L'Arche
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Article - L'Arche
Ce que les papyrus révèlent de la présence juive à Elephantine
Par Sonia Fellous, Nicole Serfaty | 01 octobre 2025
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Revue de L'Arche - septembre/octobre 2025
Située entre les rives qui enserrent le Nil face à la ville d’Assouan, « eflée tel un vaisseau », l’île d’Éléphantine (appelée jadis Yeb) marque la frontière entre le sud de l’Égypte et la Nubie. Ce modeste territoire¹ (de 600 km² environ) a été le siège d’une armée constituée de mercenaires juifs, originaires de Judée et de Samarie, groupés avec des Araméens dont on ignore la provenance exacte. Cette colonie totalement araméophone s’est probablement établie sur l’île vers la fin du VIIe siècle avant l’ère chrétienne.² En outre, si l’on en croit la lettre d’Aristée à Philocrate, des captifs juifs « auraient été déportés en Égypte » par Ptolémée I er (367-283 av. J.-C.) et ce dernier aurait choisi les meilleurs parmi eux pour les armer et les installer en garnison dans le pays.³
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CARTE L’île Éléphantine face à Syène (Assouan)
La découverte de papyrus datant de la première domination perse (de 525 à 398 av.J.-C.) – bien conservés à la faveur du climat sec de la Haute-Égypte – et rédigés en araméen pour la plupart, lingua franca de l’Empire perse, nous révèle des pans entiers de l’histoire et de la vie quotidienne de la colonie-garnison judéenne d’Éléphantine. Ces archives inestimables, rédigées, pour les plus anciennes, entre 494 et 405 av. J.-C., renferment des écrits très variés, tels que des actes commerciaux notariés, des contrats de mariage, des rapports, des circulaires ofcielles, des plaintes, des pétitions, des listes de contribuables, voire des pages détachées d’une œuvre littéraire intitulée Le Roman d’Ahikar, du nom de son héros. Il s’agit d’une œuvre littéraire originaire de Mésopotamie antique, rédigée en araméen durant le dernier siècle de l'Empire assyrien, (au plus tôt le VIIe siècle av. J.-C.).
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PAPYRUS contenant le récit d'Ahikar. Éléphantine, Ve siècle av.J.-C. Musée égyptien de Berlin
Ainsi, ces textes nous renseignent non seulement sur l’organisation sociolinguistique de la garnison juive chargée de surveiller la frontière méridionale de l’Égypte, mais aussi sur leurs pratiques cultuelles. Découvert en 1907 et conservé au musée de Berlin, l’un des papyrus les plus importants, daté de 419 av. J.-C., est une lettre qui porte sur la fête de la Pâque juive. Elle est adressée par Hanania, un habitant de Jérusalem, à Yedoniah, le chef de la garnison juive, pour lui communiquer les prescriptions sur le rituel pascal en même temps que le texte d’une ordonnance de Darius II autorisant la célébration de cette fête sur l’île. Cette armée, divisée en compagnies ou en bannières, est placée sous les ordres d’un supérieur dont elle porte le nom, tandis que son commandant en chef réside à Syène. Les charges semblent être transmissibles car tous les noms se perpétuent à travers deux ou trois générations. Les soldats, qui vivent avec leurs familles, perçoivent une solde et des allocations en nature qui leur permettent de vivre aisément. Lorsque la sécurité régionale est maintenue, ils parviennent à cultiver leur lopin de terre ou à se consacrer à des activités commerciales et même à s’adonner à certains loisirs.
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LETTRE FRAGMENTAIRE en écriture hiératique de Neferkhay (scribe du domaine de Horakhtygouverneur) ; (autres noms cités : Montou ; Amon-Rê ; Horakhty), -1295/-1069 (époque ramesside), Paris, Musée du Louvre, département des Antiquités égyptiennes (E 27151)
Une dizaine de ces papyrus porte sur des documents juridiques frappés d’un sceau et sont établis à l’initiative d’une famille de notables, celle de Mahséyah. Ce dernier ofre une belle dot à sa fille Mibtahyah âgée de 15 ans (née vers 475 av. n. è.) et accorde sa main à un juif d’Éléphantine, probablement un compagnon d’armes. La donation au profit de la jeune épouse comporte un terrain constructible de trente mètres carrés et le droit de bâtir consenti au gendre est assorti de nombreuses réserves.
« Le 21 de kislev, c’est-à-dire le 1er jour de Mésoré, l’an 6 du roi Artaxerxés, Mahséyah fils de Yédonyah, juif, colon à Éléphantine-la-Forteresse, de la compagnie de Haomadata, a dit à Dame Mibtahyah, sa fille “je t’ai donné de mon vivant et jusqu’à ma mort un terrain qui m’appartient. Voici son métrage : en longueur 13 coudées et en largeur 11 coudées. Tu as droit sur lui à partir de ce jour, et pour toujours, ainsi que tes enfants après toi. À celui que tu voudras, tu le donneras, et la maison sera ta maison…”. » Notons que les noms, tant masculins que féminins, portent la terminaison Yah, soit une des expressions du nom de Dieu en hébreu. L’étude onomastique témoigne de la fidélité afrmée des juifs d’Éléphantine à leur religion dont le dieu unique était désigné sous le nom de Yahô. Cet acte, rédigé devant un notaire de Syène⁴ entouré d’une dizaine de témoins, prévoit le cas d’un divorce ou d’un veuvage. L’histoire de cette famille juive vivant à Éléphantine, il y a plus de deux mille cinq cents ans, nous renseigne sur l’autonomie de la femme juive qui peut être titulaire de droits patrimoniaux, s’engager librement dans un mariage exogamique ou prendre l’initiative, en cas de rupture conjugale. Elle peut même faire un don au temple de deux sicles d’argent (en hébreu shekel, שקל (prélevés sur ses propres deniers.
D’autre part, une malédiction à l’encontre de voleurs, inscrite sur une poterie brisée appelée ostracon et découverte en 1925, fait mention de l’existence de femmes prêtresses dans le temple juif d’Éléphantine. Le message semble enjoindre à une autorité féminine du temple de procéder au rituel de malédiction. En dehors de cet ostracon suggérant que, contrairement à l’injonction biblique, des juives avaient du pouvoir dans la hiérarchie du temple, deux autres papyrus mentionnent le nom d’une certaine Tapemet, servante de Yahvé, et l’existence d’autres prêtresses, prouvant ainsi l’influence de la religion égyptienne sur les pratiques juives locales.
Un autre aspect des activités des juifs insulaires nous est révélé par un papyrus araméen datant de l’époque perse achéménide (525-332 av. n. è.). Cette archive rare a été découverte au début du XXe siècle, puis acquise par la section des manuscrits (collection Sayce et Cowley) de la bibliothèque Bodléienne d’Oxford.⁵ Il s’agit d’un acte notarié rédigé avec soin et précision par un scribe juif, en présence de Gemariyah, le notaire, et de quatre témoins juifs, concernant le prêt d’une somme de mille sicles d’argent, consenti pour huit ans à un fonctionnaire de l’administration perse qui s’engage à en payer l’intérêt, soit douze et demi pour cent l’an, sur le salaire mensuel que lui verse le Trésor.
Certains papyrus prouvent que la vie religieuse de la communauté juive prospérant sur l’île d’Éléphantine s’articulait autour du temple dédié à YHV (le tétragramme est réduit ici à trois lettres), depuis son édification au VIe siècle avant notre ère, jusqu’à sa destruction en 414. Les juifs avaient reçu l’autorisation de l’édifier en échange de leur contribution à endiguer les incursions nubiennes. De fait, après la réforme du roi Josias (VIIe siècle), le culte et les pratiques sacrificielles devaient être centralisés exclusivement au Temple de Jérusalem et la fondation d’un temple en dehors de la ville sainte était assimilée à un acte schismatique. Cette indication laisse à penser que la construction du temple à Éléphantine était probablement antérieure à cette réforme et qu’elle remontait à l’époque où existaient encore le premier Temple de Jérusalem et celui de Samarie. Différents papyrus trouvés à Éléphantine témoignent aussi de ressemblances structurelles notoires entre le judaïsme et la religion de l’Égypte antique, dont les temples respectifs étaient voisins. Sur ce minuscule territoire, la colonie juive et la population égyptienne ont longtemps cohabité paisiblement mais de fréquentes insurrections, favorisées par l’affaiblissement du pouvoir perse, vont aboutir à des actes d’une extrême violence. Pour les prêtres égyptiens et pour les fidèles du dieu Khnoum, le divin Bélier-Maître de la crue du Nil, l’immolation, dans le temple juif voisin, de bêtes considérées comme sacrées était un sacrilège coupable. Un papyrus va livrer les faits comme suit : « En l’an 14 du roi Darius (414 av. J.-C.), les prêtres du dieu Khnoum ont détruit le grenier du Roi qui se trouvait à Éléphantine, ont construit un mur au milieu de la forteresse, ont bouché le puits… et ont détruit le temple de Yahô », etc. L’autel est démoli, les colonnes en pierre qui supportaient sans doute un portique sont brisées, les cinq portes sont arrachées, le reste est livré aux flammes à l’exception des vases d’argent et d’or emportés par les assaillants. Trois ans plus tard, Yedonyah, chef de la colonie juive, adresse une supplique rédigée sur papyrus au gouverneur perse de Judée. Il revient sur la destruction du temple survenue au mois de tammouz, insiste sur la soufrance de tous ses coreligionnaires et sur leur impatience de voir leur temple restauré : «Avec nos femmes et nos enfants, nous avons revêtu les vêtements de deuil, nous avons jeûné et prié Yahô, le Seigneur du ciel… qu’une lettre soit envoyée par toi à tes amis en Égypte pour que le sanctuaire soit construit… si notre Seigneur le veut, le sanctuaire de YHV notre Dieu sera construit à Éléphantine-la-Forteresse comme il était avant et il n’y sera pas fait d’holocauste de béliers, bœufs et boucs mais on ofrira l’encensement et l’oblation. » En conséquence, les prêtres du temple dédié à Khnoum obtiennent satisfaction mais l’autorisation de reconstruire le temple est accordée aux juifs par le satrape d’Égypte en 406 avant notre ère. Toute trace de la colonie juive de l’île d’Éléphantine se perd après que l’Égypte s’est libérée de la domination perse, mais des fouilles ont démontré que sous Néctanébo II (360-343 av. J.-C.), le temple du dieu Khnoum avait été agrandi et reconstruit sur l’emplacement du temple de Yahvé.
1. La superficie de l’île est d’environ 1,5 km x 400 m.
2. Si l’on retient cette hypothèse, les juifs étaient présents dans ce lieu de garnison au moment où le prophète Jérémie arrive en Égypte.
3. Voir Léon Hermann, « Une traduction française inédite de la Lettre d’Aristée », Revue belge de Philologie et d’Histoire, 1966 /44-1/pp. 25-53, Bruxelles, les feuillets 35 et 36.s…
4. Ancien nom de la ville d’Assouan.
5. Cf. Charles Clermont-Ganneau, « Papyrus et ostracon araméens d’Éléphantine », Comptes rendus de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Année 1904/48-3 /pp. 330-331.
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RUINES du temple du dieu Khnoum, pointe sud d’Éléphantine
Bibliographie
Joseph Mélèze-Modrzejewski, Les Juifs d’Égypte, de Ramsès II à Hadrien, éd. Errance, 1991.
Pierre Grelot, Documents araméens d’Égypte, éd. du Cerf, 1976.
André Caquot, « Bezalel Porten, Archives from Elephantine. The Life of an Ancient Jewish Military Colony », in Syria. Archéologie, art et histoire, 1970, pp. 176-179.
Israël Lévi, « Le temple du Dieu Yahou et la colonie juive d’Éléphantine au Ve  siècle avant l’ère chrétienne » in Revue des études juives (R.E.J.), 1908, pp. 56-112 et 161-168.
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