PROPOS RECUEILLIS EN FÉVRIER 2002 PAR RAPHAËL TOLEDANO
Votre dernier album, Chansons pour les pieds, comprend treize nouveaux titres ciselés dans des styles musicaux différents : rock, zouk, techno, fanfare... Comment est né cet étonnant mariage ?
Je commence par faire les chansons, et au bout d'un certain temps je trouve un titre à l'album. Ce sont donc les sept ou huit premières chansons qui déterminent à quoi l'album va ressembler. Par exemple, pour l'album Rouge, je me suis rendu compte au bout de sept ou huit chansons que cette couleur-là était un peu omniprésente ; pour l'album En passant, il y avait cette grisaille, ce côté un peu introverti. Les chansons suivantes, je les sélectionne en fonction de la couleur de l'album. Je les fais entrer un peu dans l'idée, je vois si elles sont compatibles ou pas.
Dans la chanson Un goût sur tes lèvres, vous questionnez nos limites comme vous l'aviez déjà fait dans Né en 17 à Leidenstadt. Vous vous demandez : qu'aurais-je fait si j'étais né en 1917 en Allemagne ? Combien de voitures faut-il me brûler pour que je me mette à voter FN ? Ce doute sur ce que nous ferions dans de telles conditions implique-t-il aussi une condescendance vis-à-vis de ceux qui votent FN, vis-à-vis de ceux qui sont devenus nazis ?
Franchement : oui. S' il y avait eu des élections en 1940 ou 1942, rien ne dit que Hitler aurait été réélu - seulement, ce n'était plus une démocratie. Mais le fait qu'après la République de Weimar une population ait pu se fourvoyer sur un hâbleur comme Hitler ne me paraît pas inexplicable. Je pense que c'est la situation qui est impardonnable ; les gens... ils ne sont que des gens.
Dans votre chanson, vous reprenez plusieurs fois la question « combien », et à la fin, on se dit : ce n'est qu'une question de quantité. Dans « Combien de désir pour tromper et mentir», j'entends de la résignation, non ?
Oui, je comprends. Je pense qu'il y a en même temps du fatalisme. C'est-à-dire que, forcément, on va être tenté de lâcher. Mais il y a aussi la certitude qu'on peut y remédier. Avec de la réflexion, avec un combat. Évidemment, le combat de première ligne est celui de l'éducation, mais cela ne résout pas tout. Je crois que l'intelligence et l'éducation sont des solutions. Avec la force, évidemment.
Dans Né en 17 à Leidenstadt, vous disiez : finalement, si j'étais né allemand, bercé d'humiliations, de haine et de revanche, je serais peut-être devenu nazi. Pour vous, le nazisme est lié à cette situation de l'Allemagne vaincue, humiliée... N'y a-t-il que cela ?
Non. Les accidents, en général, sont des concours de circonstances. Et l'Allemagne, c'est un concours de circonstances explosif entre une situation particulière et un passé particulier. C'est sûr que ce ne serait pas arrivé en Suède. Marx disait que les données objectives déterminent la conscience. Cela veut dire qu'en Afrique du Sud, si tout le monde est raciste, ce n'est pas par hasard. Si, dans les banlieues difficiles où l'on brûle des voitures, le FN arrive à 15 ou 20%, ce n'est pas par hasard et ce n'est pas parce que les gens sont plus méchants. De la même façon, si l'Allemagne a pu permettre qu'Hitler arrive au pouvoir, ce n'est pas par hasard. C'est parce qu'il y a eu des « données objectives » qui ont fait que ces gens-là, tout à coup, ont pu supporter, d'une façon ou d'une autre, que leur pays brûle six millions de personnes. Je pense que tout être humain peut devenir barbare dans certaines conditions. Il faut prendre conscience de cela et ne pas penser que l'homme est bon.
Dans votre précédent album, En passant, vous citiez le prénom de vos parents : Ruth et Moïshé. Vous avez dit de votre père qu'il est « l'homme qui [vous] a le plus impressionné » (1). Quel héritage vous a-t-il laissé, lui qui fut une figure emblématique de la Résistance juive à Lyon?
C'est justement - et là, on en revient à une précédente question - la foi en l'intelligence et la culture. Puisque lui a vécu le pire : il a été dans les pires conditions raciales, sociales, matérielles... Ses deux sœurs, qui étaient institutrices, sont mortes de faim en Pologne. Lui savait lire et écrire. Orphelin de père, il a été élevé par des intellectuels juifs, et grâce à cela il a pu traverser toutes les épreuves. Simplement grâce à ce bagage qui était l'appétit de culture et l'intelligence. Donc, peut-être, l'héritage qu'il m'a laissé, c'est celui-là.
Et au niveau politique, que vous a-t-il légué ? Une conscience ?
Mon père a milité très tôt dans le Bund (2). Ensuite il a été au P.C. ou, du moins, dans les F.T.P. pendant la guerre. Mais il a été très éclairé puisque, dès l'affaire des Blouses blanches, il a été un des premiers à comprendre le stalinisme. Donc, ce qu'il m'a appris, c'est une grande indépendance d'esprit et une confiance en soi, puisqu'ils étaient très peu, à ce moment-là, à penser ainsi.
De votre mère, on parle peu. Était-elle aussi résistante ?
Non, elle était cachée pendant la guerre. Elle était beaucoup plus jeune que mon père. Elle est née en 1922, à Munich, de deux parents juifs allemands. En 1933, son père a senti le vent tourner et a émigré à Lyon. Toute sa famille a été déportée. C'est le seul qui ait réussi à s' en sortir. Pendant la guerre, ma mère était cachée avec ses deux parents dans un petit village, à côté de Lyon.
Vous n'avez jamais nié votre identité juive. D'ailleurs, vous n'avez pas changé de nom quand vous avez démarré votre carrière solo. Que signifie pour vous "être juif" ?
Cela signifie des choses sur le plan personnel et cela signifie des choses dans le rapport aux autres. Sur le plan personnel, c'est un passé, des traditions, traditions que je connais très peu sur le plan religieux mais que je connais bien dans la façon de parler, l'humour, la musique, l'histoire (quand même), une façon d'être. Chez moi, on parlait yiddish à table...
Non, je ne parle pas yiddish. Je l'ai compris un petit peu grâce aux cours d'allemand, mais je ne peux pas suivre une conversation. Ensuite, «être juif » c'est une situation vis-à-vis des autres, arriver en disant : « Voilà, je ne fais pas forcément tout comme vous et il faut m'accepter comme ça ».
Quel regard portez-vous sur la crise au Proche-Orient ?
Nul autre qu'un Israélien ne peut comprendre ce qui s'y passe. Ils ne sont pas entourés de Bretons ou de Normands, et on ne peut décider ici de ce qui serait souhaitable et de ce qui marcherait à coup sûr pour assurer la paix d'Israël. Je ne pense pas qu'il y ait un seul Israélien qui ne souhaite pas la paix. Il n'y en a aucun qui soit content que ses filles et que ses fils aillent mourir. J'ai entièrement confiance dans cette population qui a déjà expérimenté d'autres voies, celles de la négociation.
Vous pensez que c'est utopique, la paix, dans la situation actuelle ? Vous dites « elle a déjà expérimenté d'autres voies», pensez-vous que ce n'est plus possible ?
Quand on prend par exemple le cas de Beyrouth et du Liban, il est clair qu'il a fallu un séisme, cette grande chape de plomb qu'a été l'armée syrienne, pour arrêter la guerre. Donc, il y a des fois où la paix, visiblement, n'est pas possible. Là, est-ce que ce sera possible ? Je ne le sais pas. Je le souhaite.
Vous avez soutenu un groupe d'« artistes et professionnels de la culture » qui débattait de la paix.
J'ai donné mon accord pour une association qui distribuait des livres à tout le monde, Palestiniens et Israéliens. Par ailleurs, j'ai refusé de signer une pétition qui résumait le conflit à la politique de Sharon, ce que je trouve tout à fait malhonnête.
Dans l'album Rouge, une chanson s'appelait Frères ; c'était une espèce de dialogue entre deux personnes qui représentaient des peuples se disputant une terre. Cette chanson parlait-elle d'Israël ou plus généralement des conflits territoriaux ?
Elle pourrait parler d'Israël aussi. Mais ce qui m'avait vraiment donné l'idée de cette chanson, c'était le conflit entre les Croates, les Bosniaques et les Serbes : quand on voyait des images à la télé, on ne savait pas lesquels étaient croates, lesquels étaient bosniaques, lesquels étaient serbes ! Ils se ressemblaient énormément. Et j'ai réalisé que les gens qui se battent sont, en général, des gens qui sont très proches les uns des autres, qui se ressemblent beaucoup, forcément. Entre les Hutus et les Tutsis, c'est pareil. Et je crois que c'est un peu valable aussi entre les Palestiniens et les Israéliens. Physiquement, ils se ressemblent, bien que beaucoup de choses les séparent.
Vous êtes déjà allé en Israël ?
Oui, c'était il y a longtemps, pour des vacances.
Êtes-vous attentif à la montée de l'antisémitisme ?
Oui, j'y suis très attentif, mais je ne crois pas qu'il y ait un regain d'antisémitisme en France. Il s'agit d'une partie spécifique de la population française, très probablement des Français d'origine maghrébine. Et ceux-là, à mon avis, ne sont pas uniquement antisémites. Je crois qu'ils sont aussi anti-noirs, anti-femmes, anti-eux, anti-voitures, anti-flics, anti-bourgeois, anti-tout quoi... Je n'ai pas l'impression que ce soit spécifique aux Juifs.
Depuis plusieurs années, vous faites partie des personnalités préférées des Français, avec l abbé Pierre, Zidane... Qu'est-ce que cela vous fait ?
Cela me touche beaucoup. Et j'en tire deux remarques. La première, c'est qu'il y a Zidane et Goldman, un musulman et un juif, dans les personnes préférées des Français. Je pense que ce n'est pas possible dans un autre pays ! Il faut rendre hommage à cette population et à ce pays-là. Je trouve cela vraiment magnifique. La deuxième chose, c'est qu'il semble que l'on puisse donc être apprécié des gens sans forcément être très présent dans les médias, juste en étant très présent dans son travail.
Pouvez-vous nous parler de vos projets de comédie musicale...
De mes non-projets de comédie musicale ! En fait, avant que cela soit à la mode, à l'époque de Rouge, je voulais faire une comédie musicale sur le thème du rapport entre le passé et le présent de l'idéologie communiste. Une comédie musicale sur cet idéalisme trahi. Comme les gens qui ont cru à ça étaient beaux et comme cette idée a pu être terrible après, terrifiante même. Évidemment, je me suis rendu compte que je n'étais pas du tout écrivain et j'ai laissé tomber. J'ai réessayé ensuite avec un autre thème, beaucoup plus « comédie musicale », beaucoup plus humble : la cohabitation de classes différentes sur un bateau qui, tout à coup, était en danger. Cela se serait appelé Sur le même bateau. J'ai échoué aussi dans l'écriture. Je me suis rendu compte que j'étais incapable de faire ça. Il en reste une chanson, Sur le même bateau, que j'ai mise sur l'album de Céline Dion.
Non, j'ai compris que je ne savais pas écrire de scénario. Et comme écrire des chansons sur un scénario existant (que ce soit un livre existant ou un scénario original) ne me passionne pas plus que de faire un album - puisque ce n'est pas très différent -, je laisse tomber l'idée. En plus, la quantité de travail que cela demanderait me rebute un peu, à l'heure de la pré-retraite!
Comment entrevoyez-vous la fin de votre carrière ? En espaçant vos albums ?
Oui, je la vois comme ça : en prenant mon temps, sans aucun enjeu, que ce soit celui de la gloire ou de l'argent, et en allant (comme déjà maintenant) au gré de mes désirs, sans essayer de convaincre de nouveaux publics, en restant tranquillement avec les gens qui me suivent. Comme les autres chanteurs, quoi. Mais sereinement.
Tant que vous pourrez, vous continuerez ?
Je crois. Récemment, je suis allé voir Claude Nougaro sur scène. Ce n'était pas dans un Zénith mais dans une salle de mille ou deux mille personnes. J'ai trouvé ce concert très digne. Il n'y avait pas de racolage. Il était normal qu'il soit là et il était tout à fait compréhensible que les spectateurs soient là aussi. Enfin, j'ai trouvé cela magnifique ! Si j'ai sa santé, pouvoir chanter des anciennes chansons devant un public qui me voit une fois tous les trois, quatre, cinq ou six ans et à qui cela fait plaisir, je trouve ça éminemment respectable.
PROPOS RECUEILLIS EN FÉVRIER 2002 PAR RAPHAËL TOLEDANO
1. Ouest-France, 9 décembre 2001.
2. cf. Entretien avec Alter Goldman, Wladimir Rabi, Éditions La Pensée Sauvage, supplément à la revue Les Temps Modernes, numéro 353, décembre 1976.
L'Arche - édition de février 2002