgie de la Semaine Sainte. Vous savez que le pape Pie XII avait autorisé que l'on donnât de l'expression « Pro perfidis judaeis », une traduction moins inacceptable pour les Juifs. En 1955, il a rétabli pour cette prière l'agenouillement supprimé depuis plus de mille ans, vers la fin du VIIIe siècle. En avril 1958, S.S. Jean XXIII a été plus loin, beaucoup plus loin, il a supprimé purement et simplement les termes « perfidis et perfidiam » de la prière du Vendredi Saint. Plus récemment encore, en août 1959, le pape a fait supprimer dans l'Acte de Consécration au Christ-Roi, la phrase :
« Regardez enfin avec miséricorde les enfants de ce peuple qui fut jadis votre préféré. Que sur eux aussi descende mais aujourd'hui en baptême de vie et de rédemption, le Sang qu'autrefois ils appelaient sur leurs têtes ».
De pareilles mesures, si radicales, justifient le grand espoir dont j'ai parlé, le grand espoir qu'on peut mettre aujourd'hui dans l'esprit de bonté, l'esprit d'équité, mais aussi l'esprit de décision du Souverain Pontife. C'est pourquoi, nous adressant à lui avec la plus profonde confiance, et avec le plus profond respect, nous nous permettons de dire : si l'on veut en finir avec l'antisémitisme chrétien - deux mots qui jurent d'être ensemble -, c'est à l'enseignement qu'il faut s'en prendre, parce qu'il est à la base de tout, l'enseignement au sens le plus large du mot, l'enseignement à tous les degrés et sous toutes les formes. L'enseignement seul est apte à défaire ce que l'enseignement a fait. L'enseignement du mépris n'a que trop duré. Il n'a fait que trop de mal. Il n'a plus droit à l'existence. Plaise à Dieu qu'il soit l'objet d'une condamnation solennelle, et non seulement qu'il soit condamné, mais totalement rayé, aboli, proscrit, qu'il disparaisse à tout jamais des livres qui se disent chrétiens, des lèvres qui se disent chrétiennes.
Sans doute, je le sais, je le reconnais, un tel enseignement est aujourd'hui en recul, en France tout au moins. Je rends hommage aux efforts d'une minorité courageuse, mais elle n'est qu'une minorité. Tant il est difficile de se détacher d'habitudes prises depuis près de deux mille ans, tant il est vrai ce mot profond de Péguy : « Il y a quelque chose de pire que d'avoir une âme perverse, c'est d'avoir une âme habituée ».
Et je le sais bien aussi, on me dira : « Patience, patience, ne soyez pas si pressé. Vous venez de le constater : les évolutions nécessaires se font, mais elles ne peuvent se faire qu'avec une sage lenteur ».
Que répondre à cela ? Que répondre aux sages qui ont tant de patience pour les épreuves et les douleurs d'autrui ?
Que répondre et qui suis-je pour répondre, moi vieil homme seul, aux forces déclinantes ?
Mais non, je ne suis pas seul. Il y a derrière moi, présence invisible, une foule immense : les milliers et milliers de victimes innocentes, sacrifiées de génération en génération, celles-là même que vient d'évoquer dans sa première œuvre, si forte, si bouleversante, un jeune écrivain juif dont le nom est maintenant sur toutes les lèvres. Grâces vous soient rendues, André Schwartz-Bart ! Quel puissant renfort vous m'apportez !
Mais voici un autre renfort, et qui me vient de la plus haute autorité, spirituelle et religieuse, du monde catholique. Dans une allocution toute récente, le chef suprême de l'Église, S.S. Jean XXIII, proclamait : « Il est un principe vital, c'est de ne jamais déformer la vérité. La vérité fondamentale pour tous les hommes responsables. Elle doit toujours dominer ! » Nobles paroles : ne jamais déformer la vérité, c'est exactement ce que je demande, ce que j'ai toujours demandé. Me permettra-t-on d'ajouter, pour conclure, que si le principe est vital, son application n'est pas moins vitale, surtout lorsqu'il s'agit du sort de millions d'êtres humains ?
Je n'en dirai pas plus. Ce sont mes derniers mots : ils expliquent, ils justifient l'impatience dont j'ai pu témoigner. Puissent-ils être entendus, fraternellement entendus, bien au-delà de cette enceinte.
Jules Isaac : conférence prononcée le 15 décembre 1959 à la
Sorbonne, publiée par les Editions Fasquelle.

LE PREMIER CHAUDRON DE L'ENFER EST RÉSERVÉ AUX JUIFS