Le pouvoir déshumanisant des stéréotypes... Raimond Gaita (A common humanity)
Le conflit
israélo-palestinien est l’un des plus complexes et des plus tragiques de l’histoire politique contemporaine. Deux nationalismes s’affrontent
dans une lutte qui très souvent semble bien être devenue une mimétique lutte à mort. Si la paix entre ces deux nationalismes a parfois
semblé à portée de main, elle s’est finalement échouée sur l’une des
composantes les moins maîtrisables de ce conflit : sa composante religieuse, avec son appareil
de croyances, notamment
à propos du partage
de Jérusalem qui ne saurait
se réduire à un « simple partage
territorial ». Cette dimension confessionnelle est encore
aggravée par les « interprétations » qui en sont données
sur le mode propagandiste, au risque d’une infection polémique généralisée. Ainsi l’attitude de l’État d’Israël vis-
à-vis du peuple palestinien ne ferait que reproduire le comportement des armées de Josué au XIIe siècle avant l’ère chrétienne contre la population autochtone de Canaan. Autrement dit l’État « juif »
surarmé poursuivrait à l’encontre de cette population désarmée une guerre
génocidaire. Ainsi, le conflit actuel entre Israéliens et Palestiniens ne se limiterait
pas à ses données politiques contemporaines. Les sionistes d’aujourd’hui
ne feraient que placer leurs pas dans ceux des conquérantes armées juives
de l’Antiquité, tandis
que les Palestiniens prorogeraient les souffrances imméritées de leurs ancêtres
philistins. Cette imputation criminogène ne se
limite d’ailleurs pas à ces références historiographiques, ou prétendues telles.
Elle se prolonge dans une autre mise en cause, de caractère plus directement théologique. Le Dieu d’Israël
serait un Dieu militaire,
ne connaissant que les arguments de la force et n’hésitant pas à faire
massacrer les populations humaines qui se révéleraient par trop rétives à ses commandements. Pourtant, comme une telle représentation du Dieu d'Israël reste assez peu compatible avec telle ou telle autre de ses injonctions portant notamment sur l’amour du prochain et de l’étranger (Lev, 19, 18), le stéréotype doit s’arc-bouter sur une formule
récurrente de la Bible correspondant à l’un des noms de
ce Dieu erratique : « Adonaï (Hachem) Tsevaot », le plus souvent
traduit par « Le Dieu des armées
». Cette traduction soulève maintes difficultés quand à son exactitude
et quant à sa pertinence. Est-il sûr que Hachem Tsevaot désigne véritablement un Dieu militaire, une sorte de Dieu Mars
hébraïque ne connaissant que la force de l’épée et se délectant du sang humain
abondamment versé ? Mais alors comment justifier le divin
commandement d’amour précité ? Il semble alors
que cette traduction soit quelque peu fautive et que son usage appelle quelques
précautions puisqu’elle engendre déjà deux constructions culturelles et
théologiques pour le moins préjudiciables à l’idée de paix et empêchant la
réalisation de cette idée.
La première conduit
à opposer au « Dieu des armées
» juif un « Dieu désarmé » chrétien auquel le premier servirait de faire-valoir et de repoussoir, oubliant au passage et rendant incompréhensible l’une des affirmations
les plus radicales de Jésus : « Je ne suis pas venu apporter la paix mais l’épée.
» Pour se distancier de ce stéréotype en apparence répulsif, l’autre construction cherche à surenchérir sur l’idée de paix, pour l’ériger en valeur exclusive, éthiquement inconditionnelle peut-être mais mentalement déréalisée, comme s’il suffisait
de prononcer le mot « paix » pour qu’advienne la chose qu’il désigne. Une telle attitude
ne s’expose- t-elle pas surtout aux graves désillusions de l’irénisme et aux périlleuses dénégations du pacifisme, lesquels
n’ont jamais empêché
la guerre mais ont toujours suscité ses
commencements les plus catastrophiques, sans parler de la difficulté à la conclure.
Il importe donc de vérifier
la teneur et la valeur de ce stéréotype afin de recouvrer, s’il se peut, le sens originel et véritable de la dénomination biblique.
Cette indispensable investigation, sémantique et conceptuelle nous conduira à examiner avec un
autre regard ce qu’il est devenu, hélas, courant de nommer les guerres de conquête
d’Israël et leurs
perpétuation multiséculaire, malgré
un exil sans précédent
dans l’histoire humaine, comme si la guerre des Six Jours de 1967, programmée en somme dans la Déclaration d’indépendance de
1948, n’était que la simple continuation des guerres de Moïse, puis de Josué et des Juges,
en attendant celles,
inéluctables, de Saül et de David,
conduites il y a plus de deux millénaires. Un anachronisme historique si patent ne serait acceptable pour aucun autre peuple. Sa persistance à l’en- contre d’Israël
n’a-t-elle pas surtout
pour but de persuader que le peuple juif est de nature guerrière
incurable et d’essence
maléfique inaltérable, ayant
de ce fait conçu à son image un Dieu casqué et fulminant des anathèmes, un Dieu
de mort qui le lui rend bien ?
DU DIEU CRÉATEUR
ET DE LA COHÉRENCE DE SON
ŒUVRE
On l’a déjà souligné, la formule « Dieu des armées » se présente comme la traduction littérale,
dans sa lettre et dans son esprit, de l’expression biblique originelle Hachem Tsevaot.
Que veut dire exactement Tsevaot ? L’interrogation n’est ni de pure forme ni superflue.
D’avoir déjà analysé le contresens linguistique et conceptuel qui affecte
la sentence pseudo-biblique : « Œil
pour œil, dent pour dent », présentée fautivement et de manière
absurde comme la traduction de âyn tah’at âyn (Ex ; 21, 24), nous a préparé à l’exercice
actuel. Tsevaot est le pluriel du mot tsava que l’on traduit
ordinairement par armée,
en effet. Il faut prendre garde néanmoins que cette traduction, en apparence
littérale, ne pèche pas par réductionnisme. La langue hébraïque présente de nombreux termes qui avant d’être des substantifs déterminés et spécifiés
sont de véritables catégories globales et génériques. Maïmonide en donne maints exemples
dans son Moré Névoukhim. Ainsi
en va-t-il de yad que l’on traduit,
en traduction immédiate, par main, désignant de la sorte, et à juste titre,
l’organe de la prise, l’instrument de la saisie. Toutefois, avant de
désigner cet organe effecteur, yad désigne, plus largement, la fonc-
tion effectrice. C’est pourquoi en hébreu yad
désigne de manière plus générique ce qui permet de tenir,
de se maintenir, d’effectuer et d’accomplir. Pour le bien comprendre,
une approche comparatiste peut être utile. En langue allemande, le mot « concept » se dit begriff. Étymologiquement, ce terme est construit sur le vocable griff qui désigne, là encore, la poignée et l’enserrement, la prise et la saisie. Cependant, en son acception élargie, il désigne
encore la possession et les justifications de celle-ci (lesquelles s’avèrent ténues et précaires
en cas de mainmise) et, selon une acception encore plus ample et plus abstractive : la conceptualisation. Revenant
à la langue hébraïque, l’acception générique et globale de yad, pour nous limiter à cet exemple,
entraîne deux conséquences considérables.
La première concerne le droit civil hébraïque
de la responsabilité. En cas de dommage non intentionnel, causé
à tel ou tel organe
du corps (œil, dent, main, etc.) la réparation judiciaire s’attachera à sa remise en
état médical. En cas d’ablation ou d’amputation, la réparation, toujours décidée par le tribunal
compétent, devra viser la possibilité de pour- suivre l’exercice de la fonction exécutée
en situation normale
par le dit organe, avant l’accident dommageable. L’autre conséquence
concerne les dénominations des interventions divines afin de prévenir tout anthropomorphisme réducteur ou qui inciterait, par analogie, à la déification
de l’homme. Lorsque par exemple
à propos de la libération des esclaves hébreux d’Égypte, le livre de l’Exode évoque
la Main, ou la Main puis-
sante (Yad Hah’azaka) de Dieu (Ex ; 6, 1), il s’agit non pas de se repré- senter Dieu doté d’une main
humaine mais d’évoquer les modalités actuelles et effectrices, effectives et
opérationnelles, de son action libératrice.
Qu’en est-il alors
de tsava? Si ce terme
est incontestablement utilisé pour désigner une armée, cet
usage est dérivé et secondaire, déjà foca- lisé. Il ne devrait pas empêcher de
comprendre le sens générique de ce vocable. Celui-ci est bâti sur la racine TsB (V) qui désigne
à la fois l’émergence régulée (représentée par le lettre tsadik) et la dualité, la binarité, la reproduction et la résonance (représentée par le lettre
beth). En vérité, le
contraire de l’explosion sans suite ou de la dissipation énergétique sans forme. C’est pourquoi
cette racine se retrouve, entre autres, dans le
mot TsIBouR qui désigne la communauté
perdurante des fidèles. On notera aussi que la racine
TsB (V) est affine à la racine TsV (avec, cette fois, la lettre vav)
qui désigne l’injonction et l’assignation pertinentes, l’obligation et le lien congruents, tant de droit que de morale, et par suite l’adéquation et la juste place de l’objet ou du sujet d’un commandement.
Car cette même racine se retrouve dans le verbe LaTsV, qui signifie, selon l’ensemble
de ces significations, ordonner et ordonnancer, et par suite dans le mot MiTsVa qui désigne l’obligation biblique
par excellence, laquelle ne comporte
jusqu’ici aucune connotation militaire ou polémo- gène. On le vérifiera par l’examen de quelques-uns des contextes où le
mot tsava et son pluriel tsevaot sont
utilisés de telle
manière que le sens
réel de ce terme apparaisse nettement.
Que le mot tsava soit utilisé hors de toute connotation ou organisation proprement militaire se déduit ainsi
des règles concernant l’organisation du peuple
des Bnei Israël après sa libération de l’esclavage pharaonique, d’un peuple en pleine fondation et formation institutionnelle dès les commencements de la Traversée du désert. À ce propos
l’une des toutes premières institutions dont il se dote n’est pas l’armée, comme on s’y attendrait, mais d’abord les services de santé et ensuite l’institution judiciaire. S’agissant de son dispositif institutionnel la notion
d’ordre (seder) y est
essentielle en ce qu’elle s’oppose tant à la confusion qu’à la domination. Cette précision n’est pas superflue, sachant quelles sont les connotations négatives du mot
ordre, assimilé à l’injonction sans réplique.
Son usage amphibologique commande chaque fois que soient indiquées les particularités de
son contexte. S’agit-il de l’ordre despo- tique, qui se veut immuable,
éternisé, mais supporté par violence, en attendant d’être renversé ; ou de l’ordre consenti, à terme déterminé, dont les
titulaires doivent rendre compte à leurs mandants ? Il n’en va pas autrement du terme tsava.
Considérons, par exemple,
comment il appa- raît dans le psaume
53, intégré dans la prière
du matin de chabbat : « … Chantez
Lui (à Dieu) un chant nouveau… car droite (yachar) est la
parole de Dieu… et tout ce qu’Il accomplit l’est en confiance. Il aime la juste répartition des biens (tsédaka) et la justice des tribunaux (michpat), la bénévolence (h’essed) de Dieu emplit la terre. Par la
parole de Dieu les cieux ont été faits, et par l’esprit de sa bouche toutes ses
instances (tsevaam) (Ps, 53, 6). » Tsava apparaît ici dans un contexte particulière- ment clair. Il n’y est
associé à aucun autre terme indiquant la violence, le pouvoir brut. Les termes
avec lesquels il forme une constellation de sens sont, sans exception, liés à
l’altruisme, au respect des créatures et de la Création : droiture, justice
économique, justice juridictionnelle. Leur au-delà : la bénévolence, leur ouvre
perspective et avenir. Dans cette invocation rien n’évoque la soldatesque, la
brutalité des armes, l’ordre mécanique des légions muettes mais impitoyables.
On pourrait aisément vérifier que le psaume 53 n’est pas isolé à ce propos. Qu’il est
plutôt représentatif de la signification primordiale de tsava et
par consé- quent du nom de
Dieu qui inclut ce vocable de vie. Pouvait-il en être autrement puisque la
toute première fois où ce terme apparaît dans le récit biblique, c’est dans le livre de la Genèse, au moment où le Créateur instaure le chabbat, autrement dit la limitation du pouvoir de créer : « Et furent achevés (vaychoulo) les Cieux et la Terre et toutes (col) leur instances (tsevaam) » (Gn, 2, 1).
Le service
de Dieu et sa sanctification
Pourquoi proposer de traduire à présent tsava par
instance et non par
armée ? D’abord parce que cette dernière traduction serait absurde. En
cette phase du processus de la Création, l’Humain (Haadam) est doté pour viatique d’une bénédiction dont jusqu’à
présent il n’a pas mésusé (Gn, 1, 28). Et surtout
parce que le mot instance
comporte bien les trois
significations inhérentes à la racine TsV : a) le fait de « tenir » durable- ment
et de manière intrinsèque ; b) les degrés matériel et rationnel de
cette assise composant avec d’autres éléments, auxquels il s’emboîte, une organisation ; c) la dimension juridique de cette organisation, permet-
tant des régulations instantanées et, en cas de difficulté, l’usage de procé-
dures d’appel. Autrement
dit tsava se rapporte
à l’organisation cohérente
du cosmos, au sens biblique, dans lequel les lois physiques sont simultanément
des lois morales, si l’on définit la morale par son obligation matricielle : le respect
effectif des êtres
créés à la semblance et selon la volonté divines. C’est pourquoi, par ailleurs, les Pirkei Avot, les Chapitres
des Pères – ou des Principes, enjoindront : « Que ta volonté
soit comme Sa volonté
» (PA, II, 4), c’est-à-dire droite, juste et bénévolente ; en tant que telle porteuse de vie.
Une pareille représentation est validée par sa reprise dans la parole royale, celle de David, roi, juge mais aussi le chef des armées du Royaume d’Israël. À son
entrée en
fonction il
s’adresse au
peuple non
pour le
lancer dans des conquêtes sans limites mais pour bénir ce même
Dieu qui l’a institué à ses yeux, sans nulle dissimulation ni réserve mentale,
comme le relate le Livre des
Chroniques : « Et David bénit Dieu
aux yeux de toute l’Assemblée. » Et David dit : « Bénis sois-tu Toi le
Dieu d’Israël, notre Père, d’un univers à l’autre. À Toi Dieu sont la force (guévoura),
et la splendeur (tiféret) et le
retentissement (hod) car tout est
dans les Cieux et dans la Terre. À Toi Dieu la souveraineté (hamamlakha) que ceint toute tête (ou
tout chef) […] Tu Es, Dieu, uniquement, Toi tu as fait les cieux, les cieux des cieux et toutes leurs instances (tsevaam) […] et toi tu les rends toutes vivantes […] et la Tsava des Cieux s’incline
[…] vers Toi… » (Chr, 1, 29).
La prière davidique
est importante à plus d’un titre. D’abord
par les concepts auxquels
le Roi se rapporte dans sa bénédiction. Ceux-ci sont
intrinsèquement hébraïques. Quiconque est quelque peu introduit à la pensée juive aura reconnu
dans les concepts
soulignés plus haut non pas tel ou tel éon, malaisé à définir, mais bien les séphirot, les facultés ou, bien mieux, les
champs idéatifs – nombrés et de
langage –
selon lesquels la Création
s’est développée et structurée de sorte qu’elle
s’avère viable et durable. On
aura toutefois remarqué, d’une part, qu’aucune de ces séphirot n’est rapportée par le roi David directement à sa personne
pour y fonder son propre pouvoir
et légitimé son autorité dont il eût été l’exclusive auto-référence ; et, d’autre part, que dans cette même invocation
davidique l’action divine vis-à-vis des sephirot
comme des tsevaot est de leur
conférer la vie, et de les y inscrire
consubstantiellement. Une nouvelle fois, en toute cette bénédiction, rien n’évoque la force brute, la
violence, l’autorisation de tuer donnée à des sbires éméchés ou à des soudards
hallucinés, ni l’obéissance à l’ordre sans réplique qui leur livrerait
hommes désarmés, femmes sans défense, enfants à la mamelle et vieillards
incapables de se défendre, selon le stéréotype précité.
Une dernière référence s’avère en ce sens tout aussi éclairante parce qu’elle se trouve cette fois au cœur de la âmida,
de la prière sans doute la
plus importante du siddour, dans les paroles
non plus seulement
de la bénédiction, de la bérakha, du Nom de Dieu mais de sa sanctification, de sa kedoucha, par les Juifs lorsqu’ils
entrent en intime colloque, indivi- duel et collectif, avec le Créateur. Or dans cette prière ont été intégrés des éléments essentiels de la prophétie de Esaïe, et notamment sa vision de la Présence divine au-delà des Cieux, à l’endroit où ceux-ci naissent. Les Anges du service en témoignent alors par cette triple attestation : « Saint (Kaddoch), Saint (Kaddoch), Saint (Kaddoch), Dieu Tsevaot et toute la
terre est pleine de sa gloire (kevodo)
» (Es; 6, 3). Ce qui importe dans cette
formule, c’est que le nom de Dieu comme Dieu Tsevaot soit intrinsèquement lié, en un fil triple, à sa Sainteté. Dans la symbolique biblique
le chiffre trois est celui qui met en évidence une réalité durable et
qui souligne une toute
présence intellectuelle et psychique. Le chiffre trois serait également celui qui relie le conscient, le préconscient et aussi l’in- conscient, lequel ne se réduit plus
au refoulé pulsionnel. Il reste de comprendre
ce que signifie la sainteté
dans l’univers biblique
et à quels comportements elle oblige qui en soient l’attestation
réelle.
À cette injonction se rattache l’ensemble du droit hébraïque
de la guerre conçu et formulé dans la Thora,
comme nous aurons
à le recon- naître. Une guerre injuste ou une guerre inopportune – les récits bibliques
en comportent maints exemples – dont la Thora désapprouve autant le déclenchement que les opérations qui s’ensuivent
est une infraction grave aux interdits et défenses concernant le sang
versé de manière inconsidérée ou irresponsable (Jg, 20, 23). Et afin que nulle équivoque ne soitplus permise à ce propos,
le verset 19 de ce même chapitre
du Lévitique énoncera,
commençant par le Proche pour aboutir au plus Lointain : « Ne te venge pas et ne garde pas rancune
envers les enfants
de ton peuple et tu aimeras ton prochain
comme tien : Je suis l’Éternel ». Soulignons que, dans
la Tradition juive, cet énoncé est considéré non pas comme une vague invite «
éthique » mais comme un
principe général du droit, un klal gadol,
analogue et homothétique à celui qui affirme que l’Univers a été créé selon la volonté
divine et que cette Création
atteste de la dilec-
tion de Dieu Tsevaot pour la vie ainsi
que de son propre, inépuisable et inextinguible amour pour ses Créatures.
PROJECTIONS INSTITUTIONNELLES
DROIT À LA GUERRE ET DROIT DE LA GUERRE
Une fois reconnus les sens originaires de l’expression Hachem Tsevaot, il importe d’en examiner les projections en milieu directement humain pour vérifier
si ces sens premiers y sont préservés ou au contraire adultérés.
S’agissant de
l’organisation interne des douze tribus, ou plutôt des douze « rameaux » des Bnei Israël, une lecture déjà hypothéquée culturellement et mentalement obérée laisserait penser que c’est bien un modèle militaire
qui y prévaut. Le Livre des Nombres n’indique-t-il pas, selon l’une de ses traductions possibles, celle de Élie Munk : « L’Éternel parla à
Moïse dans le désert du Sinaï, dans la Tente
d’assignation… Faites le relevé de toute la Communauté des Enfants d’Israël,
selon leurs familles (micheph’otam) et leurs maisons paternelles, par dénombrement nominal
de tous les mâles, comptés
par tête. Depuis
l’âge de vingt
ans et au- delà, tous ceux d’Israël qui partent pour l’armée (col yotsé tsava) vous en ferez le compte (tifkedou) selon leurs légions (letsivotam), toi et Aaron » (Nb, 1, 1 à 3).
Cette traduction appelle
quelques observations.
L’on pourrait trouver
normal et ordinaire que le texte biblique relate quelle fut l’organisation militaire
des Bnei Israël, en ce point de leur histoire,
comme d’autres récits
relatent l’organisation militaire d’autres peuples. S’en étonner
serait se représenter les Bnei Israël
telle une entité angélique, non humaine ou surhumaine mais hors l’humanité commune.
Pourtant, l’objection « militariste » opposée au peuple du Décalogue et du commandement : « Tu ne tueras pas » ne doit pas être éludée. Il est alors nécessaire de rappeler que le récit
biblique, quelle qu’en
soit l’approche en sciences humaines (histoire, anthropologie, science politique), n’est tout de
même pas
un récit « ordinaire, » à
supposer qu’aucun le soit. Il transcrit la
parole de
Dieu, créateur de l’Univers (Ôlam) et de
l’Humain (Haadam) afin
d’affirmer sa Loi au regard de l’un et de proclamer sa Souveraineté vis-à-vis
de l’autre. Néanmoins et quoi qu’on en rabatte, imaginer que les Bnei Israël
s’organisent prioritairement en une vaste armée dénature l’idée qu’ils se
forgent d’un Dieu de vie, enjoignant le commandement d’aimer son Prochain.
C’est pourquoi, et compte tenu de nos premières mises au point sur le sens de Hachem Tsevaot, l’on aura garde maintenant de traduire ici aussi
tsava précisément par armée, au sens
belliqueux du terme. Pareille précaution se dicte d’elle-même dès lors que l’on
donne leur plein sens aux difficultés rencontrées dans la traduction précitée
au regard du texte hébreu original. Si le mot armée y est bien utilisé
en premier lieu pour traduire
tsava, ensuite c’est le mot « légion »
qui intervient pour la
traduction d’un mot pourtant légèrement différent au plan grammatical : tsivotam, lequel pourrait se rapporter à un substantif inusité : non plus tsava mais tsiva qui
en serait une forme
plus
accentuée, intensive. Ces deux termes proches mais différents enga- gent
au moins deux manières d’organiser le peuple selon l’injonction divine : soit sur le mode ordinaire et courant
soit sur un mode plus soutenu. La traduction précitée
ne rend pas cette différence patente qu’elle élude en surlignant le seul modèle
militaire, recouvrant en effet par la légion (inconsciemment romaine ?) l’armée proprement hébraïque. Mais Moïse n’est
pas Jules César ni Aaron Marc Antoine…
Dans le
texte précité, si l’expression yotsé tsava (littéralement « sortant vers la tsava ») peut désigner, certes,
le stade de la vie débouchant sur le
service militaire, sa signification biblique est bien plus ample. Celle-ci
désigne l’aptitude à inscrire dans le monde spécifiquement humain ce dont la dénomination Hachem Tsevaot est porteuse vis-à-vis de la Création tout entière.
Pour le dire autrement, le Bnei Israël
qualifié de yotsé tsava n’est pas seulement
« l’Israélite en âge et en mesure de porter les armes » mais
le correspondant de Dieu, son coopérateur, dans le monde des hommes. De Dieu opérant
toutes les significations attachées à Hachem
Tsevaot et simultanément à la kedoucha.
Il apparaît alors que le yotsé tsava est surtout
celui des Bnei Israël qui s’engage dans la mise en œuvre du « programme » de
Sainteté explicité dans le Lévitique, et plus parti- culièrement dans le Principe
générique, dans le klal gadol qu’il importe de rappeler à
présent : « … et tu aimeras ton
prochain comme tien : Je suis l’Éternel. »
Cette interprétation qui n’abrase pas la syntaxe du récit biblique semble en
tout cas plus conforme à l’organisation originelle des Bnei Israël, comme cela ressort encore
plus nettement à propos de la tribu
sacerdo- tale par excellence : la tribu de Lévi. Le Livre des Nombres,
repris dans la même
traduction, enjoint notamment à propos d’une de ses compo- santes : les Kehatites
: « Qu’on fasse le relevé des enfants de Kehat parmi les enfants
de Levi selon
leurs familles, par maisons paternelles, depuis l’âge de trente ans et plus, jusqu’à
l’âge de cinquante
ans, quiconque est admissible au service (col va latsava) pour accomplir une tâche dans la
Tente d’Assignation » (Nb, 4, 1 à 3). Ce passage fait
clairement appa- raître une autre
difficulté rencontrée par le traducteur. Comment conve-
nait-il en effet de traduire
cette fois col va latsava littéralement, et dans la lignée de la traduction
précédente : « qui s’en vient à l’armée », au sens militaire ? Ainsi, le traducteur eût techniquement fait preuve d’esprit
de suite. Mais alors comment restituer le sens particulier que comporte
la suite du texte évoquant la présence du bo
latsava dans la Tente d’assi-
gnation, c’est-à-dire dans le lieu où se manifestait la Présence divine,
la présence du Dieu triplement sanctifié
? Cette difficulté n’a pas échappé au traducteur puisque, après coup, il ne fait plus mention en l’occurrence
d’une quelconque « armée »
et parle désormais de « service », au sens générique. L’on dira alors que le service
au sens spécialement militaire,
s’il est bien pris en compte en la circonstance, n’est qu’une modalité
de ce service générique compris comme sanctification pratique, orientée
par le principe d’amour d’Autrui, enjoint par Hachem Tsevaot.
Il reste à confronter les significations originelles de Hachem Tsevaot et de yotsé la
tsava, d’une part, avec, d’autre part, l’effectivité de la
guerre telle que le récit biblique
en décrit les survenues et les ravages.
Afin de ne pas céder à une lecture
polémique destinée, quoi qu’il en soit, à invalider les significations originelles maintenant restituées de Hachem Tsebaot pour persister à en faire « le Dieu des armées
» quelques précisions sont indispensables.
Limitations de la violence
par le droit
D’abord, il importe de ne pas confondre
abusivement dans le récit biblique ce qui y est décrit, factuellement, et ce qui y est prescrit, normativement. Toute narration n’est pas de soi immédiatement normative. Or cette règle de bon sens n’est pas toujours
observée ; s’imposerait-elle par ailleurs dans tout autre récit historique. Par exemple, relater
la nuit sanglante de la Saint-Barthélemy dans les manuels
d’Histoire de France est destiné à enseigner
l’horreur de l’intolérance religieuse et non pas à l’inculquer. Si les récits
de violence ont été insérés
et maintenus dans le
texte biblique c’est bien pour enseigner,
entre autres, à quel point l’amour du prochain est en réalité
difficultueux, et parfois pas même inimaginable, mais aussi à quel point il
est sans alternative, sauf à élargir et à perpétuer l’empire de la mort. C’est
pourquoi, normativement, en sainteté pratique – la sainteté étant
confrontée à ce qui la contredit et à ce qui
la dénie – : le fait de donner la mort – la Thora au lieu de surenchérir, et même de folenchérir sur l’amour du prochain, enjoint
de borner d’urgence
cette violence homicide, de limiter et de gouverner les actions
de guerre autant que faire se peut, y compris
dans les guerres
qualifiées de défensives (Dt; 20, 10). Par conséquent si la Thora admet l’existence d’un droit à la guerre (jus ad bellum) elle l’encadre, si l’on peut dire, et elle le régule immédiatement par un droit de la guerre (jus in bello). Dans l’univers
hébraïque la guerre n’est pas une valeur hypostasiée, pour ne pas dire idolâtrée. Cette éminence est conférée à la seule poursuite de la
paix dès lors qu’elle met en œuvre le choix suréminent de la vie (Dt, 30). Mais comment la paix et la vie se préservent-elles? Par le respect
de la Loi et de la Parole qui s’attachent à Dieu intervenant précisément comme Hachem Tsevaot.
Quand la guerre
éclate-t-elle le plus souvent ? À la suite d’un contentieux non réglé, lorsqu’un différend ayant dégénéré, un peuple en attaque un autre,
croyant par cette voie se faire « justice » puis, dans le mouve- ment, s’empare de
sa terre, de ses biens afin de le réduire en esclavage et peut-être de l’anéantir. La guerre unilatéralement décidée érige le
belli- gérant agresseur en juge de sa propre cause, en expert de son
propre préjudice, réel ou supposé. Dans ce cas, il faut complètement méconnaître et parfois
violer la Loi et la volonté de Hachem Tsebaot. Qui d’autre que Lui accorde juste dévolution de la Terre qu’il a créée ? Telle est l’immense portée
du commentaire par Rachi du premier verset
de la Genèse, à condition, là encore, que la traduction qui en est proposée n’en contre-
dise
pas le sens réel : Dieu confère la terre non pas « à qui bon lui semble » mais à bien qui lui semble bon au sens du tov créateur qui scande les six
phases pré-chabbatiques de la Création
divine. Au jugement
de Hachem Tsevaot, aucune souveraineté n’est inconditionnelle. Certes,
s’il est toujours possible de
récuser cette référence en la (dis)qualifiant de « théologique », il
faut se demander en même temps ce qui la remplacera, et, sinon, comment
prévenir un trop prévisible état d’anarchie dévastatrice, où chacun se faisant « juge » de ses
intérêts absolutisée s’adonnera à la promotion féroce de sa souveraineté « hyperstasiée ». Au demeurant Grotius déjà l’avait
bien vu. L’on doit seulement
regretter l’idée pour le
moins ablative qu’il se faisait du peuple juif post-exilique, du peuple
persistant de la Thora pérenne 1.
Il est toujours possible
de récuser le récit biblique
en en faisant l’histoire ad hoc d’un peuple auto-justifiant ses
faits et parfois ses méfaits. Le soupçon est salutaire en la matière. Mais on
ne saurait en user de manière sélective. Si le récit biblique doit être « soupçonné » il ne saurait
servir en même temps de référence et de point d’appui pour d’autres systèmes religieux qu’ils se veuillent ou
non en relation avec le peuple juif. Si la mission d’Abraham
destinée à rétablir
dans le monde des hommes l’idée éthique
et juridique d’humanité, bien mal en point depuis
l’après-déluge, s’expose à un tel soupçon, et si de ce fait elle obère l’histoire politique et religieuse des Bnei Israël, elle obère du même coup celle du christianisme et de l’Islam.
De même, si l’on pense
que l’intervention divine
dans l’histoire juive n’est qu’une rationalisation de la volonté de puissance
du peuple qui l’invoque, tout autre vocation
divine doit faire l’objet d’un même traitement, qu’il s’agisse de la mission évangélisatrice des Apôtres au nom du Christ, ou de l’Hégire
mohamédienne. S’agissant de ce que signifie la référence à Hachem Tsevaot pour
rationaliser et absoudre la pratique éventuelle de guerres rien moins
qu’ex- terminatrices, il est tout aussi indispensable d’écouter ce que le récit biblique
relate à cet effet. Outre
le rappel du commentaire de Rachi sur le principe essentiel de dévolution
de la terre et de souveraineté poli- tique, le livre de la Genèse relate en premier
lieu les conséquences de la violation
du principe de dévolution qui vient d’être rappelé. Sans remonter jusqu’au
premier homicide – qui fut selon le récit biblique
un fratricide — la
catastrophe diluvienne résulta de la prédominance complète de l’emprise, du vol
des biens et du viol des personnes. La terre tout entière manqua alors d’être
anéantie. À la suite de cette catastrophe, il appartint à Noé, figure de l’humanité rescapée, de rétablir
sur cette terre redevenue quasiment désertique le principe juridique
et éthique de l’Alliance, mise en œuvre à ce moment par sept principes
capitaux. On y relèvera
l’interdit de nier l’existence divine, et corrélativement,
l’interdit du vol, de l’inceste et du meurtre, ce qui entraîne l’interdit des
guerres d’agression où il deviendrait inévitable que ces interdits fussent violés. Le livre de la Genèse rend
compte ensuite d’un état de l’humanité où les lois noachides semblent avoir été respectées : « Voici les nomsdes Sémites selon leurs familles, leurs langues, leurs
territoires, leurs peuples » (Gn. 1, 31,32). Le récit de la Genèse
mentionne bien l’exis- tence d’une « civilisation » sémitique caractérisée à la fois par son unité
généalogique et par sa diversité ethnique et politique mais aussi par sa juste
distribution sur des territoires incontestés. Le récit biblique pour- suit en élargissant ce panorama à l’ensemble de la civilisation noachide, beaucoup plus large que les sémites : « Telles sont les familles des Noachides,
selon leurs généalogies, en leurs peuples… » Pourtant la suite du verset
et sa conclusion soulèvent maintes
interrogations. Prenons-en
connaissance : « … et de ceux-là se sont disséminés (ou
dispersés, ou éparpillés : niphredou) les peuples après
le Déluge. Ces indications sont susceptibles d’au moins deux interprétations, à partir de la traduction du verbe : niphredou.
Comme on l’a indiqué dans notre traduction, si ce verbe est entendu comme
une dissémination organisée et consciente, il indique un état de peuplement lui aussi organisé,
conscient et pacifique de la terre dévastée
et désertique de l’après-déluge. Si ce verbe
désigne au contraire une dispersion, un éparpillement ethnique, il
laisse sous- entendre à quel point cette nouvelle situation fut anarchique et guerrière.
Sur quoi se fonde cette
seconde interprétation? Précisément sur la suite du récit qui relate l’épisode
fameux de l’entreprise babélique marquée en ses commencements par une démarche
totalitaire avant de sombrer dans la confusion et avant de régresser à l’état
chaotique dans lequel toutes les délimitations légales et répartitions consensuelles précédem-
ment soulignées ont dû, là encore, être systématiquement et gravement
méconnues et transgressées consommant
par là même la profanation si ce n’est la négation de Dieu, et plus particulièrement de Hachem Tsevaot. Ce Dieu au nom de qui s’opèrent, comme on l’a dit, l’équitable réparti- tion de la terre et sa juste dévolution à des peuples
légitimés dans leur possession, nécessairement circonscrites et délimitées.
N’est-ce pas en effet Hachem Tsevaot que
Moïse invoque, au moment où sa mission prend fin, aux abords de la Terre de Canaan, dans une des oraisons
les plus denses, les plus nucléaires, de l’histoire humaine :
Le Formateur, ses opérations sont intègres, car toutes ses voies sont Jugement,
Dieu de confiance et non retors, Juste et droit il est…
Interroge ton père et il te racontera, tes Anciens et ils te le diront
Quand l’Éminent mit les peuples en possession, quand il répartit
(behaphridou) les Fils de l’Homme (les Humains)
Le verbe yatsev
se rapporte ici clairement à la notion de tsava, déjà explicitée, et donc à Dieu envisagé comme Hachem Tsevaot qui d’une part organise
la Création générale et le Cosmos mais qui d’autre part organise l’existence humaine, l’existence terrestre individuelle et collective. C’est à ce titre que tout peuple acceptant le « yitsouv » divin est reconnu, à son tour, comme
tsava. Autrement, il n’est plus
qu’une engeance, sans légitimité, tour à tour conquérante et autiste, à
l’instar des peuplades qui occupent indûment la terre sémitique où les Bnei Israël
doivent trouver leur assise et leur base terrestre en vue d’y accomplir les prescriptions du Décalogue accepté par
eux, et par eux seuls, au Sinaï. Pour l’ignorer, il faudrait abolir en soi et
la référence paternelle et la Parole antérieure ; s’interdire toute anamnèse.
Dans ces conditions comment éviter guerres et conflits ?
Pour ce qui les concerne,
si les Bnei Israël sont désignés comme la « part » de
Dieu, au sens sacerdotal, le territoire qui leur est dévolu est immédiatement délimité. Quelle qu’en soit la configuration, aucun Roi ni aucun
prophète ne saurait en outrepasser les frontières. Celles-ci ne sauraient être
déplacées qu’indûment. Toute guerre d’agression ou de conquête n’aboutirait
qu’à sa défiguration et à sa dénaturation. Le royaume sacerdotal d’Israël est
incompatible avec l’Empire que celui- ci prétende s’établir par force pure ou en se couvrant de l’autorité divine,
comme si l’Impérium humain
auto-divinisé pouvait jamais s’accorder avec la Loi de Hachem Tsevaot. Quel autre peuple a jamais accepté le principe de limite géographique et identitaire comme
l’un de ses principes constitutionnels ?
Initialement,
l’un des motifs
essentiels de la mission d’Abraham est de rétablir en l’humanité d’abord son propre principe
éthique ensuite l’organisation correspondant aux vœux de Hachem Tsevaot. C’est pour-
quoi Dieu le désigne comme une bénédiction possible pour « toutes les familles de la terre » (Gn. 12, 2). Au long de son histoire, comme au long de l’histoire de ses descendants, deux catégories de protagonistes appa- raîtront toujours. Les uns reconnaissant, immédiatement ou après coup, le
bien-fondé de sa mission; les autres la niant à sa source même, et s’y
opposant, en cas de besoin, par les armes. De
Abraham à Jacob, et de Jacob à ses propres descendants, constituant à
présent un peuple : les Bnei Israël, c’est peu de dire que la dite mission
suscitera de la part de Potentats auto-divinisés, se sentant menacés dans le
fondement même de leur prétention, des haines insensées, se traduisant par des tentatives d’extermination physique,
d’anéantissement et d’annihilation spirituelle. En Égypte pharaonique, il s’en est fallu de peu que l’une
des toutes premières tentatives de ce genre n’aboutisse (Ex ; 1, 7 et sq.).
Quoi qu’il en fût, elle trouva
des Bnei Israël, impréparés, non armés, incapables d’imaginer que l’on puisse
concevoir de les détruire uniquement à cause de ce qu’ils
représentaient. Or, qu’on s’accommode ou non de cette donnée immédiate, l’existence du peuple
d’Israël est indissociable de la Présence
divine, laquelle se manifeste comme elle estime devoir le faire.
Présence d’un Dieu qui n’est pas prompt à la colère, qui donne toutes
ses chances aux solutions négociées qui épargneront in fine tant de vies
humaines. C’est pour s’être acharné à ne pas vouloir l’entendre que le pharaon de la persécution a conduit son armée au désastre, son peuple à la catastrophe et l’Égypte à sa chute.
On notera que dans la Haggada de Pessah’, dans le récit de la libération de l’esclavage pharaonique, il n’est nulle part
fait mention de la force physique ou de la victoire des armes propres au peuple hébreu. Cette libération est
imputée à Dieu et exclu- sivement à sa puissance. De même, c’est par la référence à cette libéra- tion-là
que commencera la proclamation des dix Paroles sinaïtiques. Quel autre peuple,
passé de la servitude à la liberté, a su éviter sa propre héroïsation, son auto-mythification? Il faut alors constater, à suivre ce récit « démythologisé », comme l’aurait
qualifié Ernst Bloch, que ce peuple libéré, du seul fait qu’il incarnait
cette libération, représentait une menace mortelle
pour d’autres entités. Ainsi de
l’entité d’Amalek qui tenta de l’exterminer alors qu’il reprenait à peine ses esprits, s’acharnant sur les attardés pour
leur faire subir violences et outrages (Ex; 17, 8). C’est à ce moment que se
constitue en effet pour Israël la figure de l’Ennemi absolu en laquelle ne se retrouve,
il convient de le souligner, aucun autre peuple adversaire et pas même Esaü ni l’Égypte. La première guerre
que livre le peuple hébreu, à l’incitation de Dieu, est – déjà – une guerre pour éviter son extermination. Autrement eût-il fallu laisser
le champ libre
à cet ennemi impitoyable et
autoproclamé ? Admettre le commencement d’une telle idée n’est-ce
pas faire sien le désir qu’elle enveloppe
et peu ou prou s’identifier à
un tel ennemi ?
Israël a été libéré non pour prendre le
pouvoir en Égypte mais pour entrer en charge de la terre dénaturée de Canaan
après son étape déterminante au Sinaï où il reçut et accepta avec le
Décalogue l’interdit de tuer. Est-on
un peuple guerrier lorsque l’on s’attache à une loi de cette nature, laquelle
fait obligation corrélative de ne pas se laisser tuer non plus ? Et le Dieu qui promulgue une telle loi, peut-on le faire passer
pour un Mars revêtu
des pelisses de Saturne sans mauvaise foi et cécité
intellectuelle, rendant inutile quelque discussion que ce soit
? Comme Abraham, comme Isaac et Jacob, sur la route le menant à Canaan, et nulle part ailleurs, les Bnei Israël
rencontreront, certes, deux sortes de protagonistes. Ceux qui comme Yetro voudront comprendre le sens de son
obligation pour essayer d’y participer, et ceux qui se mettront en travers de sa route, et qui, sans vouloir
l’exterminer comme Amalek,
lui barreront le passage. Mais même dans ce cas quelle est l’attitude
des Bnei Israël ? Le livre
des Nombres présente
à cet égard quelques situations exemplaires.
L’on mettra à part ce qui concerne l’engeance
d’Amalek. Vis-à-vis d’elle, le principe posé est intangible : rien ne doit en
subsister. Toute négociation imprudemment engagée
avec elle se paie par la vie de l’im- prudent. S’imaginer que Amalek pourrait revenir à de meilleurs
sentiments, pourrait accepter le principe d’humaine coexistence sous la caution
d’un Dieu de vie et de justice
serait simplement suicidaire, d’autant que la
volonté de destruction du peuple d’Israël y est transmise de généra- tion en
génération comme une effroyable raison d’être. D’où la réprobation de Moïse
contre les officiers du peuple lorsque ceux-ci envoyés combattre l’entité
amalécite pensent pouvoir s’accommoder de demi- mesures. Une pareille
attitude passerait à
juste titre pour « barbare » d’une part si l’on n’avait pas eu
connaissance du propre comportement des Amalécites après la sortie d’Égypte et
d’autre part si cette attitude-là était généralisée à l’ensemble des peuples susceptibles d’entrer en conflit
avec les Bnei Israël. Cela eût exigé que ce peuple n’ait aucune culture
de paix, aucune pratique de la règle
de droit international, bref qu’il ne fût
pas un descendant d’ Abraham.
Le livre de la Genèse relate en effet
comment celui-ci se démarqua de la mentalité guerrière par la limitation
des différends où il pouvait
se trouver engagé
et par la préférence pour une négociation aboutissant à un traité équitable (Gn. 21, 30). Outre cette tradition, la préférence pour la paix se déduit des règles mêmes du droit
de la guerre dont les Bnei Israël
acceptent de faire leur loi, et notamment deux d’entre elles : la proposition préalable de règlement pacifique des
différends, ensuite, si la guerre
est déclarée, la limitation de sa destructivité aux forces régulièrement
combattantes et à leur logistique sans qu’aucune atteinte soit portée à ce que l’on nommerait aujourd’hui l’éco- système. Références purement théoriques ou
abstraites ? Revenons au récit de
caractère historique.
Guerre et fraternité refusée
Sur le chemin qui doit le mener en terre de
Canaan, les Bnei Israël sont attaqués par le roi de Arad, une principauté cananéenne. Celui-ci prétend en outre par cette attaque
préemptive, déclenchée sans nul préalable diplomatique et qui se voulait exemplaire pour les autres peuplades
de la contrée, faire des prisonniers à des fins qui lui sont propres.
Dans ce cas la réaction des Bnei Israël est immédiate mais non pas
impulsive puisqu’elle se place d’emblée sous la réserve de l’autorisation divine : « et Israël
fit un vœu à l’Éternel
disant : « Si tu donnes complètement ce peuple en ma main, je vouerai ses villes (ârehem) à l’interdit (h’erem) ». L’Éternel écouta la voix d’Israël et lui livra le Cananéen
et il voua à l’interdit ses villes (ârehem) et il proclame nom du lieu :
Interdiction (H’orma) » (Nb. 21, 1 et sq).
Quels enseignements peut-on
tirer de cette première guerre? En premier
lieu, comme on l’a dit, son caractère réfléchi. Les Bnei Israël ne se précipitent pas aux armes. Ils sollicitent l’autorisation divine qu’ils obtiennent. Le coup, si l’on ose
dire, n’était-il pas joué d’avance?
Certainement pas si l’on se réfère aux nombreux cas contraires de refus divin
et des conséquences catastrophiques qui s’en-
suivent lorsqu’il y est passé outre. Ensuite
l’on relèvera que le vœu d’interdit des Bnei Israël ne porte pas sur les populations à proprement parler mais sur les villes
de Canaan, considérées comme avant-postes ou bases
de repli d’incessantes attaques. Enfin l’on soulignera qu’une fois obtenue, la victoire
est maîtrisée : Dieu ayant livré « le Cananéen » aux mains des
Bnei Israël, ceux-ci frappent d’interdit, c’est-à-dire rendent inopérantes, les villes et les villes
seulement, comme le texte normalement lu et interprété l’énonce clairement.
Autre situation. Pour atteindre sa destination le peuple des Bnei Israël doit traverser le territoire se trouvant sous la
juridiction d’un autre roi cananéen, l’Amorréen Sih’on.
Celui-ci sera-t-il attaqué
préventivement à son tour pour éviter que ne se réédite l’agression
commise par le roi de Arad ? Il n’en sera rien : « Israël envoya des messagers de haut rang (malakhim) à Sih’on le roi amorréen pour lui dire : “Nous devons passer par ton pays. Nous ne nous écarterons dans aucun champ et dans aucune
vigne. Nous ne boirons pas de l’eau de puits. Et par la route officielle nous irons jusqu’à ce que nous ayons passé ta frontière”» (Nb. 21, 21). Aucune menace ne se décèle dans ces
propos et dans ces propositions. Seulement l’invocation du droit des gens d’alors
: le droit de passage
est demandé dans les formes et dans les délais qui respectent la souveraineté de Sih’on. Celui-ci reçoit toutes les assurances que
ce droit sera exercé sans aucun dommage pour les lieux traversés et notamment qu’aucune atteinte ne sera portée aux réserves d’eau. Quelle sera la réponse
du roi amorréen ? « Et Sih’on ne permit pas que Israël
traversât par ses frontières ». Non content d’opposer un refus immotivé à
une demande pacifique, Sih’on décrète
la mobilisation générale
de son peuple et s’en vient attaquer Israël à H’atsa (la moitié). Mais cette fois Israël réagit sans tarder à l’agression, défait
militairement (l’armée de Sih’on) et non pas : « le passa au fil de l’épée (selon Munk) » et, à titre de sanction,
se saisit de son territoire.
Deux considérations de droit international doivent retenir en ce point l’attention. Cette saisie peut être en effet considérée comme la sanction de l’attaque agressive commise
par Sih’on et par son rejet de toute solution coexistentielle. Mais cette
saisie s’opère selon
le récit biblique
sur un autre fondement. Pour marquer ce changement de régime Israël décide de choisir pour chef-lieu
de cette contrée la cité de H’echbon (le compte).
Pourquoi un tel choix : « Car H’echbon était la ville de Sih’on, était (bien) le roi des Ammorréens et c’est (bien)
lui qui avait fait la guerre au précé-
dent roi de Moab et avait saisi son territoire depuis sa main jusqu’à l’Arnon. » Autrement dit, les Bnei Israël appliquent à Sih’on
sa propre loi et sa propre jurisprudence. Et dans ce cas non plus, contrairement aux lectures stéréotypiques, aucun massacre de population, aucun génocide,
ne s’est produit. Certes l’armée de Sih’on a finalement été vaincue.
Souhaiterait-on qu’elle eût été victorieuse?
Il semble pourtant que
la leçon n’ait pas
eu une
portée suffisante. Sans tarder Ôg, le roi de Bachan, avec tout son peuple se porta à la rencontre des Bnei Israël pour lui faire la guerre. Cette fois encore les responsables d’Israël estimèrent indispensable que Dieu fût consulté.
Et au terme de cette consultation autorisation leur fut donnée de répondre à l’agression
de
Sih’on sans rien laisser subsister de ses forces, chaque bachanite ayant accepté
d’attaquer Israël devant être considéré comme un combattant. Aucun d’entre
eux ne devait s’échapper (sarid). Pourquoi
? En raison de la signification profonde de ces agressions. Elles marquaient nettement le refus de toute coexistence,
le refus du principe même d’un peuple d’Israël, quelles que fussent ses intentions déclarées. Il faut en effet souligner que dans le cas de Sih’on comme dans celui de Ôg, Israël a bien marqué sa volonté de ne pas s’emparer d’une seule
pierre de ces royaumes. Le refus du droit de passage non seulement portait
atteinte au droit
des gens mais, en outre, il indiquait la négation de l’existence divine,
seule créatrice du ciel et de la terre, celle-ci étant départie
entre les peuples afin qu’ils y puissent
coexister et non pas afin qu’ils s’empêchent mutuellement de s’y
mouvoir sans dommage et d’y vivre sans nul dommage pour la vie d’autrui.
La dernière situation révèle on ne
peut plus clairement l’attitude géné- rale des Bnei Israël face à l’occurrence de la guerre
et par là même leurs valeurs déterminantes. Au terme
de leur itinéraire dans les déserts
sépa- rant l’Égypte de Canaan, ils sont arrivés jusqu’à une ville nommée
Kadech. Nous reviendrons sur ce nom et ses implications. Cette ville se trouve à la lisière du territoire de Edom que les Bnei Israël sous la conduite
de Moïse et de Aaron doivent traverser pour se rendre à destination. C’est de
cette ville que Moïse décide de dépêcher des envoyés de haut rang (malakhim) au Roi d’Edom. Autant que la demande de passage qu’ils
ont mission de transmettre, importent les motivation de celle-ci. Ainsi commence en effet le message : « Ainsi parle ton frère (ah’ikha) Israël
» (Nb ; 20, 14). En s’adressant à lui de cette façon, les Bnei Israël ne considèrent pas Edom, descendant
de Esaü, le frère de Jacob, comme une puissance
étrangère, hostile par principe. Ils font appel et rappel devant lui de leur commune
fraternité, celle qui résulta du dépassement de la propension fratricide entre leurs deux ancêtres-frères. Après quoi sont sollici- tés les sens de la présence divine, de
la compassion, et celui de la mémoire : « Tu
connais nos tribulations… mais nous avons crié vers Dieu et il a entendu notre voix et il a envoyé un Malakh et il nous a fait sortir du pays d’Égypte. Et nous
voici à Kadech, une ville aux confins de tes frontières. » Pour que Edom s’avère sourd à cet exorde, il lui faudrait
avoir oublié leur histoire commune, ce que signifie la volonté divine dans
cette histoire et surtout ce que Kadech symbolise : la sain- teté, celle qui s’attache intrinsèquement, nous le
savons, à Hachem Tsevaot qui
délimite les territoires de vie entre les peuples à l’instar des degrés
célestes. On notera aussi ce que l’on appellera le tact théologique des Bnei Israël.
Lorsqu’ils font anamnèse
de la Sortie d’Égypte, ils n’imputent pas leur libération directement à Dieu, comme cela fut, mais seule- ment à son envoyé.
Cette attitude peut se rapporter
au principe général
: mipné darkei chalom, en faveur prioritaire de la paix. Pourquoi en effet
prendre le risque de raviver d’archaïques sentiments de jalousie et de rivalité
jusque dans les bénédictions et les dilections divines ?
Et à présent
la demande elle-même
se formule : « Permets-nous, en grâce, de passer
par ton territoire, nous ne traverserons par aucun champ et
aucune vigne et nous ne boirons pas de l’eau de puits.
Nous traverserons par la
route royale officielle sans nous détourner à droite ni à
gauche jusqu’à ce
que nous ayons traversé ta frontière. » La
réponse des
Edomites ne tarde guère. C’est non ! : « Tu ne passeras pas par moi car je sortirai (s) en armes (ki pen étsé bah’érev) à ta rencontre. » Pourtant Israël
a cru percevoir une nuance dans ce refus : entre une formulation au futur assuré
ou au futur conditionnel. Et si cette nuance laissait paraître une
ouverture ? C’est par elle que la
demande initiale est reformulée. Le
premier refus auquel elle s’est heurtée s’expliquerait-il par la crainte des Edomites
que les Bnei Israël n’embouteillent la route royale, puis qu’ils boivent
tout de même de l’eau des puits avec leurs troupeaux, enfin qu’ils se
conduisent comme en terrain conquis ?
Une assurance correspondante leur est donnée : ils passeront si nécessaire par
des voies secondaires, dans tous les cas ils payeraient toute eau qui serait
consommée, enfin aussi c’est, s’il le faut, à
pied qu’ils traverseraient ce territoire sans y stationner. L’essentiel est que cette traversée se déroule sans encombre.
Cette fois la réaction d’Edom est on ne peut plus claire : refus de passage,
mobilisation militaires sur-le-champ. Au moindre pas supplémentaire des descendants de Jacob, de Israël, l’attaque
des troupes mobilisées se déclencherait sans préavis.
La fraternité d’Israël
est reniée, son histoire
récusée, son projet rejeté. Israël
ne passera pas par Edom.
Esaü ne favorisera pas la tâche de Jacob. leur
Dieu n’est plus le même… Comment Israël va-t-il réagir à ce refus si menaçant ? «
Et Israël se détourna de lui. » La guerre de Kadech, le fratricide différé,
n’auront pas lieu. Israël
ne passera pas par Esaü. Mais, si l’on peut dire, Esaü n’aura pas été traversé par Israël.
Ce détour contraint, ce contournement par force, constituent aussi et inévitablement une mise à l’écart d’Edom dans
l’Histoire de l’Alliance qui, ne lui en déplaise, se poursuivra sans lui. À la
mort de Moïse, l’investissement de la terre de Canaan sous la direction de
Josué s’effectuera selon les mêmes principes, fortement éprouvés, dont on ne voit pas pourquoi les Bnei Israël les auraient
intentionnellement transgressés. Sauf à confondre le Pentateuque et La Guerre du Péloponnèse ou Josué avec Hernan Cortés.
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1. Grotius, Droit de la guerre
et de la paix, PUF, 1999.