Les quatre sœurs puisent leur origine dans l’enquête monumentale entreprise par Claude Lanzmann pour la réalisation de Shoah. Plus de trois décennies après la sortie de cette œuvre majeure, le cinéaste a exhumé les déchirants récits de survie de quatre rescapées, auxquelles il consacre une magnifique tétralogie.
La parole limpide, le regard pénétré d’une lumineuse vivacité, Ruth Elias décrit, entre deux airs mélancoliques d’accordéon, l’instinct vital qui l’a habitée, de Theresienstadt à Auschwitz, jusqu’à la mort de son bébé affamé sur sa poitrine bandée. Assise au côté de son mari – dont la souffrance, si elle avait un visage humain, serait le sien –,
la Polonaise Ada Lichtman détaille, sans ciller et en cajolant des poupées, la litanie d’horreurs qui l’a conduite à Sobibor, pourchassée par cette terrifiante pensée : "Comment allais-je mourir ?" Toute d’élégance et de résistance, cramponnée à la résolution de ne parler qu’en son nom, Paula Biren raconte sa trajectoire de "privilégiée" dans le ghetto de Lodz et la honte qui l’a longtemps muselée.
Enfin, la douce Hanna Marton, veuve depuis peu, qui se réfugie dans le journal d’époque de son mari comme pour retrouver ses bras aimés, confie l’inapaisable culpabilité d’avoir été sauvée par la vénalité d’Eichmann. Par-delà leurs singularités, qui éclairent des chapitres méconnus de l’extermination des Juifs, ces quatre femmes extraordinaires renaissent ici unies dans une relation sororale tissée d’intelligence tranchante, de courage inouï, de poignantes pudeur et dignité.
Au fil des mots et des silences, que Claude Lanzmann sait si bien provoquer et respecter, la caméra effleure délicatement leurs visages pour saisir une larme ou un éclair d’effroi. Le cinéma, dans son dénuement le plus pur, nous les rend alors si présentes que ces quatre sœurs à la vie à la mort continuent, longtemps après l’écran noir, à habiter nos mémoires et nos cœurs.