
Revue de L'Arche - juin 1978
Vedette de la révolte de mai 68 et bête noire du pouvoir. Gavroche
aux réparties acides, enfant terrible de la subversion, prompt à saisir le mouvement de la foule, Daniel Cohn-Bendit a gardé des airs
d'adolescent capricieux et virulent. A la télévision et dans la presse, il s'est expliqué sur son rôle et a participé au débat soulevé par
ce 10e anniversaire. A Londres, où l'envoyé spécial de l'Arche
l'a rencontré, il dialogue avec la communauté juive de France,
dont il s'affirme être un ressortissant. Voici ce qu'il nous a déclaré.
DANIEL COHN-BENDIT : Il y a des facteurs qui sont troublants. Je ne comprends pas cette interdiction de séjour. Il est absurde de me dire que je suis allemand. Je suis un Juif de la diaspora, fils d'immigrés juifs allemands. Je ne me sens ni français ni allemand. J'ai une histoire : j'en suis le produit et ma mémoire est ancrée dans les relations que j'ai tissées au cours de mon existence. A la télévision, à l'émission à laquelle ont participé, l'autre soir, Glucksman et Krivine, 20 % des questions ont tourné autour du thème : que font ces deux Juifs à la télévision ? Cette réaction montre qu'il y a un antisémitisme latent en France. Et c'est là une des données du procès qui m'est fait. Par contre, personne à ce jour ne s'est prononcé contre mon retour en France. Michel Debré est pour. Chaban-Delmas a dit, il y a deux ans, qu'il y était favorable. « Le Figaro » et André Frossard aussi. Raymond Aron a parlé dans « L'Express » de « refus incompréhensible ». La droite traditionnelle n'est donc pas opposée à ce retour. Alors de quoi a peur le gouvernement? De la seule opinion qui se soit prononcée contre la levée de l'interdiction c'est à dire celle de « Minute »
Consciemment, le gouvernement n'a pas, dans cette affaire, une attitude antisémite; mais le calcul politique qui l'inspire repose sur la peur des réactions des petits commerçants qui sont, eux, antisémites.
C'est à ce problème qu'a à faire face le gouvernement et, je crois aussi, la communauté juive. Ma mère a travaillé dans ses institutions - elle était économe de l'école Maïmonide. Il y a, selon moi, une possibilité d'action. C'est que la communauté prenne publiquement position pour dire qu'il est ridicule de prétendre que je suis allemand et cela quoi qu'on pense de mon activité politique. Je ne demande naturellement pas à la communauté juive de partager mes opinions. Si le gouvernement a légalement le droit de m'expulser - puisque j'ai des papiers allemands - moralement la communauté juive devrait se prononcer pour mon retour en France.
C'est possible, mais je crois plutôt que je suis devenu le symbole du dissident, de celui qui porte toujours la contradiction. Je crois que cela me vient tout droit de mon héritage juif. Je suis, en effet, un ferment de la dissidence. En mai 1968, j'ai été le haut parleur du mouvement et je ne renie rien. Seulement c'était dans une période historique et je n'ai pas la prétention d'incarner l'Histoire. Il faut donc que le gouvernement sache que mai 68 c'était des millions de personnes et que cela ne s'interdit pas de séjour.
Il est indéniable que l'un des moteurs de ce que j'appelle ma dissidence - ou ma révolte - est le fait que j'ai vécu toute mon enfance dans un milieu juif athée mais juif quand même. Ce qui m'a toujours frappé c'est la sensibilité juive contre toute forme d'exploitation ou de racisme.
Etant né dans un milieu juif, fait partie de ma mémoire l'extermination des Juifs. C'est pourquoi tant qu'il existera un raciste ou un antisémite à travers le monde, je serai Juif à visage découvert. Cette position, je l'avais hier en France, je l'ai aujourd'hui en Allemagne et je l'aurai demain là où je pourrai vivre. Quant à la culture juive, pour moi, c'est la culture de la dissidence, de l'opposition, du minoritaire. C'est le fait d'accepter d'être un minoritaire et, en tant que tel, d'accepter de défendre un patrimoine qui est ou nié ou menacé par la majorité.
Je pense qu'il a toujours existé une Internationale émotionnelle juive. J'ai toujours ressenti un lien direct par exemple avec ces jeunes Juifs qui, à l'époque du mouvement contre le racisme aux États-Unis, allaient travailler, dans le Sud, avec les Noirs.
C'est une question difficile et je ne veux pas l'éluder. Dans les milieux où je vis, je me sens très proche des Juifs. J'ai, avec eux, un rapport direct qui est l'expression de cette communauté qui existe, parce que nous sommes Juifs. Je ne dis pas que je me sens lié à n'importe quel Juif. Il y a des Juifs que je hais : ceux d'Afrique du sud par exemple, ceux qui sortent hors du champ de ma compréhension du Juif.
Je sens que j'appartiens à toute une partie de l'histoire juive qui est justement cet aspect « lutte contre le racisme et l'antisémitisme »... Mais j'ai beaucoup de difficultés avec l'État d'Israël. Longtemps. j'étais sioniste sans me l'avouer. Et puis, j'en étais arrivé à ce sentiment : si nous, Juifs, bâtissons un État, alors il doit être un État exemplaire. Je n'ai aucune affinité pour les États et je ne vois pas pourquoi je défendrais un général juif alors que je hais les généraux. Plus tard, j'ai été confronté à la guerre des Six jours. Je suis devenu un opposant à l'État d'Israël après avoir eu la certitude qu'il ne serait pas détruit.
En Allemagne où il n'y a pas beaucoup de Juifs, il m'arrive d'avoir des réactions très différentes de celles de mes copains. Par exemple sur les problèmes de racisme ou sur le rapport à l'Histoire. Tout homme peut être contre l'antisémitisme : il ne le ressentira jamais comme le ressent un Juif.
Non, parce que je vis en Allemagne. J'y suis le témoin de moments d'antisémitisme et parfois d'un philosémitisme qui n'est que l'autre face de l'antisémitisme. Car tant que l'on n'acceptera pas que les Juifs aient leurs criminels, leurs putains et leurs rabbins, on est antisémite. Or, il y a une tendance, dans la société allemande, à une identification morbide avec tout ce que fait Israël.
Une manière d'être. Comment définir cette manière d'être? C'est difficile. Je pourrais dire que c'est d'abord un cosmopolitisme. Il n'y a pas de nation. La diaspora est une réalité vécue. Cet internationalisme - qui est important pour moi - est une réalité culturelle, non parce que je parle beaucoup de langues mais parce que j'arrive à comprendre différents mouvements historiques même lorsqu'ils sont contradictoires.
Par ailleurs, ma mère et mon père étaient imprégnés d'un grand libéralisme et quand un Juif est libéral, il l'est totalement. Ils avaient une grande tolérance même pour des choses qui pouvaient les choquer. Cette philosophie de l'Histoire justifie ma dissidence. Et enfin, il y a cet héritage qui est cette manière de raconter des blagues, de ne pas prendre la vie au tragique...
Je pensais que la réalisation du socialisme, d'une société égalitaire c'était Israël plus que la France. J'ai donc eu envie d'aller voir cette expérience communautaire. Je n'ai pas été déçu. J'ai même été fasciné par la manière dont les gens vivaient. Aujourd'hui, le kibboutz est en contradiction avec ce qui se passe autour de lui. Cette contradiction est beaucoup trop grande pour que le socialisme puisse émerger en Israël.
Oui, c'est une expérience de socialisme importante. Ce n'est pas parce que je ne suis pas sioniste que je dirais le contraire.
Le mouvement de mai a marqué, chez beaucoup de jeunes Juifs, une rupture avec Israël. Cette rupture est aujourd'hui démentie, sauf pour quelques irréductibles. Et toi, où en es-tu ?
Je n'ai pas fondamentalement changé parce que, en 1968, il n'y a pas eu de rupture pour moi. C'est après mon voyage en Israël, en 1970, que mon pacte - conscient ou inconscient - avec Israël a été brisé. J'avais été choqué par les différences de condition de vie entre tel village juif et tel village arabe. J'étais prêt inconsciemment à faire une exception politique et à me dire : peut-être que, après Auschwitz, il faut un État juif. Mais ce que j'ai vu c'est que la contradiction était insurmontable et que la conséquence logique de tout État est d'opprimer. D'un autre côté, je n'ai jamais été le héraut de la cause palestinienne. Ce n'est pas mon rôle de parler pour les Palestiniens. Même si, il va de soi, que je défends leur droit à une identité nationale.
C'est difficile. Je suis, personnellement, profondément et fondamentalement nonviolent. Je n'en fais pas une idéologie politique. J'ai tendance à refuser le bombardement d'un village ou l'assassinat d'enfants ou de civils.
Je le suis toujours. Le mouvement pour la paix qui se manifeste aujourd'hui en Israël n'est peut-être pas l'idéal, mais je dis qu'il est très important. Alors je soutiens ses arguments. Je ne me mets pas en dehors des contradictions qui peuvent exister là-bas. Si, demain, tu organisais un débat en France sur ces contradictions, je serais heureux d'y participer.
Je vais t'expliquer ma position. Je suis non-sioniste et je suis en même temps opposé à toutes sortes d'anti-sionistes. J'ai une certaine compréhension pour un sionisme primaire. Mais je suis anti-sioniste quand le sionisme commence à signifier « apartheid ».
C'est vrai qu'Israël est l'Etat le plus démocratique de la région. Incontestablement. Cela dit, mon opinion sur tous les États arabes est qu'ils sont tous super réactionnaires. Peut-être la formule que tu cites, « réduire à l'esclavage » est elle en effet excessive. Mais il y a un problème qui est posé par le seul fait qu'Israël se définit comme un État juif. Mon rêve à moi c'est effectivement un Moyen-Orient socialiste, avec une entité palestinienne donnant les mêmes droits nationaux, religieux et culturels aux Juifs, Musulmans et Chrétiens.
Je ne sais pas ce que veut l'OLP. Quand j'ai vu les images de Tell el Zaatar, j'ai eu un rêve (et, en cela, je suis peut-être sioniste) : que les parachutistes israéliens viennent sauver les Palestiniens.
Je la maintiens. Avoir à certains moments le courage de dire des vérités déplaisantes est un honneur. C'est ma conception du juif errant, ferment de la dissidence.
Franchement, je ne le crois pas. La réponse à l'antisémitisme se trouve dans la transformation totale des types de sociétés dans lesquelles nous vivons.
Entre-temps, il faut se battre. Le racisme, l'exploitation, l'antisémitisme existent. Et tu sais aussi qu'une certaine forme de racisme contre les Juifs orientaux existe en Israël. Ma réponse ne me satisfait pas, mais je crois qu'il faut apprendre à vivre en luttant contre le racisme. C'est ce que je fais tous les jours.
Si, beaucoup. J'ai d'énormes difficultés à discuter avec les mouvements palestiniens parce qu'ils me considèrent effectivement comme un «juif opportuniste »
Dans tout texte, il y a la part de la provocation. Cela dit, j'ai encore dans l'oreille le discours qu'on tient souvent : « Les Arabes sont bien braves mais il leur faudra deux siècles pour arriver à construire ce que nous avons fait en trente ans ». Tu as raison en un sens : toute formule qui généralise est une erreur, mais ce type de discours est insupportable.
Je n'en sais rien, mais je ne le crois pas. Il est possible que je décide un jour d'aller me battre en Israël : pour transformer la société. Il y a une chose qui me rend Israël insupportable : si déjà il y a un État juif alors il faudrait qu'il soit meilleur que les autres. Cela montre la nature de mon rapport avec Israël.
Propos recueillis par Victor Malka

DANIEL COHN-BENDIT - Je ne demande pas à la communauté juive de partager mes opinions (Crédits : Montes - Gamma)

AUX JOURNÉES INTERNATIONALES LIBERTAIRES DE BARCELONE - C'est ma conception du juif errant... (Crédits : Montes - Gamma)

L'HOMMAGE D'UNE ADMIRATRICE ANGLAISE - Je suis devenu le symbole du dissident (Crédits : Montes - Gamma)